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L'AF en 14 (2/2) : le "Journal" de Bainville - Page 2

  • 14 Décembre 1914 ... Depuis trois semaines, on tenait la Serbie pour écrasée ...

    Serbian-WWI-Uniform-color-drawing.jpgLes Serbes sont magnifiques : il y a  en eux l'avenir d'un grand peuple. Qui sait si l'axe de l'Europe ne passera pas un jour par là ? Bien, des signes feraient croire que la direction de l'ancien monde, ravie par les puissances de l'Europe centrale depuis 1870 à l'Angleterre et à la France, comme celles-ci l'avaient ravie à l'Espagne, pourrait bien échoir à quelque Empire d'Orient en germe dans les merveilleuses victoires serbes. Depuis trois semaines, on tenait la Serbie pour écrasée par les masses d'hommes que l'Autriche avait jetées contre elle. Aujourd'hui, après la victoire des Serbes à Valiévo, voici l'armée austro-hongroise rejetée en désordre hors des frontières, Belgrade elle-même délivrée. C'est une épopée unique qui dépasse tout ce qu'on a vu dans l'histoire des nationalités renaissantes, l'Allemagne de 1813 et de la guerre de l'Indépendance, le risorgimento* italien...  

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    * Les Serbes avaient évacué Belgrade pour se battre sur les monts Rudnik. On parla alors de seconde "libération" de la Serbie.

  • 13 Décembre 1914 ... Le ponte qui reste debout, dont le Japon tient l'emploi...

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    Alfred Capus nous raconte qu'il était à l'Elysée pendant les journées de la retraite, au mois d'août. Il a tenu entre les mains les télégrammes qui arrivaient par monceaux et qui annonçaient un désastre complet, absolu, irrémédiable. Tous revenaient à dire : "Nous sommes écrasés, la supériorité de l'ennemi ne permet pas de résister." Les détails étaient ceux d'un désastre sans bataille... Comment nous avons pu nous relever de là pour remporter la victoire de la Marne, c'est le miracle qu'admireront toujours ceux qui ont vécu ces journées.

    La théorie officielle de la guerre est en ce moment la suivante. Il s'agit encore de mettre hors de combat, tant du côté des alliés que du côté russe, un million et demi ou deux millions d'Allemands. Après quoi seulement une poussée sera possible. Ce système peut-être excellent pour la Russie, qui dispose d'un réservoir d'hommes incomparable. Mais nous ? La guerre de tranchées est aussi meurtrière pour les nôtres que pour l'ennemi. Un engagé volontaire m'écrit, du front, que, chaque fois que sa compagnie va prendre son tour dans les tranchées, elle en sort avec des pertes qui sont, tant en tués qu'en blessés, régulièrement les mêmes. C'est réglé comme du papier à musique. Dans ces conditions-là, l'usure, la fameuse usure, ne s'exerce-telle pas des deux côtés ? 

    X..., qui est un joueur intrépide, expose que l'Allemagne aux prises avec la coalition est comme un banquier qui, au baccara, voudrait gagner contre tous les joueurs qui misent sur les deux tableaux. On n'a jamais vu un banquier ruiner jusqu'au dernier jeton la foule des pontes. "Et, ajoute plaisamment X..., il y a, contre l'Allemagne, jusqu'au ponte modeste, le ponte qui reste debout, et dont le Japon tient l'emploi".    

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  • 12 Décembre 1914 ... L'Allemand n'était pas si mauvais homme...

    fantassin-tenue-de-combat-1914.jpgLe département de l'Oise, dont la sixième partie environ est encore envahie, est un de ceux qu'avait le plus "travaillé" l'espionnage allemand. Les populations n'en voulaient rien croire. L'Allemand n'était pas si mauvais homme. Et puis il apportait de l'industrie, il faisait gagner de l'argent... L'Avant-Guerre de Daudet n'a peut être été nulle part autant honnie que dans les petits journaux de l'Oise. Au mois de septembre, l'ennemi s'est trouvé là-bas comme chez lui. Mon cousin C...*, maire de sa petite ville, me raconte qu'un marchand de chaussures était venu s'établir quelques années plus tôt et avait ouvert un magasin très luxueux pour l'endroit, où le commerce est encore antique et modeste. Quand les Allemands sont entrés dans la ville, ils ont trouvé chez leur compatriote 800 paires de brodequins militaires tout près à être chaussés. C'est là d'ailleurs un détail entre cent. 

    Un autre de mes parents est médecin à B... Il a été mobilisé et est encore, au mépris de la convention de Genève, prisonnier en Allemagne. Dans les premiers jours de septembre, les Allemands occupent l'endroit, et une dizaine d'officiers allemands logent dans sa maison. A la vieille domestique, qui était restée, ils commandent un bon souper, exigent du vin (ils savent qu'il y en a à la cave), font ripaille. Il importe de dire que mon cousin est vieux garçon et s'appelle Maurice. Au milieu de l'orgie, un des officiers dit tout à coup à la vieille femme qui les sert : "Et Maurice ? Toujours célibataire ?" La vieille manque d'en laisser tomber ses assiettes et de se trouver mal de frayeur. Elle s'imagine avoir vu le diable. Ce n'est qu'un industriel de la région, revenu, comme tant d'autres, en uniforme d'officier prussien. Peut-être le docteur, sans méfiance, l'a-t-il naguère reçu à sa table, lui a-t-il fait goûter de ses vins. Le souper fini, avec de grands rires, l'hôte fait à ses camarades les honneurs de la maison, leur montre les photographies de famille, explique : voici le père, la mère, la soeur...   

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    * Gustave Chopinet et son fils Maurice Chopinet (1880-1959), contemporains de Jacques Bainville.    

  • 10 Décembre 1914 ... Le mot de Tacite : « Les chefs combattent pour la victoire et les soldats combattent pour les chefs. »

    169px-EmpereurTacite.jpgJe reviens de M..., à quelques kilomètres du front, entre Reims et Epernay.C'est la bataille vue par l'arrière, par le service de santé. On n'y connaît que les résidus de la guerre, c'est-à-dire la souffrance, la maladie, tout ce qui est si puissamment senti dans les chapitres de La Guerre et la Paix où Tolstoï mène son lecteur à l'ambulance.

    G..., surmené par quatre mois de campagne, a dû prendre quelques jours de repos, sans vouloir se faire évacuer : parmi ceux qui ne sont pas tombés, il reste le dernier officier qui reste sur pied de sa batterie très éprouvée. Il me dit combien la retraite depuis la Belgique jusqu'au-delà de la Marne a été pénible, le désarroi menaçant à toute heure, la confusion se faisant presque chaque nuit et donnant l'idée de la déroute, les chefs rongeant leur frein, les nerfs ébranlés par ce recul continuel dont on ne voyait pas la fin. "Comment tout le monde sans exception s'est ressaisi le jour où l'offensive a été reprise, c'est peut-être, me dit G..., ce qu'il y a eu de plus beau jusqu'ici dans toute la guerre." Et il me dit aussi qu'il a éprouvé les responsabilités du commandement, en voyant, aux heures de danger, les yeux de ses hommes fixés sur lui, attentifs à tous ses gestes, à tous ses ordres, par une intuition profonde que c'est du chef que dépend le salut commun et remettant tourtes leurs volontés entre ses mains. Un simple capitaine comprend alors la force de ce vers de Corneille, qu'Auguste Comte avait rangé parmi les préceptes de sa sociologie : « On va d'un pas plus ferme à suivre qu'à conduire... » 

    C'est aussi le mot de Tacite : « Les chefs combattent pour la victoire et les soldats combattent pour les chefs. »

    On sait, parmi les combattants, des choses qui sont encore ignorées à Paris. Par exemple, on s'expliquait mal qu'après la victoire de la Marne, les Allemands n'eussent pas reculé de plus de quatre à cinq kilomètres de Reims. Cela est dû à une faute du général Gallet (privé d'emploi pour ce fait), qui a remis au lendemain la poursuite de l'ennemi et, pendant ces vingt-quatre heures perdues, permis aux Allemands, toujours admirablement renseignés, de réoccuper le fort de Brimont. C'est de là qu'en ce  moment encore ils bombardent Reims à leur gré.

    Le village a peu souffert du passage des Allemands. Ils ont seulement détruit, après leur retraite, des ponts que les territoriaux rétablissent. Sur le canal, des péniches portant l'emblème de la Croix-Rouge, passent avec lenteur. Des blessés arrivent à l'ambulance, couverts de boue, les pommettes fiévreuses. Leur équipement est tout de suite désinfecté et l'odeur du phénol se répand sur leur passage. En haut, un homme vient de mourir : une broncho-pneumonie, contre laquelle le docteur a lutté vainement. Un autre malade délire et il a fallu l'attacher. Lorsque le soir tombe sur les ambulances, quelle angoisse s'appesantit sur les pauvres lits, les misérables grabats du service sanitaire ! Le dévouement - il y a là un jeune médecin gai, vaillant, qui donne courage à tous - peut-il suppléer à tout ce qu'ont fait l'imprévoyance, cette légèreté, cette ignorance démocratique que paient en ce moment les malheureux d'aujourd'hui, souverains électeurs d'hier...

    L'horreur de ces lieux, on ne la secoue qu'avec peine. Elle oppresse encore, sur ces routes boueuses de Champagne, où des territoriaux hirsutes montent d'interminables gardes, où l'on retrouve, maisons éventrées, arbres arrachés, les traces de l'invasion, dont la plus sinistre est peut-être encore ce vol épais de corbeaux, des corbeaux d'une taille et d'une force incroyables, qui tournoient au-dessus des champs.  

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  • 9 Décembre 1914 : L'incertitude et les contradictions au milieu desquelles vivent ceux-là même qui sont renseignés ...

    images.jpgLe général Gallieni estime avoir gagné la bataille de la Marne en dépêchant sur l'Ourcq 15.000 hommes montés dans trois mille taxis-autos réquisitionnés. Le haut commandement juge au contraire que l'intervention de Gallieni sur l'Ourcq n'a été qu'un épisode qui n'est même pas mentionné dans le rapport du généralissime sur la victoire de la Marne. D'où froissements et mécontentements. Gallieni se plaint que on rôle soit diminué, sollicite la presse de lui rendre justice. La censure interdit la publication de la moindre note relatant l'affaire des trois mille taxis-autos et donne pour prétexte la consigne donnée par le général Gallieni lui-même de ne pas permettre aux journaux de raconter cet incident. Etrange !

    Le retour du gouvernement à Paris met d'ailleurs fin à la mission de Gallieni, qui serait nommé au commandement de l'armée d'Alsace. C'est évidemment un des incidents qui sont nés du triple pouvoir de Bordeaux, de la place de Paris et du grand quartier général.

    En outre, le véritable vainqueur de la Marne, c'est-à-dire l'homme qui aurait eu la première idée, la conception originelle de la bataille, serait non plus le général Foch mais le général Boëll. Cela dit pour montrer l'incertitude et les contradictions au milieu desquelles vivent ceux-là même qui sont renseignés.  

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  • 8 Décembre 1914 ... Personne ne parle plus des Cosaques à Berlin pour la Noël...

    Cosaques-Russes.jpgVoici une chose que l'on dit beaucoup : les Allemands sont très nombreux, très bien organisés. Il ne faut pas songer à les battre par l'effet de belles opérations militaires, ni à les envahir à la suite d'une bataille heureuse. Exemple : ce qui se passe sur le front russe. En Pologne, les Russes battent les Allemands. Dès que la victoire porte les Russes au voisinage de la frontière allemande, Hindenburg, se servant des merveilleux réseaux de chemins de fer stratégiques de l'Empire, concentre plusieurs centaines de mille hommes sur un point, enfonce l'ennemi, le fait reculer de soixante kilomètres et tout est à recommencer. (C'est ainsi que Hindenburg vient de réoccuper Lodz). Il s'ensuit qu'il s'agit de détruire et de tuer beaucoup d'Allemands, deux millions à peu près, en suite de quoi seulement l'Allemagne pourra être battue. C'est la tactique de "l'usure" à laquelle le généralissime Joffre semble s'être arrêté.

    En somme, il s'agit d'affaiblir les Allemands en détail  sur les deux fronts. Ce sera long. On s'en rend compte de plus en plus clairement. Et l'insuccès des Russes en Pologne montre combien la décision se fera attendre. Personne ne parle plus des Cosaques à Berlin pour la Noël... 

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  • 6 Décembre 1914 ... Le communiqué de "la maison du passeur"

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    Guglielmo Ferrero*, l'historien italien toujours si bien reçu à Paris, collaborateur du Figaro, met doucement, poliment, ses lecteurs français en garde contre les illusions. L'esprit irrédentiste est bruyant en Italie, dit-il. Il n'est pas profond.  En réalité, la passion du grand public est détournée depuis longtemps de Trente et de Trieste. C'est l'inévitable effet de l'alliance avec l'Autriche. Est-ce à dire que la Tunisie tenterait davantage les Italiens ?

    Le discours de Salandra à Montecitorio indique surtout que l'Italie n'est pas prête au point de vue militaire. Qu'a cherché Giolitti**, qui reste dictateur occulte hors du ministère, en apportant ses révélations sur la demande que le gouvernement autrichien lui avait faite, en août 1913, de faire la guerre à la Serbie ? Embarrasser les alliés austro-allemands en prouvant leur préméditation ? Disculper l'Italie du reproche de trahison vis-à-vis de ses alliés ? Il assez probable qu'en justifiant la neutralité italienne Giolitti, par un tour de souple diplomatie italienne, a voulu insinuer que la Triplice, qui avait duré après le refus de 1913, durerait encore après 1914. La mission dont le prince de Bulow vient d'être chargé à la place de M. de Flotow, regardé comme insuffisant, ferait croire que l'Allemagne ne considère pas encore l'Italie comme irrémédiablement perdue. D'autre part, on me mande de Londres que le Foreign Office est convaincu d'une prochaine entrée en action de l'Italie aux côtés de la Triple-Entente. Ces renseignements contradictoires seraient peut-être propres à faire penser que l'Italie se tient habilement sur la corde raide et donne des coups de  balancier tantôt du côté de Londres et tantôt du côté de Berlin. A ce jeu, la diplomatie italienne excelle. Qui sait si  elle n'y gagnera pas quelque chose sans coup férir - le Trentin par exemple, qui a fait l'objet de tant de négociations avec l'Allemagne et l'Autriche depuis deux ans.

    On dit beaucoup, on dit beaucoup trop que, de notre côté, nous achèterions le concours d'un million de Japonais  contre les Allemands par la cession de l'Indo-Chine. "Lâchons l'Asie, gardons l'Afrique", écrivait naguère Onésime Reclus. Des diplomates de café vont répétant que nous n'aurions jamais perdu plus utilement une colonie. Des publicistes comme Hervé impriment la même chose. Ce n'est pas perdu pour le sens politique des Japonais. On a l'impression d'une grave faute commise par la presse et d'une combinaison manquée...

    ...Le communiqué de "la maison du passeur" restera un des plus fameux de la guerre - avec celui "de la Somme aux Vosges". Aujourd'hui l'état-major général informe le public que, sur le bord de l'Yser, une maison de passeur a été prise à l'ennemi... En elle-même, l'opération a été héroïque. Mais que trois millions d'hommes, au moins, se battent, que d'immenses Etats se heurtent pour que ce résultat soit obtenu, voilà qui peint la phase de la guerre où nous sommes. 

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    * Guglielmo Ferrrero (1871-1943), historien italien, auteur d'un Talleyrand au Congrès de Vienne, libéral, il s'exila à Genève et à New-York; il publiera en 1921 Ruine de la civilisation antique.

    ** Giovanni Giolitti (1842-1928), opportuniste, président du Conseil depuis 1903, avait dû céder le pouvoir en mars 1914.

  • 5 Décembre 1914 ... Nous serions déjà à Bruxelles si notre artillerie avait eu le nécessaire...

     

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    Hier, le capitaine Muller, officier d'ordonnance de Joffre, a déjeuné à Paris avec un de ses amis. Il a déclaré que le généralissime n'entrevoyait pas la possibilité d'une action décisive contre les Allemands avant mars ou avril. 

    Ce renseignement correspond avec celui d'après lequel nous ne serions pas prêts, surtout au point de vue artillerie, munitions, armements, avant le mois de février. L'insuffisance de nos approvisionnements en munitions nous avait déjà empêché de poursuivre nos avantages autant que nous l'aurait permis la victoire de la Marne. Après les échecs des Allemands sur l'Yser, nous serions déjà à Bruxelles si notre artillerie avait eu le nécessaire... 

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  • 4 Décembre 1914 ... « Avez-vous vu la guerre, vous ? Moi, j'en ai vu plusieurs, je ne veux plus recommencer » (François-Joseph)

    220px-Franz_Joseph_of_Austria_1910_old.jpgToujours à propos de la mission anglaise auprès du Vatican, je reçois cette information intéressante :

    « L'envoi par le gouvernement anglais d'un ambassadeur extraordinaire près le Saint-Siège est très certainement l'indication du désir de l'Angleterre que le Pape s'entremette près du gouvernement autrichien pour qu'il se sépare de l'Allemagne et fasse avec les alliés une paix séparée et immédiate. (En Autriche, les partisans de la guerre et de l'alliance allemande sont l'empereur, M. Tisza et la famille impériale, à l'exception de l'archiduc héritier; toute l'aristocratie est hostile à la politique du souverain et n'a pas souscrit le dernier emprunt pour manifester son hostilité).

    Mais, au cas où le but indiqué plus haut ne serait pas atteint, l'envoi d'un ambassadeur peut viser un autre but, celui d'exercer une pression indirecte sur le gouvernement italien pour le décider à sortir de la neutralité, en lui faisant comprendre que l'Italie a d'autant plus intérêt à intervenir, pour faire partie du congrès qui refera après la guerre la carte de l'Europe, que la papauté pourrait, elle, y être admise : l'Angleterre et la Russie (la France officielle ne compte pas) désirent refaire l'Allemagne en s'appuyant sur les différences religieuses, et elles ont besoin pour cela de l'influence du Saint-Siège sur les Allemands catholiques, sur les princes catholiques et sur les Habsbourgs.

    D'autre part, on me dit qu'en ce moment le gouvernement anglais envoie chaque jour dix mille soldats anglais sur le continent, et que cet envoi régulier et quotidien va se poursuivre pendant plusieurs mois. 
     
    Les dispositions de François-Joseph ont pu changer : je sais de bonne source qu'au mois de juillet il a énergiquement résisté à Tisza et aux partisans de la manière forte. Dans un conseil tenu à la Hofburg, le vieil empereur se serait même écrié, en tapant du poing sur la table : "Avez-vous vu la guerre, vous ? Moi, j'en ai vu plusieurs, je ne veux plus recommencer. »

    Le bruit de son abdication a couru ces jours-ci : son successeur, le jeune archiduc héritier, dont la femme, princesse de Bourbon-Parme, a une éducation et des sentiments français bien connus, serait l'homme de cette « paix séparée » qu'il n'est aucunement déraisonnable d'espérer. Les X..., qui ont de fortes attaches de famille en Hongrie, ont dû, au moment de la guerre, laisser une de leurs fille à Budapest, chez le comte Tisza lui-même. On ne sait, dans la société hongroise, quels égards lui témoigner, quelles preuves lui donner du regret qu'on a d'être en guerre avec la France. Les officiers russes prisonniers ne sont pas davantage traités en ennemis. Dans une des dernières lettres reçues à Paris par les X..., leur fille fait comprendre que Tisza recherche les moyens de conclure la paix et d'abandonner l'Allemagne avant que l'Italie et la Roumanie se soient décidées à intervenir.

    Le discours que M. Salandra* vient de prononcer à Montecitorio indiquant l'intention du gouvernement italien de persister encore dans l'expectative, l'Italie - et la Roumanie, qui la suit pas à pas, se trouvent donc en danger de s'asseoir entre deux selles. C'est le sens de l'article intitulé « Cinq minutes trop tard » que le Secolo, très anti-autrichien et irrédentiste, vient de publier.  • 

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     * Antonio Salandra (1853-1921), premier président du Conseil à droite, après les premières élections au suffrage universel en 1913.

  • 3 Décembre 1914 ... "J'ai foi en notre généralissime' ...

    t-RI068_LeFlochPierre_Uniforme2.jpgIl y aura bientôt trois mois pleins que dure cette terrible guerre de tranchées. On me communique cette lettre d'un sous-officier d'artillerie de réserve, intelligent et observateur, qui donne l'idée de ce qui se passe :

    "Pour ceux qui voient les choses de loin, la guerre doit paraître vraiment incompréhensible. Les journaux ne font que parler de nos engins merveilleux, de nos explosifs extraordinaires, et pourtant voici près de trois mois que les deux infanteries sont terrées l'une en face de l'autre et que les deux artilleries se canonnent sans résultat. Ce qui se passe sur le front, mon cher cousin, mais quand j'y réfléchis c'est inconcevable. Tenez, voici ma journée. Ce matin, réveillé frais et dispos sur ma botte de paille dans la mansarde d'une maison abandonnée, je suis parti avec un officier de mon groupe pour chasser le lapin avec un furet. Nous avons pris deux lapins qui varieront notre ordinaire. Pui j'ai promené mon cheval qui ne travaille pas et qui est insupportable. J'ai mangé, de fort bon appétit, ma gamelle de soupe et un morceau de boeuf bouilli. Le soir j'étais de garde au poste d'observation. J'ai pioché et manié la pelle, car nous avons résolu d'agrandir la casemate, c'est-à-dire notre terrier. Vers les quatre heures, nous avons envoyé une vingtaine de coups de canon, nous en avons reçu deux fois plus. Dans ces moments-là, rien n'est plus simple : si vous voyez que les obus tombent loin, c'est-à-dire à 700 ou 800 mètres, inutile de vous déranger : vous pouvez continuer vos occupations (même la chasse au lapin). S'ils tombent plus près et que vous ne soyez pas obligé d'être dehors, il est prudent de rentrer dans les tranchées recouvertes. S'il y a des ordres à porter, il ne faut pas hésiter à continuer son chemin, en se couchant ou en se baissant seulement suivant la distance à laquelle tombe l'obus. (Cela se reconnaît très facilement au bout de trois ou quatre jours). Pour finir le récit de ma journée, je viens de lire les journaux de ce matin qu'un cycliste nous apporte régulièrement de Villers-Cotterêts. La nuit s'annonce comme devant être calme, c'est-à-dire que les coups de canon seront rares. Mais toutes les minutes ou toutes les deux minutes, un coup de fusil viendra rompre le silence de la nuit, et les Boches continueront à promener sur nous la lumière de leurs phares (ils en ont de toutes sortes) et à envoyer de magnifiques fusées éclairantes sur nos tranchées. Quant à nos deux téléphones, qui nous relient l'un à la division et de là à l'infanterie, l'autre à nos batteries qui sont enfouies dans les bois, je ne crois pas qu'ils me réveillent.

    Sans doute ce n'est pas tous les jours la même chose. Demain, par exemple, je suis convenu avec un capitaine d'aller dans les tranchées des fantassins pour régler son tir. J'irai jusqu'aux avant-postes et là, si je ne puis avoir la communication téléphonique, je prendrai des notes. De temps à autre, nous faisons une attaque ou nous en repoussons une. Que ce soit eux, que ce soit nous, c'est le même principe : douze ou vingt-quatre heures de bombardement, après quoi on essaie de faire sortir les fantassins des tranchées. Alors les mitrailleuses crachent la mort avec une rapidité foudroyante. Chaque attaque est suivie d'une contre-attaque. Si une tranchée est perdue, elle est reprise : quelques centaines d'hommes abattus et aucun résultat. Car telle est la guerre moderne : tout consiste à remuer de la terre, et c'est à qui creusera le plus. Contre ces tranchées profondes, l'artillerie est impuissante. Pour que l'obus fasse du mal à l'adversaire, il faut qu'il tombe non pas sur le bord, mais dans la tranchée, et le hasard seul peut produire ce résultat. Nous sommes donc terrés les uns en face des autres sans qu'il soit possible de prévoir la solution de cette véritable guerre de siège et d'épuisement. Il est absolument impossible que les Allemands enfoncent nos lignes et, pour nous, il faudrait un bon élan pour rompre la barrière qui est de moins en moins forte, j'en suis sûr. Cet élan, la division de réserve à laquelle j'appartiens ne peut le fournir, car elle a été très éprouvée et n'a plus confiance dans les attaques que nous tentons de temps à autre. 

    Vous me demandez ce qu'on dit ici ? Le moral est toujours bon parce que le service d'approvisionnement marche bien. Voyez-vous, le soldat, tant qu'il touche régulièrement ses vivres, a confiance. Mais, sur ce point, il est exigeant et admet à peine des distributions en retard de quelques heures. A ce sujet, mon cher cousin, je dois vous dire que j'ai été agréablement étonné de voir fonctionner ce service. On ne peut lui reprocher que le gaspillage : car il y en a. On touche trop, et je préférerais voir régner une sage économie, car la guerre sera longue. Comme vous, je crois à la solution vers Pâques.

    Que vous dirai-je encore ? Que chacun a foi dans la victoire finale. Sans doute, surtout dans l'infanterie, ce n'est plus l'enthousiasme des premiers jours. Mais on ne voit pas encore cette lassitude, si redoutable chez le Français. L'état sanitaire est toujours remarquable à la division : pas de malades. Nous avons eu pourtant des pluies et du brouillard.

    Voilà, mon cher cousin, ce que je puis vous dire sur notre existence. Et maintenant je ne puis résister au besoin de vous confier quelques impressions. Ce sont les miennes : par conséquent, soyez en garde. Mais, hélas ! elles m'ont été imposées par ce que j'ai vu. Il m'est apparu d'abord, à mon étonnement du reste, que deux choses marchaient à merveille : la mobilisation et le service d'approvisionnement. Pour celui-ci, je suis persuadé qu'il n'était qu'à moitié prévu et qu'il fonctionne grâce à des coups de collier et à des initiatives particulières. Mais, à coté de cela, quelle infériorité par rapport à l'armée allemande ! Par ce que j'ai pu en voir, tout est prévu, organisé, et quel outillage ! Chez nous aucune liaison. Un régiment ignore l'autre, une division, celle qui la touche. J'ai vu des régiments tirer l'un sur l'autre. A chaque attaque, régulièrement, notre artillerie tue quelques-uns de nos fantassins. C'est que le commandement n'est pas toujours à la hauteur de sa tâche. Sans doute, des sanctions ont été prises, nous le savons. Elles sont encore insuffisantes, et de beaucoup. Par exemple, j'ai foi en notre généralissime. S'il avait eu au début l'expérience qu'il a acquise aujourd'hui, jamais l'Allemand  ne serait entré en France : l'histoire lui tiendra peut-être rigueur de n'avoir pas su ce que savait le moindre capitaine serbe. Mais sa concentration des troupes en arrière pour sauver Paris, cela toute l'armée l'a compris et l'admire."

    Autre impression : M. de P..., ancien officier qui, à 55 ans, a repris du service, revient du champ de bataille de Flandre. La vie du soldat dans les tranchées est, là-bas, terrible. Il la compare à l'un de ces raffinements de cruauté chinois imaginés par Octave Mirbeau* dans Le Jardin des supplices. D'abord les tranchées, aux environs d'Ypres et de Dixmude, n'ont pas pu être creusées avec le soin qu'on y a mis ailleurs, étant donné que la bataille a été incessante. Ce sont de véritables trous où le soldat doit se tenir accroupi, les nerfs ébranlés par une canonnade continuelle. Les hommes sont relevés tous les trois jours. Ils sortent de là dans un état de fatigue physique et surtout morale indescriptible, quelques uns presque hébétés.

    Ces jours derniers, l'ordre vint de sortir de nos tranchées pour occuper une tranchée ennemie. Pour la première fois, nos hommes refusèrent de marcher. On les menaça du peloton d'exécution. "Nous aimons mieux être fusillés, répondirent-ils, que d'aller pourrir comme nos camarades." En effet, quelques temps auparavant la même attaque avait été tentée. Les nôtres s'étaient embarrassés dans les réseaux de fils de fer tendus par l'ennemi et, après la retraite des survivants sous un feu meurtrier, les blessés étaient restés entre les tranchées françaises et les tranchées allemandes sans que, ni d'un côté ni de l'autre, on pût aller les secourir. Les malheureux avaient agonisé pendant des journées entières, et leurs cris, leurs plaintes avaient déchiré les oreilles de leurs compagnons d'arme jusqu'à ce que le silence se fût fait sur le charnier.   

    Les scènes d'horreur sont fréquentes aussi dans les trains sanitaires. Le jeune F..., gravement malade, probablement d'une fièvre typhoïde larvaire, a voyagé pendant huit jours, du front jusqu'à Béziers. Son wagon, où les hommes mouraient sans soin, appelant leur femme et leur mère, était digne de L'Enfer de Dante. Le malheureux jeune homme en a conservé une vision d'épouvante et reçu une secousse qui aggrave sa maladie.

    La mort est notre voisine de tous les jours...

    Et, pour la première fois, j'ose transcrire ici ce qu'on murmure de toutes parts : la difficulté avec laquelle marchent les territoriaux, des hommes de 35 à 40 ans, mariés, pères de famille qui "regardent en arrière plutôt qu'en avant", et dont beaucoup ont dû être fusillés, les officiers mêmes ayant donné l'exemple de la débandade en beaucoup d'endroits... Pauvre peuple souverain !... Voilà pourtant la "nation armée"...

    Par exemple, la Landwehr et le Landsturm marchent infiniment moins bien que nos territoriaux, nos "terribles toriaux", comme dit l'esprit populaire; là encore, la qualité du sang se fait sentir chez nous...   

     

    ** Les rapports de M. Jules Cambon et de notre attaché militaire à Berlin constituent des documents de la plus haute valeur historique. Que leur efficacité aura été faible ! C'est que, par leur nature confidentielle, ces avertissements ne pouvaient être communiqués au véritable souverain qui, en République, est le corps électoral. Les rapports de M. Jules Cambon ne pouvaient être communiqués à onze millions de personnes. Ainsi le peuple souverain était, par la force des choses, tenu dans l'ignorance de ce qui se tramait contre lui. Ce pauvre roi à onze millions de tête jouait encore avec son bulletin de vote alors que la feuille de mobilisation était la carte qu'il allait devoir retourner.     

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    * Octave Mirbeau (1850-1917), auteur de théâtre et critique littéraire, ami de Clemenceau.

    ** Tome I du Journal de Jacques Bainville (1901/1918)

     

  • 2 Décembre 1914 ... Si quelqu'un s'est révélé comme un véritable homme de guerre, c'est le général Foch

    Ferdinand_Foch_(par_William_Orpen).jpgLes "Avertissements" du Livre jaune ont été publiés, me dit-on, sur l'ordre de Delcassé : c'est de bonne guerre. C'est la justification complète des partisans du service de trois ans. Aussi les journaux radicaux et socialistes font-ils le silence sur les avertissements.

    La censure a interdit à la presse de publier la traduction d'un nouvel article de La Nouvelle Presse libre de Vienne, qui redouble pour Joseph Caillaux le coup du pavé de l'ours. Cette traduction circule sous le manteau. L'article est intitule "La déportation de M. Caillaux". Il expose que l'homme de la politique franco-allemande a été exilé en Amérique du Sud parce que son heure venait, la résistance de l'armée touchant à son terme, le pays commençant à s'apercevoir que "l'héroïsme et le sacrifice demeureront vains". La Nouvelle Presse libre continue en ces termes : "Il l'a vu, il l'a dit, et c'est pourquoi il est soupçonné de trahison et expédié au loin. Pourquoi n'est-il pas accusé ? C'est encore la peur qui arrête une semblable accusation. Qui peut savoir si Caillaux aurait été condamné par un conseil de guerre ? Et, s'il l'avait été, le chef de parti, sacrifié au militarisme, victime de la juridiction militaire apparaîtrait comme un fantôme troublant les veilles de ses meurtriers, et son influence serait peut-être plus grande que celle de Caillaux vivant. "Il y a des morts qu'il faut qu'on tue", dit-on en français. Mais on ne pourrait détruire un tel mort. On lui laisse donc la vie et on veut l'assassiner par l'éloignement. Le temps dira si c'est d'une mort véritable qu'on a voulu frapper M. Caillaux par l'exil.

    Il y a des amis de M. Caillaux dans le ministère de M. Poincaré : Doumergue; Augagneur, ministre de la Marine; Viviani, président du Conseil; les ministres socialistes; le radical Sarraut*. Les ennemis sont Delcassé, Poincaré, Millerand, qui se plaisent à être conseillés, dirigés et commandés par l'ambassadeur russe Isvolski. Celui-ci a toujours été un adversaire de Caillaux parce qu'il savait que Caillaux n'était pas un partisan de l'aventureuse alliance franco-anglo-russe, et qu'il n'était pas possible de le gagner par la persuasion ni par d'autres moyens à la politique du Tsar dans la République.

    M. Caiilaux était en effet l'homme de la paix et, pour assurer une longue période de tranquillité à sa patrie, il avait toujours été l'avocat d'un rapprochement avec  l'Allemagne. Comme ministre des Finances, il était enclin à admettre à la Bourse de Paris des valeurs allemandes et autrichiennes et il ne se cachait pas de dédaigner les moyens méprisables du point de vue économique et financier avec lesquels on étranglerait, par le manque d'argent et la faim, tous les pays qui se refuseraient à suivre la Russie. Voilà son crime aux yeux de M. Isvolski."

    Comme dit Alfred Capus, pour affaiblir la portée d'un pareil article, il faudrait prouver qu'il a été écrit et envoyé au journal autrichien par un ennemi de Joseph Caillaux.

    On m'assure que le général Gallieni prendrait le commandement d'un corps d'armée et serait remplacé comme gouverneur de Paris par le général Brugère.

    Si quelqu'un s'est révélé comme un véritable homme de guerre, depuis le commencement de cette campagne, c'est le général Foch, un disciple direct du général Bonnal**. C'est lui qui a eu la conception initiale de la bataille de la Marne, alors que Joffre eût été d'avis de redescendre jusqu'à Orléans. Une heureuse reconnaissance d'aéroplane du capitaine Bellanger ayant révélé qu'il y avait un large hiatus entre l'armée du général de Bülow et celle du Kronprinz, Foch décida le généralissime à prendre l'offensive. Sa supériorité s'impose au point que Maud'huy*** et Castelnau, c'est-à-dire deux de nos meilleurs chefs, se sont volontairement placés sous ses ordres.

    Pierre Lalo****, allant en mission officielle à Reims, s'est trouvé à son quartier général. "Si le coeur vous en dit, proposa Foch, vous allez pouvoir assister à un beau spectacle." Quelques heures plus tard, une division de la garde prussienne était surprise dans une vallée. Notre artillerie, s'étant défilée sur les hauteurs environnantes, la couvrit d'abord d'obus. Ensuite le feu fut dirigé en arrière de manière à couper la retraite de l'ennemi. A ce moment, deux régiments de turcos mis en réserve furent lancés contre la garde. Lalo vit les soldats noirs se défaire rapidement de leurs chaussures, puis, pieds nus, avec une terrible agilité, se lancer contre les Prussiens, la baïonnette d'une main, une sorte de sabre-poignard de l'autre. Ce qu'il restait de la division de la garde fut anéanti en une demi-heure d'un carnage terrible et fantastique. Cela se passait entre la Pompelle et Prunay.

    Pierre Lalo se trouvait à Bayreuth au moment de la déclaration de guerre. Il n'y avait plus d'autres Français que lui. Le soir du 1er août, on jouait Parsifal. Pendant un entracte, Pierre Lalo voit tous les spectateurs accourir sous le péristyle du Bubneufestpielhaus. Les trompettes du théâtre, dans leur costume, sonnent la marche du Graal, et le préfet donne lecture de l'ordre de mobilisation. Après cela, le troisième acte de Parsifal fut chanté, mais, pour la première fois depuis que Bayreuth existe, au milieu du bruit des conversations.

    Lalo a eu beaucoup de mal à regagner la France : les Allemands ont eu tort de le laisser repartir, car il s'engage avec quelques amis dans l'armée belge et va faire campagne à bord, si je puis dire, d'une automobile blindée armée d'une mitrailleuse.

    En traversant la Bavière, après son expulsion, il a assisté à la mobilisation et a été surpris des scènes de désolation auxquelles il a assisté dans toutes les gares.  • 

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  • 1er Décembre 1914 ... Lucienne Bréval, de l'Opéra, racontait l'autre soir qu'elle était persécutée ...

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    Lucienne Bréval - Portrait de Zuloaga

    Le marquis de Maussabré s'est trouvé, avant-hier matin, sur le boulevard nez à nez avec le général Von Schwartzkoppen, l'ancien attaché militaire à l'ambassade d'Allemagne pendant l'Affaire Dreyfus. M. de Maussabré et lui se sont connus autrefois. En se voyant reconnu, l'Allemand a eu un haut-le-corps et a détalé. M. de Maussabré a essayé de le suivre et a perdu sa trace aux environs de la Madeleine. La police le recherche. Mais, certainement, il est déjà loin.

    Il est certain que Paris fourmille d'espions et de l'espèce la plus dangereuse. On en dénonce tous les jours des milliers à la Préfecture et à la place. Ce ne sont pas les plus dangereux : Lucienne Bréval, de l'Opéra, racontait l'autre soir qu'elle était persécutée, son directeur, la direction des Beaux-Arts, assaillis de lettres anonymes. On la traite d'Allemande : en réalité, elle est d'origine alsacienne. Dimanche, elle devait chanter à la matinée de réouverture de l'Opéra-Comique qui sera donnée au bénéfice des blessés. On lui conseillait d'abandonner son projet de crainte d'une cabale. Justement elle reçoit la nouvelle qu'un de ses oncles, pris comme otage en Lorraine par les Allemands, a été fusillé. La lettre qui l'informe est écrite par un de ses cousins, soldat et sur le front. "C'est miraculeux, c'est providentiel", dit la cantatrice. Le pauvre homme qui est tombé, là-bas, sous les balles prussiennes, se doutait-il que sa mort servirait à calmer des haines de théâtre, les plus tenaces, les plus perfides du monde et qui n'ont pas cédé, celles-là, à la trêve et à l'union sacrée ?

    Je pense qu'Alphonse Daudet eût fait de cette aventure de la chanteuse une de ces nouvelles où le romancier "rit en pleurs", comme dit Villon, donne cette note unique et bien à lui où l'attendrissement se nuance d'ironie. C'est lui le véritable poète de la guerre de 1870, lui qui en a fixé l'émotion, l'atmosphère, la légende. Qui tiendra sa place après cette guerre-ci ? C'est la littérature qui donne l'aspect éternel des choses. Il faut une sensibilité jointe à un grand talent pour fixer ce que chacun sent et qu'un tout petit nombre réussit à exprimer. Nous souffrons en ce moment de ne pas voir encore les évènements avec la figure qu'ils auront pour l'avenir. Il faut que tout cela repasse par telle imagination, qu'elle soit forte ou qu'elle soit tendre.  • 

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  • 30 Novembre 1914 ... Triste livre ! Triste lecture !...

    R240065695.jpgFin du quatrième mois de la guerre qui semble entrer dans une phase nouvelle. D'après certaines indications, il se pourrait que l'hiver marquât un ralentissement des opérations. Le général de Castelnau aurait écrit à sa femme que peut-être il viendrait la voir en janvier. 

    En tout cas, la volonté de tenir bon et de poursuivre la lutte jusqu'au bout est énergique dans le pays malgré les souffrances et la fatigue. Mais il y a nos morts à venger, le territoire à libérer, la Belgique à rendre aux Belges. La passion de l'honneur emporte tout...

    Le livre jaune français vient de paraître. Manifestement, il est incomplet, il offre des lacunes. Il n'a ni la belle ordonnance ni la suite du Livre bleu anglais. Avait-on quelque chose à cacher ?... Le chapitre le plus impressionnant est peut-être le premier, intitulé "Avertissements". On y voit que, dès 1913, notre diplomatie a donné au gouvernement de la République les renseignements les plus sérieux sur l'évolution des esprits dans les cercles officiels allemands, les progrès du parti de la guerre, la résistance, de jour en jour moins forte, de Guillaume II  à la pression des éléments belliqueux.

    Mais cela, le Président, les ministres et l'état-major pouvaient le savoir. Le véritable souverain, c'est-à-dire onze millions d'électeurs, n'avait pas connaissance des nouveaux rapports Stoffel qui arrivaient rue Saint-Dominique et au Quai d'Orsay.

     Quant au reste, le Livre jaune accuse la passivité du gouvernement de la République dans les journées décisives de juillet. La diplomatie française s'y montre dépourvue d'initiative, toujours à la remorque de la Russie et de l'Angleterre, manoeuvrée par ses alliés, intimidée par ses adversaires. Quand M. Cambon, à Berlin, veut élever la voix, il est rabroué avec insolence. Triste livre ! Triste lecture !...  ♦ 

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  • 29 Novembre 1914 ... Maurras et Pujo ont passé trois jours à Londres avec le duc d'Orléans

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    Maurras et Pujo* ont passé trois jours à Londres avec le duc d'Orléans. Ils publient aujourd'hui dans L'Action française les déclarations du Prince. C'est une page émouvante et de haute allure qui a produit grand effet, surtout aux passages où le descendant des rois qui ont fait la France raconte ses efforts infructueux pour servir dans les troupes françaises, belges, anglaises et même indiennes. L'enrôlement incognito - selon le précédent du duc de Chartres s'engageant en 1870 sous le nom de Robert le Fort - ne lui a même pas été possible en raison des filatures de police. Il était dénoncé dès qu'il se présentait dans un bureau de recrutement.

    Le Prince recommande à tous ses partisans de servir la France comme lui-même eût désiré la servir.  ♦ 

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    * Charles Maurras et Maurice Pujo avaient fait en son nom une première mission auprès du président du Conseil René Viviani, qui avait conseillé au prétendant de s'enrôler dans les armées alliées où il se heurta à des refus. Philippe, duc d'Orléans (1869-1926) est prétendant en titre depuis 1894 (Philippe VIII).

  • 28 Novembre 1914 ... Peut-être le président Woodrow Wilson l'aura trouvé trop sympathique à la France ...

    Ww28.gifOn cite des mots de Poincaré. Ils sont tous effrayants pour la connaissance de son état d'esprit. Au moment où le Président allait quitter Paris, il avait reçu les ambassadeurs des Etats-Unis et d'Espagne, sous la protections desquels, en somme, le gouvernement plaçait la capitale. La conversation terminée, faisant ses adieux aux deux étrangers, le Président, traversant un salon et montrant les Gobelins et les vases de Sèvres, ne put se retenir de soupirer :

    - Et dire que c'est peut-être la dernière fois que je vois tout cela !...

    Herrick*, l'ambassadeur des Etats-Unis, a été très bien, très galant homme, très amical dans toutes ces affaires. Il vient de rentrer en Amérique et c'est bien dommage : peut-être le président Woodrow Wilson l'aura trouvé trop sympathique à la France. Le fait est que Herrick et le personnel de son ambassade se promenaient à dessein dans les rues lorsque apparaissaient des taubes, dans l'espoir, disait-il, moitié sérieux moitié plaisant, de recevoir un éclat de bombe et de déterminer par là un bon incident entre l'Allemagne et l'Amérique. D'ailleurs Herrick ne cache pas son mépris pour notre personnel gouvernementale et, me dit-on, abonde en anecdotes ironiques sur les évènements du mois d'août. Il était, en particulier, très renseigné sur les pressions exercées par les Anglais pour obtenir la reconstitution du ministère et la résistance de Paris. Il considérait la France comme étant passée sous le protectorat de French et de Kitchener.

    L'élément militaire domine de plus en plus le gouvernement. La confiance en Millerand est affaiblie dans l'armée : bon ministre en temps de paix, il aurait été inférieur comme organisateur à ce que le commandement attendait de lui en temps de guerre. Aussi l'autorité des grands chefs de l'armée grandit-elle. On attribue ce mot à Poincaré :

    - Nous vivons sous la tyrannie de Joffre. Et elle est dure.

    On m'informe que, dans le parti républicain, des "radicaux patriotes" songent à renforcer le gouvernement en y introduisant des éléments militaires. En somme, il y a trois centres : Bordeaux, avec les ministres; Paris, avec Gallieni, Reinach** et Doumer et enfin le grand état-major...

    Reçu de Londres cette lettre d'un pessimiste qui n'a jamais eu qu'une confiance très limitée dans l'intensité de l'effort anglais :

    "...Vous voyez qu'ils n'avaient pas tort, mes amis de la cour anglaise, et du Foreign Office. Le prince de Bülow lui-même va tenter le coup à Rome***. Dernières nouvelles : à Madrid, il s'est passé des scènes orageuses entre les deux reines, l'anglaise et l'autrichienne. L'Autriche n'épargne aucun effort. La cour espagnole est divisée à l'heure actuelle. Quant aux enrôlements et malgré le bluff des journaux anglais, c'est fini. Le départ du prince de Galles n'a rien donné, et la mort de lord Roberts, qui supplia, lors de l'inauguration u monument de Brighton, les jeunes filles de ne faire flirt qu'avec des jeunes hommes ayant satisfait au devoir militaire, n'arrange rien. En haut lieu, on ne sait plus que faire. De l'argent, oui; des hommes, non."

    D'autre part, d'après des nouvelles reçues, l'attitude de l'Italie redeviendrait incertaine.  ♦ 

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