Attention, fantôme ! par Louis-Joseph Delanglade
Leur européisme paraîtra naïf à certains, sympathique à d’autres. Mais personne ne peut dire encore si les manifestants de Kiev obtiendront quoi que ce soit... Or, dans un accès de moraline aigu, M. Fabius, se disant « inquiet et indigné », vient de convoquer l’ambassadeur d’Ukraine pour lui signifier sa condamnation de l’attitude des autorités ukrainiennes. Ministre des Affaires étrangères, il devrait plutôt se préoccuper de déterminer, dans cette affaire, une ligne politique conforme aux intérêts de la France.
"...comment établir avec Moscou une alliance capable de faire contrepoids aux mastodontes chinois et américain."
On peut, certes, avoir de l’Ukraine une image quelque peu romantique – Benoist-Méchin lui-même ne pensait-il pas que le second conflit mondial constituait une nouvelle et déterminante occasion de ressusciter ce « fantôme de l’Europe », Hitler réussissant là où Napoléon et, avant lui, Charles XII, avaient échoué ? Mais, en politique plus qu’ailleurs, il faut savoir raison garder. Même M. Guetta l’a compris qui admet que, dans le meilleur des cas (à ses yeux, bien entendu), la solution de compromis passerait par une sorte de neutralisation du pays. « Existante et inexistante à la fois, aux limites insaisissables », l’Ukraine est la preuve que, en dépit du prétendu sens de l’Histoire, les réalités géo-historiques fondées bien évidemment sur des rapports de force sont souvent déterminantes.
Et le rapport de force est plutôt à l’avantage de la Russie de M. Poutine. Peut-on, de toute façon, reprocher sérieusement à ce dernier de refuser catégoriquement l’installation, aux frontières de son pays, d’un Etat affilié à l’Union européenne et membre de l’Alliance atlantique ? On voit mal par ailleurs pourquoi il renoncerait à l’Ukraine, véritable berceau de la Russie orthodoxe et pièce maîtresse de son projet d’Union eurasienne. De fait, n’en déplaise à ces messieurs du Quai d’Orsay, la Russie entend demeurer maîtresse dans son pré carré et rester une puissance internationale de premier plan. Et, sommes-nous tenté de dire : heureusement.
En effet, on peut raisonnablement penser que, derrière les manifestations de Kiev, se profile l’ombre de l’impérialisme des Etats-Unis d’Amérique. Ces derniers, obnubilés par la fulgurante montée en puissance de la Chine, paraissent bien décidés à rayer la Russie de la carte des grandes puissances. D’où leur présence militaire agressive, directe ou indirecte, en ex-Europe de l’Est ou dans les ex-républiques soviétiques d’Asie ; d’où leur orchestration de campagnes de dénigrement aux prétextes variés (écologistes, femen, homophobie…), etc.
La bipolarisation sino-américaine qu’on nous promet ne serait évidemment pas de nature à permettre à la France, ni à l’« Europe » d’ailleurs, de « manœuvrer ». Seule, la Russie paraît en mesure de faire échec à ce scénario. Dans ces conditions, la portée des événements de Kiev dépasse largement les aspirations des manifestants et ce n’est pas en se plaçant sur ce terrain-là que M. Fabius sert les intérêts du pays. Il ferait mieux de se demander comment établir avec Moscou une alliance capable de faire contrepoids aux mastodontes chinois et américain.