UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

L'AF en 14 (2/2) : le "Journal" de Bainville

  • 31 Décembre 1914 ... Comme j'écrivais ces lignes, l'aiguille des pendules a franchi minuit ...

    L'année s'achève. Et qui ne fera son compte, sa récapitulation, ce soir ? Guillaume II à son quartier-général, qui est, dit-on, Mézières, nos ministres dans leurs palais fragiles, les soldats dans leurs tranchées, à leur foyer les femmes et les mères... Cinq mois d'une guerre dont on ne saurait entrevoir la fin, des événements qui, selon la coutume de tous les grands événements de ce monde, ont trompé les calculs les plus savants, tourné contre l'attente de tous. La France est encore envahie mais Paris est inviolé, en sûreté complète. Les Russes ne sont pas arrivés à Berlin pour la Noël, mais les Autrichiens sont chassés de Belgrade. Qui oserait, après cela, oser une prophétie ?...

    Cependant ce jour-ci incite à tenter de lire l'avenir. On se défend mal de pronostiquer. Et des faits accomplis, de la situation générale, de l'avis, du sentiment donné par tels ou tels qui ont pris part aux batailles, qui ont éprouvé le fort et le faible de l'ennemi, voici ce qu'après réflexion mûre il est peut-être permis d'induire. Voici ce qu'on croit entrevoir... 

    D'ores et déjà - on peut dire depuis la victoire de la Marne - l'entreprise de l'Allemagne a échoué : c'est un fait qu'elle-même ne discute plus. L'écrasement de la France, l'anéantissement de la "méprisable petite armée du général French", comme a dit l'empereur Guillaume, étaient la condition préalable et nécessaire d'une grande victoire sur la Russie. L'Allemagne ne peut plus gagner la partie, et son mot d'ordre, celui que le Kronprinz, Von Kluck et les autres chefs ont donné pour Noël à la nation allemande, c'était celui de la France au mois d'août : résister, tenir. 

    Quelle résistance peut fournir maintenant l'armée allemande ? Voilà la question.

    Un pays qui est capable d'efforts pareils à ceux que l'Allemagne a fait jusqu'ici, un pays qui depuis cinq mois soutient sur deux fronts une rude guerre, qui tient tête à une coalition géante, ce pays-là peut sans doute mener loin ses ennemis. La grande machine de guerre allemande est encore sur pied. La masse de la population allemande est dans un état d'esprit qui permet aux dirigeants de compter sur des sacrifices durables. De ces dirigeants eux-mêmes, il serait fou d'escompter une défaillance. Leur volonté restera tendue jusqu'au bout. Ils ont eu manifestement quelques faiblesses : quand les Anglais leur ont déclaré la guerre, quand Guillaume II a dégarni le front ouest pour sauver Koenigsberg. Erreurs diplomatiques, erreurs militaires, ils ont tout de suite travaillé à les réparer. Ils ont ne eux-mêmes la conviction que l'Allemagne est indestructible. Tant que cette conviction ne les aura pas abandonnés - et il faudrait pour cela des revers formidables - il n'y a pas à attendre que l'Allemagne officielle, armature du peuple allemand tout entier, vienne à mollir.

    Mais cette même Allemagne officielle, elle sait aussi qu'elle ne peut plus compter sur une paix plus favorable que celle qu'elle arracherait en ce moment à la lassitude des alliés. Elle a trahi sa pensée secrète en faisant des ouvertures à la Belgique, à la France, on dit même à la Russie. Traiter tandis que ses armées occupent presque tout le territoire belge, plusieurs grandes villes et un large morceau du territoire français, tandis que les Russes sont encore contenus en Pologne, elle sait bien qu'elle ne peut pas obtenir une situation meilleure, que cette situation même ne peut plus être améliorée. Quand l'Allemagne parle du million d'hommes qu'elle jettera de nouveau contre nous au printemps, elle sait bien que ces hommes-là ne vaudront pas ceux qui étaient partis au mois d'août. L'idée profonde de l'Allemagne, c'est qu'elle a fait partie nulle. Tout son effort tend à obtenir que cette idée devienne celle de ses adversaires.

    Quant à nous, la tâche qu'il nous reste à accomplir rets lourde, la route est longue. Chasser l'envahisseur du territoire, on pensait, après la victoire de septembre, que ce serait une affaire de semaines. Quatre mois se sont écoulés. Nous "progressons", mais pas à pas, ligne à ligne. Nous faisons toujours el siège (c'est un vaste siège : un état-major a demandé l'autre jour à Paris, d'urgence, un traité de Vauban), nous faisons le siège des fortifications que l'ennemi a construites sur notre sol et même celui des forteresses inutilisées par nous lorsque l'invasion s'est produite et que l'envahisseur a su rendre formidables : Laon, Reims, Maubeuge aussi peut-être... Les difficultés à vaincre sont immenses, on en peut se le dissimuler. Il y a trois jours, L'Echo de Paris, non sans dessein d'instruire et peut-être d'avertir le public, en donnait cette idée :

    "Dans cette guerre de positions, les Allemands ont fortifié leurs abris et tranchées avec les derniers perfectionnements, tant au point de vue de l'attaque que de la défense. Les engins les mieux appropriés à ces sortes de combats, ils les ont, et à foison. Rien ne leur manque. Ils ont les gros et petits projecteurs utilisés pour les combats de nuit et alimentés par des dynamos très puissantes . Il sont des fusées éclairantes. Ils ont de véritables engins de place montés sur affûts; ils ont des lance-bombes dernier modèle qu'ils appellent "Minenwerfer" (autrement lance-mines) de 245 millimètres. Ils se servent encore de canons de 50 millimètres protégés par des coupoles cuirassées, et de canons-révolvers de 57 millimètres."

    Ainsi, faute de mieux, les Allemands s'efforcent d'éterniser le combat. Est-ce-à-dire qu'il sera éternel ? Pas du tout. Le commandement français se flatte, d'approche en approche, d'arriver à conquérir sur certains points (plateau de Craonne par exemple, je pense) des positions, des crêtes, des hauteurs, d'où notre artillerie rendra les tranchées allemandes intenables. Alors on ne "progressera" plus, on avancera. Jusqu'où ? C'est une autre affaire. Le chemin de l'Aisne et de l'Yser à la Meuse et au Rhin, le chemin est long, et les Allemands ont eu le loisir de préparer, aux endroits favorables, de nouvelles lignes de défense. Faudra-t-il recommencer la même lutte ?

    Il semble que le commandement français, s'il le pense, ne s'en effraie pas. Il fait, au vu et au su d'éléments militaires qui ne sont nullement priés de garder le secret (peut-être même au contraire), des préparatifs pour une campagne sur le territoire allemand. Mais n'est-ce pas ce qu'il doit faire ? N'est-ce pas, tant que le gouvernement français est résolu à tenir "jusqu'au bout", son devoir étroit de prévoir l'écrasement de l'ennemi, de faire espérer la victoire complète à l'armée et à l'opinion ?

    Eh bien ! surtout chez les combattants (certes je ne dis pas chez tous), une idée forte, une idée qui s'enfonce, c'est que la guerre est virtuellement finie : c'est que, lorsque les armées qui sont entrées en campagne avec leurs cadres, leur matériel, leur entraînement, se sont battues plusieurs mois et se sont usées, le résultat est acquis, rien d'essentiellement nouveau ne peut plus survenir : c'est qu'il y  a dès maintenant chose jugée, c'est que nous ne pourrons faire beaucoup plus que ce que nous avons déjà fait et que c'est très beau, c'est que la guerre se terminera sans solution décisive - avec une Allemagne humiliée, sans doute, mais non vaincue - par une paix qui ne changera rien d'essentiel à l'état de choses préexistant. Il a fallu la guerre de Trente Ans pour mettre à bas l'ancienne Allemagne. Comment en quelques mois se flatter d'anéantir l'Empire le plus formidablement préparé à la guerre qui ait surgi dans les temps modernes, de l'abattre sans reprendre haleine ? Sans doute cette opinion ne tient pas compte des évènements qui peuvent se produire : intervention de l'Italie, de la Roumanie, paix séparée de l'Autriche. Mais d'autres évènements, moins heureux, peuvent survenir aussi... Ceux qui sont dans cet esprit (je répète que ce sont le plus souvent ceux qui, par le contact des armes, ont acquis le sentiment que, d'Allemagne à France, les forces se font équilibre et que cet équilibre ne saurait être rompu, essentiellement du moins, à notre profit), ceux-là définissent la paix future une "côte mal taillée". Le mot s'est répandu. De divers côtés, je l'ai entendu dire. Et ceux qui le répètent ne le désirent pas, ne se cachent pas que ce serait pour notre pays une catastrophe, qu'il importe d'éviter, au moins d'atténuer par une persistance courageuse.

    Car, dans cette hypothèse, chacun rentrant chez soi après cette vaine débauche de vies humaines, cette consommation d'énergies et de richesses, la carte de l'Europe étant à peine changée, les problèmes irritants demeurant les mêmes, on se trouve conduit à prévoir une période de guerres nouvelles où l'Allemagne humiliée, mais puissante encore et prompte à réparer ses forces, où l'Angleterre tenace, où les nationalités insatisfaites engageraient de nouveau le monde.

    Cet avenir, est-ce celui auquel il faut s'attendre ? Comme j'écrivais ces lignes, l'aiguille des pendules a franchi minuit. Que de rêves se forment sans doute, sur les champs de bataille, aux foyers des absents, d'une Europe affranchie, d'une paix longue et sûre pour 1915. Bienfaisante illusion : y attenter serait un crime. C'est en secret que l'on confie au papier de pareils doutes. Que l'espèce humaine s'endorme donc, dans la croyance que les choses obéissent aux voeux des hommes; qu'elle s'imagine conduire quand elle subit. Misereor super turbam, est le grand mot sur lequel doit se clore cette année 1914, où les peuples se sont déchirés en vertu de  causes lointaines, d'un passé presque oublié, de responsabilités héritées des ancêtres, et de forces obscures à peine connues d'eux-mêmes et qu'eux-mêmes pourtant auront déchaînées... 

  • 30 Décembre 1914 ... Un article émouvant ...

    jean-jaudel-revue-des-deux-mondes-decembre-1983-livre-860306634_ML.jpgLa Revue des Deux-Mondes publie, sur les atrocités commises par les Allemands, un article émouvant signé Pierre Nothomb*. C'est une vue d'ensemble des rapports adressés aux puissances neutres, composée sur les documents officiels. Cela est écrasant pour l'Allemagne. Mais cela aussi s'oubliera-t-il plus tard ? Reverrons-nous les germanophiles humanitaires passer l'éponge sur ce sang-là, ce sang de femmes et d'enfants ? 

    1334073755_2.jpg

    * Pierre Nothomb, alors chef de cabinet du ministre belge de la Justice Carton de Wiart, créa en 1918 le Comité de politique nationale belge pour promouvoir "la grande Belgique" et l'occupation de la rive gauche du Rhin. Plus tard baron et sénateur.

  • 29 Décembre 2014 ... On songe à ce poème où le vieil Hugo annonçait à l'humanité un avenir meilleur par les ballons dirigeables

     Victor_Hugo.jpg

    Hier les Anglais ont attaqué le port allemand de Cuxhaven à la fois par terre et "par air". Le Times triomphe à ce sujet : "Pour la première fois dans l'Histoire, des appareils aériens et sous-marins se sont trouvés engagés de part et d'autre." Le même jour, d'ailleurs, un Zeppelin jetait des bombes sur Nancy, tuait des femmes et des enfants. On songe alors à ce poème où le vieil Hugo ("Plein ciel", dans La Légende des siècles) annonçait à l'humanité un avenir meilleur par les ballons dirigeables :

    Nef magique et suprême ! Elle a, rien qu'en marchant,

    Changé le cri terrestre en pur et joyeux chant,

    Rajeuni les races flétries,

    Etabli l'ordre vrai, montré le chemin sûr,

    Dieu juste ! et fait entrer dans l'homme tant d'azur

    Qu'elle a supprimé les patries. 

    Hélas ! Pauvre Hugo ! Pauvre poète de la démocratie !

    "A l'heure où nous sommes*, il serait tellement facile que cela en deviendrait malséant de tourner en dérision l'ode au Zeppelin humanitaire et le pauvre poète (vates, poète, devin, aimait à dire Hugo) qui  a lu de travers le livre de la destinée.

    Il y a dans la plupart de nos préfectures et de nos sous-préfectures une rue Michelet, comme une rue Victor Hugo, comme il y avait à Armentières une rue de l'Humanité, qui a été incendiée par les porteurs de Kultur. Supposons - et je serais bien étonné si, depuis l'invasion, la circonstance ne s'était pas produite, qu'un état-major allemand se soit installé dans une des rues du Michelet qui avait formé jadis ce voeu : "Dieu nous donne de voir une grande Allemagne !" Supposons un Zeppelin arrosant d'explosifs une des rues consacrées au poète qui a chanté la "nef magique et suprême", l'aéroscaphe du progrès... Je vois bien, dans le futur, les ironies de l'histoire. Pour le moment, nous n'avons pas le coeur à rire.

    Seulement, une chose nous frappe jusqu'à l'évidence. Combien ces prophètes de la démocratie, vénérés par elle, n'auront-ils pas obscurci la lucidité de la raison française et, par là, énervé les forces de notre pays ! Songez que Michelet, Hugo ont nourri de leur lait spirituel les hommes qui sont au gouvernement de la République, ceux qui siègent dans les Assemblées (sur tous les bancs, ou peu s'en faut). Après cela, on s'étonne moins que des avertissements aussi nets que ceux qui sont publiés au Livre jaune, que les rapports de M. Cambon et de nos attachés militaires n'aient eu, en somme, qu'aussi peu d'effets. Eh ! Tout un siècle, le siècle de Michelet, le siècle de Hugo, pesait sur l'esprit de ceux à qui la lecture de ces documents était réservée. Du romantisme politique qui s'était interposé entre les célèbres rapports du colonel Stoffel et Napoléon II, il subsistait, chez les dirigeants de 1914, un résidu assez fort pour jeter un voile sur les pressants avis qui venaient de Berlin."   

    1334073755_2.jpg

     

    * Jacques Bainville reprend ici un article qu'"il avait publié dans L'A.F.. Le thème réapparaît en conclusion de son Histoire de trois générations, publiée à l'été 1918.

  • 28 Décembre 2014 ... Qui sait si les souvenirs des tranchées de 1914 ne feront pas germer, plus tard, une alliance franco-allemande ?

     Signature-du-traité-franco-allemand-600x237.jpg

    Les Italiens ont débarqué des troupes à Valona* : c'est le cadeau que le prince de Bülow leur a apporté avec son ambassade. Un cadeau plein d'embûches d'ailleurs. Qui sait où ce premier pas fait sur le sol albanais conduira les Italiens ?

    Une personne qui vit dans le monde diplomatique me dit que le ministre de la Roumanie Labovary a peine à cacher la crainte qu'il a de voir l'Autriche conclure la paix avant que son pays ne soit entré en jeu. La crainte est la même chez Tittoni, quoique cet ancien mercanti di campagna excelle à se rendre impénétrable et, au cercle, se montre absorbé et possédé par la passion du bridge pour mieux fuir les questionneurs. Le danger pour l'Italie est de s'asseoir entre deux selles. M. Salandra, selon L'Avanti, n'aurait-il pas dit à un député lombard que l'armée italienne serait bientôt prête - et prête à marcher aussi bien contre l'Orient que contre l'Occident ?...

    On me raconte que le généralissime a dû prendre des mesures sévères pour arrêter la dangereuse camaraderie qui, de tranchée à tranchée, s'établissait, sur certains points, entre nos troupes et l'ennemi. Il paraît qu'à un endroit soldats allemands et soldats français se sont faits photographier en groupe. Quelqu'un disait, après avoir entendu ce récit :

    "C'est en Crimée, dans la guerre de tranchées de Sébastopol, que Russes et Français ont, en somme, jeté les bases de leur future alliance. Qui sait - l'histoire a de tels caprices - si les souvenirs des tranchées de 1914 ne feront pas germer, plus tard, une alliance franco-allemande ?"   

    1334073755_2.jpg

    * Valona, aujourd'hui Vlorë.

  • 27 Décembre 2014 ... Les nouvelles formations de bataille des Russes

    uniforme-russe-2.jpg

    Le général Joffre est venu, me dit-on, dîner chez lui à Paris, en famille, le jour de Noël. Il était d'excellente humeur et s'est déclaré certain du succès. Il semble douteux, si le généralissime est vraiment venu à Paris (je n'ai pas dîné avec lui) que l'offensive générale dont on a tant parlé ces jours-ci se soit livrée en même temps. Les communiqués du grand état-major sont d'ailleurs favorables, mais sobres et ne tendaient guère à prouver que l'on se bat sur toute la ligne. Cependant les journaux allemands parlent de l' "insuccès de l'offensive générale française", et, selon quelques uns, en vertu du synchronisme franco-russe, il aurait été nécessaire de peser un peu sur les Allemands à l'Ouest pour les empêcher de jeter trop de monde à l'Est et de troubler les nouvelles formations de bataille des Russes. 

    1334073755_2.jpg

  • 26 Décembre 2014 ... De longues listes de disparus ou de morts sont affichées à la Dorotheanstrasse

    wilhelmstrasse_reichstagspraesidentenpalais.jpgLe Journal de Genève, dont les sympathies pour la France ne sont pas douteuses, imprime le message suivant :

    « Le voyageur qui se rend de Suisse à Berlin, via Stuttgart ou via Munich, est tout d'abord vivement impressionné par le calme qui règne en Allemagne : les trains circulent avec une parfaite régularité; on ne constate nullement de grands mouvements de troupes; seuls, quelques officiers ou soldats isolés, par-ci, par-là des blessés transportés sur une civière rappellent la douloureuse actualité de l'heure actuelle.

    La campagne, partout labourée et ensemencée, est pleine de promesses d'avenir; à Berlin et à Munich, la vie est intense, beaucoup de gens d'affaires, des hommes dans la force de l'âge, qu'on s'étonne de rencontrer vaquant paisiblement à leurs occupations ordinaires au lieu d'être à l'armée; tous les magasins sont ouverts et paraissent avoir leur clientèle habituelle d'acheteurs. On circule très tard dans les rues de Berlin parfaitement éclairées, et les principaux hôtels regorgent de monde; on y soupe gaiement, sablant champagne et bordeaux, comme aux jours de la plus grande prospérité.

    Est-ce à dire que l'Allemand ne se rend pas compte de la gravité de la situation ? Nullement.

    Mais, dans toutes les classes de la population - du petit bourgeois à l'officier supérieur - tout le monde est tellement convaincu de la victoire finale de l'Allemagne que celui qui se permettrait d'émettre une inquiétude ou un doute serait considéré comme un traître à la patrie.

    Il faut admirer cette puissance de suggestion et cette discipline morale qui caractérisent l'Allemand à l'heure actuelle et donnent à ce grand pays cette cohésion et cette unanimité qui sont un des éléments de sa force. De longues listes de disparus ou de morts sont affichées à la Dorotheanstrasse; quelques passants s'arrêtent un instant pour les consulter, puis retournent paisiblement à leurs occupations, sans paraître autrement affectées par les pertes énormes que subit l'armée allemande.

    L'organisation militaire est si puissante que l'Allemagne est toujours prête à la guerre. Il semble qu'il suffise de presser un bouton électrique pour qu'à l'instant même tous les rouages de cette formidable organisation soient mis en mouvement. On a certainement été inquiet de la marche en avant des armées russes, mais, aujourd'hui, on considère l'offensive russe comme brisée au moins jusqu'au printemps...»

    Ce tableau de la vie en Allemagne pendant la guerre est tellement contraire à ce qu'on pense généralement en France (où l'on annonçait la famine et la misère à Berlin quinze jours après la déclaration de guerre) que j'estime intéressant de lui faire place ici.   

    * Les idées, même fausses, ont sur l'homme une telle prise, que nous les voyons survivre en présence de la réalité la plus terrible et la plus sanglante. Par la puissance que l'unité a donné aux peuples germaniques, toute la France est atteinte dans sa chair. De plus en plus nombreux, des Français en viennent à se dire : "Cette unité allemande, qui est la cause visible de tant de maux, c'est avec elle qu'il faut en finir, c'est c e principe de guerres et d'invasions qu'il faut supprimer. Nous étions en sécurité quand, de l'autre côté du Rhin, au lieu d'un formidable Empire, il y avait une mosaïque d'Etats, une poussière de villes libres et de principautés. Voilà où il faut revenir, voilà le but à atteindre, si nous ne voulons pas avoir à reprendre éternellement le même combat." Pourtant, à cette solution, la seule qui ait pour elle l'expérience, quelque chose, dans l'esprit d'autres Français, répugne.    

    Chez des bourgeois libéraux, chez des prolétaires socialistes, dont l'intelligence se croit libre, des traditions survivent et règnent, l'autre siècle trouve un écho. Les voix de Quinet, de Michelet résonnent encore. Leurs "nuées", les "nuées" de 1848, épousent (nous le savons) parmi certains groupes d' hommes influents, écoutés dans les conseils, la forme de conceptions diplomatiques, et risquent d'énerver l'action de la France, d'en troubler les desseins, comme elles avaient dirigé vers les catastrophes la politique de Napoléon III. Ces mêmes hommes parlent quelquefois avec dédain de ceux qui se reportent, "expérimentalement", aux leçons de l'Histoire. Et c'est eux que le passé emprisonne, par des traditions d'erreur, les traditions de ceux qui ont disparu après s'être si gravement trompés sur l'avenir de l'Europe et du monde...  

    Que l'Allemagne soit abattue d'abord, que sa puissance militaire soit écrasée, c'est la première tâche à accomplir. Elle ne doit pas empêcher de perdre de vue les grandes directions.   

    1334073755_2.jpg

    * Tome I du Journal de Jacques Bainville (1901/1918)

  • 24 Décembre 1914 ... Ne pas laisser Beyrouth et Damas nous échapper si l'Empire ottoman doit être partagé.

    1280px-Dome_of_the_Clocks,_Umayyad_Mosque.jpgStephen Pichon, Richepin, quelques autres continuent à faire campagne en faveur d'une intervention de l'armée japonaise achetée au prix d'une compensation à débattre. D'autre part, la censure a interdit aujourd'hui al publication, dans Paris-Midi, de l'article d'un certain Ernest Outrey, député de Cochinchine, qui protestait d'avance contre toute cession de nos territoires asiatiques aux Japonais et déclarait que faire appel au Japon pour chasser les Allemands de France serait un aveu de faiblesse, un déshonneur et un péril.

    On essaie de déterminer le gouvernement à intervenir en Syrie, à profiter de l'état de guerre avec la Turquie pour ne pas laisser Beyrouth et Damas nous échapper si l'Empire ottoman doit être partagé. Tout est prêt : il ne faudrait que cinq mille hommes de troupes africaines et coloniales, actuellement inutilisables en France à cause du froid, et dont le commandement, consulté, accorde le libre emploi : une habile combinaison politique, fondée sur l'antipathie des Arabes pour la domination turque, est mûre. Un comité arabo-syrien, sous la direction d'un petit-fils d'Abd-el-Kader, formerait un gouvernement provisoire avec l'assistance de la France. Ainsi serait respecté l'esprit indépendant des Arabes*. A ce projet, la résistance vient de Delcassé, qui, d'après certaines indications, redouterait le veto de l'Angleterre. Quoi qu'il en soit, l'occasion de prendre un gage - que l'Angleterre n'a pas perdue en proclamant son protectorat sur l'Egypte - s'offre et ne se représentera peut-être plus. Car la place qui pourra rester à la France en Orient, quelle sera-t-elle ?   

    1334073755_2.jpg

     

  • 23 Décembre 2014 ... Il les a vus dix fois d'un courage étonnant dans l'assaut

    charge_vance_roman_amat_800px.jpg

    Pierre Allard, sous-officier à la mobilisation, est aujourd'hui lieutenant de hussards. La guerre lui apparaît comme une aventure admirable, un coup de fortune inespéré dans sa vie; il est de la race nombreuse des Français qui sont évidemment nés pour cela. Venu en mission à Paris, il nous dit ses impressions, qui sont celles d'un observateur aigu et en même temps d'un optimiste, porté à ne voir que le beau côté des choses. Il est certain que nous aurons le dessus. La résistance des Allemands faiblit, il en a  un sentiment qui ne peut pas le tromper, car voilà bientôt cinq mois qu'il fait campagne, et il peut comparer l'armée allemande telle qu'elle était dans sa force à ce qu'elle est aujourd'hui; il a eu deux chevaux tués sous lui et abattu sept Prussiens de sa main. Il les a vus dix fois d'un courage étonnant dans l'assaut, marchant au canon en masses profondes, qui donnaient l'impression de la horde, se tenant par le bras pour rendre leurs lignes plus compactes et chantant le Wacht am Rhein. Dans nos lignes, les plus braves se sentaient frémir en les voyant avancer. La certitude même que le canon de 75 et les mitrailleuses briseraient leur élan et que la baïonnette en aurait raison ensuite ne dompte qu'à la longue ce frémissement de la chair.

    Pierre Allard confirme que les munitions ont manqué souvent et non seulement les projectiles pour l'artillerie mais jusqu'aux cartouches. Pas de jumelles : il a  fallu en prendre sur les Allemands qui en ont tous et d'excellentes. C'est de la même manière aussi que nos combattants, du côté d'Arras, sont munis de cartes de la région : au départ on ne leur avait donné que celles du Rhin, comme en 1870... Et c'est un optimiste qui parle. Avec tous ses compagnons d'armes, Pierre Allard croyait le général Percin fusillé; les Anglais eux-mêmes, depuis l'affaire de Lille, l'appelaient Bazaine. Nous lui avons dit que Percin se promenait hier dans les couloirs du Palais-Bourbon.  

    "Je ne répéterai pas cela à mes hommes, à dit Pierre Allard. Ils en jetteraient là leurs armes de dégoût."   

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

  • 22 Décembre 1914 ... Le président Deschanel a prononcé une harangue abominablement rondouillarde ...

    Paul_Deschanel_1908.jpgCourte rentrée des Chambres pour le vote des crédits de guerre et d'un certain nombre de projets de lois indispensables. Il est convenu que la tribune chômera, qu'il n'y aura pas de discussion. Ce résultat n'a pas été obtenu sans peine : la langue brûle à un certain nombre de législateurs. Le président Deschanel* a prononcé une harangue abominablement rondouillarde où ne manque d'ailleurs pas une pointe contre les grands chefs que l'orateur a appelés à l'exemple de modestie donné par les généraux de la Révolution, qui furent d'ailleurs les plus empanachés qu'on ait jamais vus et dont le plus vraiment simple confisqua le République. La déclaration du président du Conseil a fait connaître les vues, les projets, les sentiments du gouvernement. Viviani a insisté sur "la certitude militaire du succès" et sur la résolution de poursuivre la lutte "jusqu'au bout", c'est-à-dire jusqu'à l'expulsion de l'envahisseur, la délivrance de l'Alsace et de la Belgique, la destruction de la puissance militaire de l'Allemagne. Programme vaste, dont l'accomplissement intégral peut mener la République très loin, mais ne semble douteux à personne. On dit beaucoup qu'à l'appui de la parole du gouvernement une offensive générale serait bientôt ordonnée. Un ordre du jour du généralissime, daté du 17 et conçu dans ce sens, a même été publié par le grand état-major allemand, qui l'avait trouvé sur un de nos officiers tués. La censure en a interdit la publication dans les journaux français. On en conclut qu'un succès a été recherché pour la réunion des Chambres. Quoi qu'il en soit, on compte généralement que, d'ici la fin du mois de janvier - ce n'est plus maintenant que fin janvier - il n'y aura plus un seul Allemand sur le territoire français. Pour fortifier l'espérance, Delcassé murmure à l'oreille de confidents, qui s'empressent de propager la bonne  nouvelle, que l'entrée en ligne de l'Italie et de la Roumanie est plus prochaine qu'on ne croit. "Elles vont entrer en ligne, mais Delcassé ne nous dit pas dans quel sens." Ce mot d'un sceptique a été le succès des couloirs.

    Il est à remarquer dans le discours de Viviani que le gouvernement ne cherche plus du tout à dissimuler que l'agression de l'Allemagne était annoncée et prévue. Ribot, dans son exposé de la situation financière, donnait l'autre jour la même note, si fortement accusée déjà par les "Avertissements" publiés au Livre jaune. Il semble que les Poincaré, les Viviani, les Briand, n'hésitent pas à découvrir le régime pour justifier leur attitude vis-à-vis du service de trois ans. Car, malheureux, si, comme vous le dites, l'Allemagne menace la France depuis quarante ans, la provoque depuis dix ans, a résolu de lui faire la guerre depuis dix-huit mois, quelles ne sont pas les épouvantables responsabilités de la démocratie !...

    Mais on songe que le danger allemand a sans douté été le régulateur de nos institutions démocratiques et seul les a préservées de tomber dans une anarchie dégoûtante. Si nous avons conservé des vestiges d'ordre public, d'armée, de finances, c'est à la menace allemande que nous le devons. Que demain l'Empire allemand soit abattu, que la République soit encore debout, nous verrons un affreux gâchis, un retour du Directoire...   

    L'utopie, en décrétant les bases imaginaires de la paix universelle, jette la semence de nouvelles guerres. Qu'à l'issue de celle-ci soit garantie la sécurité de la France, et combien les générations futures en auront de gratitude ! Cinq invasions en cent vingt-cinq années ont fait expier aux Français les erreurs d'un siècle ! La tâche présente consiste à retrouver les conditions grâce auxquelles la France sera, ainsi qu'elle l'a été dans le passé, protégée contre la puissance germanique. C'est pour cela que les Français d'aujourd'hui se battent et meurent, comme les Français d'autrefois s'étaient battus contre Charles-Quint, avaient mené la guerre de Trente Ans. L'ouvre d'une politique clairvoyante, d'une diplomatie réaliste, sera de faire en sorte que ces sacrifices ne soient pas éternellement à recommencer.  • **  

    1334073755_2.jpg

    * Paul Deschanel (1855-1922), président de la Chambre des députés. Il fera l'éloge de L'Histoire de deux peuples de Jacques Bainville. Elu en 1920 président de la République contre Georges Clemenceau, il dut démissionner quelques mois plus tard pour raisons de santé (mentale). 

    ** Tome I du Journal de Jacques Bainville (1901/1918)

  • 21 Décembre 1914 ... Le cas Romain Rolland est des plus curieux

    Romain_Rolland_de_face_au_balcon,_Meurisse,_1914_retouche.jpgLe cas Romain Rolland* est des plus curieux. Romain Rolland, écrivain de langue française, n'est pas d'origine suisse, comme beaucoup de personnes l'imaginent. Romain Rolland est né dans le Nivernais de vieille souche nivernaise. L'auteur de La vie de Beethoven et de ce Jean-Christophe qui a l'air d'une oeuvre posthume de Richter, n'a jamais passé plus de deux mois de sa vie en Allemagne : du moins ses amis l'assurent. Cependant il est à ce point pénétré de germanisme qu'il ne peut s'empêcher de prendre le parti des Allemands même pendant la guerre. Il vient de faire scandale en imprimant dans un journal de Genève que les intellectuels français ne s'étaient pas mieux conduits que les intellectuels allemands. En somme, il pèse désespérément sur la balance au moment où, dans la sympathie de l'univers, c'est la cause de la France qui est tout près de l'emporter définitivement. Cet état d'esprit était déjà celui de Jaurès, qui, en politique, ne pouvait s'empêcher de prendre toujours le parti de l'Allemagne, de voir la justice, la raison du côté de l'Allemagne, jusqu'à inventer un jour, sans souci de l'ordre de succession des évènements ni de la vérité historique, que la Triplice était le contrepoids de l'alliance franco-russe.

    Mais cet état d'esprit est bien plus ancien encore. Il a été, à diverses reprises, celui d'un homme infiniment plus nuancé, infiniment plus intelligent et infiniment moins impulsif qu'un Romain Rolland, qu'un Jaurès, prompt à se mettre en garde contre le parti pris autant que ceux dont je viens de parler aiment y baigner leur sensibilité grossière : c'est Renan, chez qui l'empreinte du germanisme demeura toujours. Dans Les Dialogues philosophiques qu'il écrivait, il le raconte lui-même, en 1871, tandis qu'il entendait le canon de la guerre civile, celui de l'armée de Versailles reprenant Paris sur la Commune : il témoigne que, dans ses rêveries sur la possibilité d'un  gouvernement du monde par une aristocratie de savants, son esprit, par une invisible pente, s'est laissé entraîner jusqu'à cette hypothèse :

    "La France incline toujours aux solutions libérales et démocratiques; c'est là sa gloire; le bonheur des hommes et la liberté, voilà son idéal. Si le dernier mot des choses est que les individus jouissent paisiblement de leur petite destinée finie, ce qui est possible après tout, c'est la France libérale qui aura eu raison; mais ce n'est pas ce pays qui atteindra jamais la grande harmonie, ou, si l'on veut, le grand asservissement de conscience dont nous parlons. Au contraire, le gouvernement du monde par la raison, s'il doit avoir lieu, paraît mieux approprié au génie de l'Allemagne, qui montre peu de souci de l'égalité et même de la dignité des individus, et qui a pour but avant tout l'augmentation des forces intellectuelles de l'espèce."

    Que dit le plus fameux manifeste des intellectuels allemands, le programme d'asservissement du monde à la Kultur par l'instrument du militarisme prussien ? Le manifeste en dit moins, au fond, il dit moins nettement les choses, comme s'il fallait que les plus monstrueuses rêveries germaniques, pour trouver leur expression définitive, eussent repassé dans une tête française.  •

    1334073755_2.jpg

     

    * Romain Rolland (1866-1944), écrivain pacifiste, internationaliste, vivait en Suisse.

  • 20 Décembre 1914 ... Voilà l'union des classes réalisée par l'ennemi. Et nous nous rappelons alors ces théoriciens, qu'on nomme aujourd'hui les théoriciens du doigt dans l'oeil

    Karl-Marx.jpgC..., un beau jeune homme de 28 ans, a reçu une terrible blessure : il lui sera refusé désormais d'être mari et père. Il est reparti pour le front avec la volonté de se faire tuer... Dans mon quartier, un facteur de la région du Nord, que l'administration des postes a employé à Paris, vient de retrouver sa femme et ses deux filles. Les trois malheureuses, violées par des soldats allemands, sont enceintes... Il n'y a pas de pires atrocités de l'invasion. Comme horreur, l'infortune de ces trois femmes passe les mots.

    La région du Nord aura connu d'ailleurs toutes les détresses. Nous apprenons qu'à Lille, où le bombardement a causé des ravages affreux, la population meurt de faim et a obtenu d'être ravitaillée par la Suisse. Armentières, grosse cité industrielle, n'a pas moins souffert. Les journaux annoncent que la rue de l'Humanité a été la plus éprouvée. Lugubre ironie. Il semble que les Allemands la sentent et se complaisent à faire payer cher à notre démocratie non seulement ses illusions, mais jusqu'à son vocabulaire. On me dit que, dans les régions envahies, chaque fois que des otages sont saisis, les Allemands tiennent à faire figurer à côté des autorités civiles, du clergé, des châtelains, usiniers ou bourgeois les plus marquants, des secrétaires de syndicats ouvriers. Des notables du quatrième Etat ont été emprisonnés, parfois fusillés, en même temps que des curés, des gentilshommes et des capitalistes. Voilà l'union des classes réalisée par l'ennemi. Et nous nous rappelons alors ces théoriciens, qu'on nomme aujourd'hui les théoriciens du doigt dans l'oeil, et qui ne voulaient pas que la question politique se posât d'abord au point de vue national... 

    1334073755_2.jpg

  • 18 Décembre 1914 ... Le fait est qu'il courait depuis des années, de par le monde, une rage de destruction et d'homicide extraordinaire...

    p000006.jpgDes nouvelles venues de Rome nous avertissent d'un projet du gouvernement italien qui consisterait à former une Ligue des Neutres (comme en 1870), dont le but serait, une fois la guerre faite, de maintenir le statu quo en Europe et d'empêcher le vainqueur (quel qu'il soit) de s'agrandir à l'excès. Ainsi la France victorieuse ne recevrait que Metz et non pas l'Alsace. Ce projet serait en corrélation avec l'ambassade du prince de Bülow. Il s'agirait aussi pour l'Italie de se prémunir contre l'avènement de la puissance slave (représentée par les Serbes) dans l'Adriatique. Tout cela, au total, très conforme à la politique italienne et même apparemment aux intérêts de l'Italie, dont la politique extérieure me semble, depuis le commencement de la guerre, être vigilante et entretenir des vues à longue portée. Les Italiens aiment mieux renoncer pour le moment à Trente et à Trieste que de travailler pour la France et pour la Serbie. On dirait qu'ils se sont instruits de nos leçons et qu'ils ne tiennent pas à voir se retourner contre eux le principe des nationalités dont ils sont issus... 

    Aujourd'hui l'Angleterre a définitivement proclamé son protectorat sur l'Egypte : elle ne sortira toujours pas les mains vides de la guerre. Par contre, la France ne laisse-telle pas passer en Syrie une heure qui ne sonnera plus ?

    La guerre est arrivée à un point mort qu'on a grand mal à dépasser. L'activité et les réserves que nous avions en ligne au commencement de la guerre ont singulièrement fondu. E. de Resnes, qui, de son château ruiné, aujourd'hui de Beaumetz-les-Loges, en Artois,  a vu beaucoup de choses, résume la situation en ces mots : "Il n'y a plus au feu que des pères de famille et leurs enfants." Le gouvernement songe, paraît-il, à une levée supplémentaire jusqu'à 52 deux ans. Cependant tous ceux qui sont partis au mois d'août ne sont pas morts, blessés ou éclopés, heureusement. Le jeune Roujon, le fils de l'académicien, a pris part à soixante-sept batailles, engagements ou combats sans avoir reçu une égratignure. Même cas pour Pierre Champion, qui écrivait l'année dernière deux beaux livres sur Villon et à qui l'Académie vient de décerner le grand prix Gobert.

    La guerre vue par un physiologiste : la théorie de René Quinton*, c'est que, de temps en temps, par l'effet d'une volonté supérieure de la nature, les mâles éprouvent le besoin  de s'entre-détruire. Ce genre d'explications ne figure ni dans Le Livre jaune ni dans aucun livre bleu, blanc, gris ou orange. Mais le fait est qu'il courait depuis des années, de par le monde, depuis le Balkan jusqu'au Mexique, une rage de destruction et d'homicide extraordinaire... 

    1334073755_2.jpg

    * René Quinton (1866-1925), l'un des fondateurs de L'Action française.

  • 17 Décembre 1914 ... Au fond, les diplomates les plus perspicaces en savent-ils beaucoup plus long que Mme de Thèbes ?

    Madame-de-Thebes-2.jpgSelon le baron de Berckheim, qui était premier conseiller de l'ambassade de France à Berlin, la guerre pourrait s'achever plus tôt qu'on ne le pense : le mois d'avril lui paraît être l'époque à laquelle les négociations de paix pourraient commencer. Mais ces négociations seront longues, ardues, pleines d'embûches. Il faudra que les belligérants gardent longtemps leurs armées sur le pied de guerre. Nos soldats ne sont pas près de rentrer dans leurs foyers...

    Au fond, les diplomates les plus perspicaces en savent-ils beaucoup plus long que Mme de Thèbes ? La célèbre voyante annonce qu'en 1915 l'Allemagne verra la guillotine en permanence (la guillotine doit être une façon de parler car l'instrument est bien français), mais que l'ère révolutionnaire surexcitera le patriotisme allemand, à la façon de 1793. La pythonisse reprend une idée que j'ai quelquefois développée en réponse aux idylles de République germanique dont se bercent Vaillant*  et Compère-Morel*. La rencontre m'amuse assez. Mais pour une révolution en Allemagne, faut-il compter sur les socialistes qui se nationalisent à vue d'oeil et se transforment en nationaux-démocrates, à l'image des libéraux d'avant 1870, devenus nationaux-libéraux après la guerre ? Ou bien est-ce sur le socialisme extrême, celui de Liebknecht et de Rosa Luxembourg, qu'il faut se reposer ? Liebknecht a été seul, tout seul, ces jours-ci, à voter contre les crédits de guerre au Reichstag et, pour ce fait, il est même menacé d'être exclu du parti. Comme disait jadis à propos de Jaurès le prince de Bülow : "une hirondelle ne fait pas le printemps".

    M. de Berckheim disait encore que, depuis trois ans, les avanies que subissaient les membres de l'ambassade de France à Berlin étaient telles que la position était devenue intenable.

    On m'affirme que le scandaleux article publié par le sénateur Gervais, dans Le Matin, au mois d'août, avait été écrit sur les indications du ministre de la guerre Messimy. Cet article imputait une conduite honteuse au feu à des contingents du Var. Or Clemenceau est sénateur du Var. C'est contre lui, dont l'influence était alors redoutée d'un certain nombre de radicaux, que l'attaque était dirigée. On voulait pouvoir dire : "Les soldats de Clemenceau", comme on a dit, après l'affaire de Lille : "Les troupes à Caillaux." En somme, querelles de couloirs et de factions par lesquelles on divise les Français.  •

    1334073755_2.jpg

     

    *  Edouard Vaillant, journaliste à L'Humanité.

    * Adéodat Compère-Morel, journaliste à La Guerre sociale de Gustave Hervé.

  • 16 Décembre 1914 ... Le vieillard Clemenceau

    clem.jpgLe gouvernement est rentré à Paris sans tambours ni trompettes. On sait que le Conseil des ministres se tient de nouveau à l'Elysée, mais le Président est invisible. La Chambre se réunit le 22. La question est de savoir s'il y aura interpellations, discours, effets de tribune, ou si, comme au Reichstag, on se contentera de voter les crédits demandés par le gouvernement. Il y a environ cent vingt députés mobilisés sur six cents. Ceux-là ont reçu un congé, mais il leur est interdit de siéger en uniforme pour ne pas éclipser leurs collègues civils. C'est tristement mesquin...

    En dépit de la trêve et de l' « union sacrée », la politique de parti ne chôme pas. Le vieillard Clemenceau essaie d'une intrigue contre Millerand. Clemenceau - qui a le type physique du mongol destructeur et l'esprit nihiliste - serait enchanté de retrouver comme jadis, lorsqu'il était tombeur patenté des ministères, le concours des conservateurs pour causer un peu de ce gâchis où il se plaît. Maurras écrit ce matin à son sujet un article d'une grande force :

    « M. Clemenceau continue sa campagne contre le ministre de la Guerre; démasquée depuis dimanche, elle revêt ce ton de rancune personnelle qui donne quelquefois un petit intérêt aux propos du sénateur du Var. Son article d'hier, composé dans un charabia intolérable, découvre çà et là quelques phrases presque lisibles aux endroits où il est question d'attraper "celui qui commande à tout le monde", et "l'homme investi" de "pouvoirs extraordinaires", qui paraît vouloir oser se dérober à ses observations et à ses conseils incohérents. Critiquant le service de santé, les postes, l'habillement et rencontrant sans doute, de temps à autre, une vérité comme on peut rencontrer une aiguille dans une botte de foin, M. Clemenceau demande par deux fois qu'on l'en remercie, qu'on ne soit pas ingrat et par dessus tout qu'on lui reconnaisse "le droit de hausser son ambition à signaler à l'impuissance des tout puissants la nécessité des réformes dont les détourne une bien fâcheuse politique de la volonté". Ce pathos signifie qu'au bidet qu'il juge perclus, M. Clemenceau rêve ardemment de substituer son roussin ataxique. Conseillons-lui de repasser à un autre moment. Le pays n'a pas le loisir de renverser des ministres comme entre 1880-1892 ni de se payer une crise d'Etat comme entre 1897 et 1899.

    On considère tout d'abord qu'en thèse générale un changement à la tête des administrations de la guerre ne vaudrait rien. On constate ensuite que le titulaire actuel est estimé de beaucoup de gens compétents.

    On se rend compte, en dernier lieu, que son adversaire n'est pas un être sans valeur, car il représente au contraire une haute valeur négative, un pouvoir de division, de décomposition et de ruines tout à fait hors de pair. Sa longue carrière politique est d'un radical opposant qui, ayant tout réduit en miettes, se trouva un beau jour prié de reconstruire et de recoller; son ministère de trois ans fut une honte. Quelques unes des principales mesures qui ont affaibli notre armée datent de son passage aux affaires. Si nous avons moins d'officiers et moins de soldats, si nos soldats sont moins exercés, si nos canons se sont trouvés moins nombreux, nos munitions moins abondantes, le ministère de 1906-1909 en est largement responsable. Les années qui suivirent continuèrent à montrer M. Clemenceau sous un aspect d'agitateur et d'agité sans boussole. Son attitude était devenue si scandaleuse dans la période critique de la fin août que tous les esprits indépendants se joignirent à nous pour demander que cet embusqué politique fût sommé de choisir entre le Conseil de guerre et le Conseil des ministres. Mais il serait trop tard aujourd'hui pour ce dernier poste. Ses incartades lui ont enlevé toute autorité de gouvernement. Il devrait être mis une bonne fois en demeure ou de se taire, ou d'avoir à répondre de ses infractions aux lois qu'il a faites. Quand dix départements sont occupés par l'ennemi, il est inadmissible que l'ordre public, condition de la défense nationale, puisse être à la merci de l'humeur d'un particulier moins qualifié que tout autre pour troubler la tâche héroïque de nos armées ou le patient travail de nos administrations militaires*.»

    Voilà la haute conception de la politique nationale qu'a toujours eue et que nous a apprise Maurras. La ligne où l'Action française s'est trouvée naturellement placée pendant la guerre aura prouvé que ce n'était pas par un vain mot que vous diriez n'être d'aucun parti, sinon du parti de la France. 

    Guillaume II est sérieusement malade. La Woche, un grand journal illustré allemand, a donné une photographie du Kaiser qui en dit long sur son état physique et moral. L'Empereur a vieilli de dix ans depuis la guerre. Le Dr Lesage m'apprend que le médecin qui a été appelé au palais royal de Berlin est un spécialiste du cancer. Guillaume II a-t-il la même maladie que son père, ou bien, en grand névropathe qu'il est, craint-il de l'avoir ?... Il est difficile de calculer en ce moment l'influence que la mort de l'Empereur pourrait avoir en Allemagne et sur la guerre. 

    1334073755_2.jpg

     

    * L'évolution du jugement de Maurras sur Clemenceau a été bien décrite par Pierre Boutang, Maurras, la destinée et l'oeuvre, Plon, 1984, pages 442-448, qui distingue quatre jugements successifs : 1898 - 1907 - 1917/18 - 1919/21.

  • 15 Décembre 1964 ... A Laon, dans la cathédrale, on a joué du Parsifal

    800px-Autel_vitraux_cathédrale_Laon_1.jpgDe très vagues nouvelles arrivent de temps à autre des régions envahies : toute une région de la France est comme plongée dans le silence et les ténèbres. Les Allemands se sont installés dans beaucoup de villes, Saint-Quentin, Douai, Valenciennes, Cambrai, Mézières etc... Ils administrent, se conduisent comme chez eux. Quand cette situation-là se prolonge, elle s'appelle l'annexion. A Charleville, il y a deux cafés : un pour les officiers allemands, l'autre pour la population indigène : c'est convenu ainsi, ce sont des habitudes déjà prises. A Laon, il y a eu dans la cathédrale une grande fête de musique religieuse, programme tout national (on y a joué du Parsifal), orgues tenues par un célèbre Kapelmeisdter de Berlin. A Péronne, en l'absence des autorités civiles, les Allemands ont nommé l'archiprêtre maire, c'est-à-dire « bourgmestre ».

    Comme compensation, nous occupons tout le district alsacien de Thann, et l'on affirme que deux des forts de Metz sont déjà canonnés par notre artillerie.   

    1334073755_2.jpg