UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

L'AF en 14 (2/2) : le "Journal" de Bainville - Page 6

  • 7 Octobre 1914 ... L'impératrice Eugénie vit encore...

     39-imp10.jpg

    Nous apprenons la mort d'Albert de Mun. Je le revois encore, quinze jours peut-être après l'ouverture des hostilités, entrant au ministère de la Guerre, si droit, une flamme dans les yeux... Sur le champ de bataille, et hors du champ de bataille, les morts vont vite en  ce moment. Les émotions sont violentes, et il est des physiologies que les émotions abattent aussi sûrement qu'un éclat d'obus. Qui sait si Albert de Mun n'a pas succombé à l'anxiété que trahissait son dernier article ? Les nouvelles étaient un peu moins bonnes, le jour où il est mort. Nous paraissions avoir éprouvé un échec aux mines d'Arras, et les Allemands faisaient un effort désespéré pour se dégager de l'étreinte de notre aile gauche et, en même temps, s'emparer d'Anvers. Le mot suprême qu'il a tracé sur le papier, c'était "pessimisme". L'effort qu'il faisait pour se défendre lui-même contre une impression de pessimisme et pour conserver au public le ton de confiance où, pendant les plus mauvais jours, son éloquence l'avait maintenu aura tué Albert de Mun. Ainsi le clairon dont le cœur se brise pour avoir trop longtemps sonné la charge...

    Albert de Mun aura une page dans l'histoire de cette guerre. Il est celui qui aura le mieux donné, le mieux marqué le tonus national.  

    Et la pensée va vers ceux qui seront morts avant d'avoir vu ces grands évènements : la revanche peut-être obtenue demain par la force des choses, sans que personne en France l'ait expressément voulu. Ce sont surtout les survivants de l'Empire qui paraissent, au milieu de cette réparation de 1870, comme des personnes choisies et protégées par le destin. Emile Ollivier est mort l'an dernier au mois d'août. Mais l'impératrice Eugénie vit encore...

    On me rapportait, à son sujet, ce souvenir. Après le congrès de Berlin, où fut semé le germe de dissentiment entre la Russie et l'Allemagne, l'empereur Alexandre, ayant rencontré l'impératrice Eugénie, lui baisa la main en pleurant. "Puissé-je réparer la faute que nous avons commise en 1870 en laissant écraser la France !" s'écria le tsar.

    Avec le temps, le vœu d'Alexandre aura été exaucé. Mais quelle vision shakespearienne des responsabilités pour les grands acteurs de l'histoire à qui la longévité permet d'assister au déroulement de la chaîne d'airain où s'attachent les effets et les causes.  u

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

  • 6 Octobre 1914 ... Mon cheval est un vrai cheval de bataille ...

     1914.jpg

    Les lettres que l'on reçoit... De G..., qui se  plaignait, voilà quinze jours, d'être inemployé et loin du combat avec sa batterie lourde :

    "Ma batterie fait merveille. Mon cheval est un vrai cheval de bataille. Partant en reconnaissance, botte à botte avec mon maréchal des logis-chef, alors que le cheval de ce dernier était tué sous la rafale, que le fourreau de mon sabre était traversé, mon bon cheval n'a pas fait un écart et a continué au pas au milieu de la danse...

    Depuis le matin, nous étions en batterie, bombardant une position ennemie, tout le monde à son poste, le capitaine sur la crête; le lieutenant Philibert en arrière commandait la batterie de tir. Les obus allemands avaient piqueté la position et, depuis trois heures, ils tombaient sans nous faire trop de mal, quand, tout à coup, un nuage de fer et de feu se déroule... Les hommes de la batterie voisine hésitent. Alors mon lieutenant se dresse de toute sa hauteur et continue le feu des pièces..." 

    Et, le lendemain, une autre carte apportait la suite :

    "Mon cher ami, mon confident, mon conseiller, mon lieutenant, dans toute la force du mot, mon cher Philibert est mort, frappé à la poitrine; mon sous-lieutenant blessé, une pièce fauchée. Rassurez-vous pour moi. Le "gros malin" est tout entier à l'action..."

    De Mme Thérèse Boissière, la fille du grand poète et conteur provençal Roumanille, et qui soigne des blessés en Avignon :

    "Je soigne des blessés, comme tout le monde. Nous leur avons installé un splendide hôpital de 135 lits. Nous avons de merveilleuses grandes salles blanches où entrent le soleil et la lumière de Provence à profusion, de larges fenêtres d'où l'on voit de beaux arbres et de vieux clochers. Il fait un commencement d'automne doux et doré qui est une pure merveille. Nos soldats se croient au paradis. J'ai pris en affection les plus à plaindre, cinq ou six mineurs du Pas-de-Calais, bien abîmés, bien malheureux que l'on gâte comme des enfants. Je leur donne des bonbons et du tabac et je leur fais des chaussettes de laine. Car ils vont repartir. Ils veulent repartir pour le feu. Je croyais que c'était un mot d'ordre et qu'on ne devait pas parler d'un blessé sans ajouter que son seul désir était d'aller encore sur le champ de bataille. Mais non, c'est une absolue vérité. Un de mes soldats ne sait pas écrire, et c'est moi qui fais ses lettres. Quand je lui ai lu ce que j'avais mis sur le papier, il m'a dit : "Ah ! c'est pas tout. Faut dire encore que, ben, on est français, tout de même, et qu'on veut y retourner, pour qu'on en finisse, c'te fois". 

    De Robert de Boisfleury*, qui a  retrouvé ses galons auxquels il va en joindre d'ici peu un troisième, une carte dont une moitié est effacée par la pluie et où nous déchiffrons :

    "Je mène une vie délicieuse au bruit du canon : la guerre est une belle chose ! Je voudrais que vous fussiez des nôtres : quelles bonnes parties de rire nous nous payerions !... Nous nous livrons à la guerre de siège en rase campagne. Tout à l'heure un gros morceau de fonte est tombé dans ma tranchée sans que j'interrompe ma lecture. Ici on est heureux de vivre. Pourtant, le lieutenant de B... va mourir : le capitaine de B... lui succède : tant pis !".  u  

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

     

     

    * Robert de Boisfleury, jeune lieutenant, avait démissionné de l'armée plutôt que d'intervenir dans les "inventaires" des églises lors de la séparation de l'Eglise et de l'Etat; secrétaire de rédaction de L'Action française.

  • 5 Octobre 1914 ... Un article de Barrès nous apprend, brutalement, la mort héroïque de Pierre Gilbert

     Maurice_Barres_1916.jpg

    Comme certains on-dit se propagent, par ces temps d'émotion populaire, avec une rapidité bizarre ! Il y a un mois, il s'agissait des "généraux politiques", de Percin et de Sauret, les traîtres responsables de la reddition de Lille et de la défaite de Saint Quentin. Puis c'a été le tour des récits dont Mme Poincaré a été l'héroïne : imposant "sa guerre" au président, selon les uns, et, selon les autres, déclarant à son mari, au moment du départ pour Bordeaux, que son devoir était de rester à l'Elysée. En ce moment, on murmure de village en village que ce sont les prêtres qui ont voulu la guerre et que l'argent du denier de Saint-Pierre est envoyé à Guillaume II. On désigne même les personnes connues pour leurs sentiments conservateurs et pour leur fortune, et on chiffre leur contribution au trésor de guerre de l'ennemi. Ces odieux racontars ont déterminé dans certaines campagnes de véritables jacqueries. Dans le Périgord, M. d'Arsonval, l'illustre savant, désigné comme réactionnaire parce qu'il est châtelain, a failli être assassiné. Sous l'union nationale et la réconciliation sacrée, la guerre civile rôde sans relâche.   

    En même temps, le bruit se répand que, nonobstant la circulaire du ministre de l'Instruction publique, de nombreux maîtres d'école, à la rentrée des classes, ont adressé aux petits enfants de France une allocution humanitaire. L'ignorance alimentée par un imbécile amour-propre est incorrigible... 

    A l'instant même, un article de Barrès dans L'Echo de Paris, nous apprend, brutalement, la mort héroïque de Pierre Gilbert (1), tué à l'ennemi, à Châtel-Raould, voilà près d'un mois déjà. Ce fier, ce délicat jeune homme qui aimait la guerre et les lettres, il est mort comme un de ces grands aristocrates d'autrefois, qui savaient manier l'épée et dont l'esprit était ingénieux et orné. Il était bien, ce jeune intellectuel de la nouvelle génération, de la race de ce prince de Ligne sur qui, je crois, il préparait un livre qui eût été spirituel et enthousiaste. Des souvenirs personnels accroissent l'émotion que me cause cette mort, qui a été magnifique. Et je songe qu'entre toutes les choses que n'ont pas calculées Guillaume II et le grand état-major allemand, il y avait cette jeunesse française dont le patriotisme était lucide et qui aimait passionnément les idées. Péguy, Pierre Gilbert... Il y en aura d'autres encore, d'autres lettrés qui tomberont au champ d'honneur, et dont plus tard les noms seront honorés, dans la littérature et dans l'histoire, comme l'ont été en Allemagne ceux des chantres de l'indépendance, Rückert, Arndt.   

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

     

     

    1. Pierre Gilbert Grabos (1844-1914), rédacteur en chef de La Revue critique des idées et des livres, fondée en 1908 dans la mouvance de L'Action française; ses critiques littéraires ont été réunies dans La forêt des cippes, Nouvelle Librairie Nationale, 1918. 

  • 4 Octobre 1914 ... On annonce le rétablissement de la dignité de maréchal de France

    640px-Musee-de-lArmee-IMG_1072.jpg

     

    Il y a eu un incident Anatole France. Après le bombardement de la cathédrale de Reims, Anatole France a écrit à Gustave Hervé, qui l'a publiée dans La Guerre sociale, une lettre de protestation, fort belle, mais qui s'achevait sur une phrase malheureuse où il s'agissait, après la guerre, d' "admettre de nouveau les Allemands dans notre amitié". Il y a eu quelques "mouvements", comme on dit à la Chambre, à ce sujet dans la presse, et il est à supposer que France a reçu personnellement un courrier plutôt vif, car il vient d'écrire, à Hervé encore, une lettre assez piquée où il déclare que, puisqu'on trouve que "son style ne vaut rien en temps de guerre", il cesse d'écrire et demande à s'engager - résolution que son grand âge rend fort chimérique. Mais ce petit incident est révélateur. Il indique la difficulté qu'une aussi grande intelligence éprouve à s'adapter à la situation et à la guerre. De l'état d'esprit dans lequel Anatole France écrivait il y a quelques mois La Révolte des Anges, passer à la destruction de la cathédrale de Reims par les obus allemands : quel abîme ! Si la transition a été malaisée pour un Anatole France, qui a trouvé le moyen d'accrocher en route, quelle ne sera-t-elle pas pour les médiocres, les bornés, les vaniteux, les ignorants et les sots, qui ont engagé leur amour-propre dans le pacifisme et l'internationalisme ? Qui sait si ce petit incident, presque purement littéraire, n'est pas un symptôme des convulsions de l'avenir ?...

    Le départ du président Poincaré, accompagné de Millerand, pour les armées, départ annoncé avec une certaine solennité, fait augurer des succès prochains. On annonce en même temps le rétablissement de la dignité de maréchal de France. Tout cela grandit l'espoir...   u   

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

     

     

  • 2 Octobre 1914 ... Si la France a dû subir l'invasion ...

    German_infantry_1914_HD-SN-99-02296_JPEG.jpeg

    M. Papillon, propriétaire vigneron à Chargé et voisin de La Roche, nous prête tous les matins La Dépêche de Tours, journal républicain radical dont il est le fidèle abonné. Comme son journal, c'est un bon républicain radical que M. Papillon. Et dans sa petite maison, ma foi proprette, il s'est longtemps réjoui des progrès de la démocratie, dans le pays tourangeau en particulier et dans le pays de France en général. M. Papillon a d'ailleurs un fils, des neveux, plusieurs cousins aux armées. M. Papillon n'est pas un mauvais français. Mais s'il connaît bien la vigne, la commune de Chargé et l'arrondissement d'Amboise, M. Papillon n'est pas instruit des choses de la guerre ni de la politique européenne. Pour être bon  français, on n'en a pas moins "ses idées", n'est-ce pas, M. Papillon ? Et ces "idées" consistaient à croire que la guerre est une chose d'un autre âge, qu'en notre siècle de progrès et de lumière l'homme a cessé d'être un loup pour l'homme et que, si le proverbe : "Qui terre a, guerre a", est vrai pour les propriétaires vignerons, il cesse de l'être pour les Etats, surtout au XXème siècle...  

    M. Papillon a eu un triste réveil. Il n'a pas vu la naissance des Etats-Unis d'Europe. Mais son fils, ses neveux ont été blessés par des éclats de shrapnells. Et M. Papillon regrette aujourd'hui que nous n'ayons pas plus d'officiers, pas plus d'artillerie lourde. M. Papillon ne pense pas que, si la France a dû subir l'invasion, si des milliers et des milliers de ses fils tombent en ce moment devant les tranchées que les Allemands ont creusées sur notre propre sol, la faute en est non pas à lui seul ni à lui-même, grands dieux, mais aux institutions qui ont remis à M. Papillon et à dix millions de M. Papillon divers, constituant le corps électoral français, une tâche qu'ils ne pouvaient pas remplir : celle du souverain.

    Le peuple souverain, c'est M. Papillon multiplié à un très grand nombre d'exemplaires et qui crée des représentants à son image, c'est-à-dire des hommes dont l'esprit est naturellement limité aux préoccupations du métier, du village ou de la petite ville. Comment leur en vouloir d'être tels qu'ils doivent être, prévoyants pour leur négoce, pour leur vie privée, imprévoyants pour ce qu'ils ne connaissent pas ?

    L'état de l'Europe, les risques de conflit européen, les nécessités et le caractère de la guerre moderne, l'organisation militaire de l'ennemi, où et quand voulez-vous que M. Papillon ait étudié tout cela ? Il est déjà très beau qu'un sentiment, un instinct tenace aient porté M. Papillon à ne pas consentir au désarmement complet de son pays. 

    Un philosophe anglais a dit que le premier mot de la démocratie, c'était jalousie. Summer Maine voyait peut-être un peu court. Le premier mot des gouvernements démocratiques, c'est ignorance. Dans les temps que nous vivons, l'ignorantia democratica revêt un caractère tragique : c'est la grande homicide qui fait tuer la fleur de la jeunesse française.  u  

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     


     

  • 1er octobre 1914 ... La cathédrale de Reims longuement bombardée et en flammes ...

    020_cathedrale_Reims2.jpg

    Robert Chauvelot nous a apporté toute une série de journaux allemands qu'il a reçue de Genève. C'est la première fois que j'en vois depuis la guerre. Lecture passionnante. Nous sommes introduits chez l'ennemi, nous pouvons lire, à travers les lignes, dans sa pensée.

    "...Voici les principaux organes de là-bas : l'officieuse Gazette de Cologne, La Gazette de Francfort, moniteur de le finance, du libéralisme et du sémitisme, le Berliner Tageblatt qui représente la même tendance à Berlin, mais avec une nuance de fronde en plus : c'est ce Berliner Tageblatt que l'on nous citait à tout instant dans les annnées qui ont précédé la guerre, quand on voulait convaincre les Français que l'opinion publique allemande était pacifique, désavouait d'avance et paralysait à coup sûr toute velléité d'agression du gouvernement impérial. Voici encore la Gazette de Voss, celle que les Berlinois appellent "la  tante Voss", un journal guindé dans son libéralisme à la très vieille mode, et qui représente à merveille les classes moyennes allemandes...

    Tous ces journaux portent des dates qui s'étendent du 17 au 21 septembre. Tous ont le même caractère : ils suent l'embarras, ils trahissent le bluff et la contradiction.

    L'Allemagne souffre en ce moment d'une invasion rentrée. Il s'agit en effet d'expliquer au lecteur pourquoi l'armée allemande n'a pas pénétré dans Paris, pourquoi elle a dû se replier, après la bataille de la Marne, pourquoi elle est bloquée dans ses tranchées. Eh bien ! visiblement, tout cela n'est pas explicable. Les malheureuses gazettes de Cologne, Francfort et autres lieux, s'évertuent à chercher une présentation des choses qui soit acceptable pour leurs lecteurs. Et elles ne trouvent pas.  

    De Paris, d'abord, il n'est plus question. "Plus Paris ! Plus Paris !" comme disaient, il y a trois semaines, les soldats allemands qui battaient en retraite. Après avoir annoncé avec fracas qu'on serait à Paris trois semaines après l'entrée en campagne, on ne souffle plus mot à ce sujet. Quant à la bataille de la Marne, silence : on n'en parle pas plus que si elle n'avait pas eu lieu. Et, par un effronté renversement des rôles, on essaie de faire croire au lecteur allemand que ce sont les Français qui sont sur la défensive, que ce sont eux qui doivent se livrer à des sorties désespérées pour  briser le cercle de fer qui étreint le soldats de Von Kluck. A lire ces gazettes, on croirait, ma parole, que ce sont nos soldats qui sont actuellement terrés dans les tranchées allemandes et qui y reçoivent les rafales de nos canons de 75.

    Lire la suite

  • 30 septembre 1914 ... Le plus personnel et le plus rancunier des hommes qu'est Clemenceau...

     GCATS0941CAP0W5EHCAOBBI8FCA3ZHRCXCA6E6E28CAWCBWJDCAZXSHQLCA518223CAU9YDE7CAJ3WCEPCAOQFJMOCAKA8Z10CAPCZ1B0CANZ3Y6XCAP2412CCALTIZHDCAJJ81A1CA142ZK2CASUZ882.jpg

    Le deuxième mois de la guerre est achevé. Il a été le plus émouvant, le plus dramatique. Aujourd'hui, nous ne pouvons encore réussir à nous représenter clairement les raisons pour lesquelles les Allemands ont abandonné subitement, voilà trois semaines, leur marche sur Paris où, selon toutes les apparences, ils seraient entrés, car, si les forts de Lille, de La Fère et de Reims n'ont pu seulement tenter un simulacre de défense devant leurs énormes obusiers  de siège, les forts de la défense de Paris, en admettant même qu'ils eussent essayé de résister, n'eussent pas arrêté bien longtemps l'ennemi. Les Allemands ont-ils vu un plus beau coup à tenter en cherchant à cerner nos armées ? C'est l'explication militaire, stratégique, rationnelle. Ont-ils senti l'imminence de la bataille de la Marne et voulu s'y présenter avec toutes leurs forces ? Ont-ils craint de n'entrer dans Paris que pour l'évacuer, s'ils perdaient la bataille devenue imminente ? Et n'ont-ils pas été assez bien renseignés sur l'état d'esprit de la population parisienne pour se dire qu'ils risquaient des Vêpres siciliennes  au cas où ils ne laisseraient dans Paris que des forces insuffisantes ou bien dans celui où Paris, surexcité par leur retraite et par l'approche d'une armée française victorieuse, se jetterait sur leurs soldats ? Car c'est quelque chose de redoutable qu'une cité de trois millions d'âmes quand sa fureur n'est plus contenue...

    Nous agitons toutes ces hypothèses aujourd'hui sans qu'aucune s'imposât à nous plus que les autres. Le brusque abandon par les Allemands de leur marche sur Paris reste une énigme et, peut-être même dépouillé de tout mystère, sera regardé par l'histoire comme un des évènements capitaux de la guerre de 1914. En tout cas, c'est une autre répétition du miracle de sainte Geneviève. Un Renan ne manquerait pas de dire : plus tard on vénérera aussi la pastoure, de nous inconnue, dont les prières auront sauvé Paris... Mais les jeux du scepticisme seraient fort mal reçus en ce moment-ci.

    Nous avons tous et tout le monde a bon espoir dans l'issue de la bataille de l'Aisne. Il se confirme que, selon ce qui m'avait été dit à Bordeaux, un gros effort a été fourni samedi. Le lendemain, le général Joffre se serait contenté de faire savoir au général Gallieni : "Succès".  

    Le Dr Carvalho, Français par inclination et par choix, qui a installé une magnifique ambulance dans son château de Villandry, nous parle, en philosophe éloquent, de ses blessés : "Le sacrifice de leur vie qu'ils ont fait si simplement, disait-il, a porté leur esprit à la hauteur des plus grands. L'intelligence de ces ouvriers, de ces paysans en est comme sublimée. Ils sont prêts à tout comprendre dans l'ordre de la pensée et dans l'ordre du sentiment."

    nous a rapporté en même temps des choses intéressantes que lui a apprises M. W... B..., très renseigné sur l'Angleterre et qui a eu de ce côté là confirmation de la pression exercée par les Anglais sur le gouvernement en août. D'après son information, le général French (1) aurait exercé et exercerait encore une action décisive sur le gouvernement de la République. Le départ de Messimy et son remplacement au ministère de la Guerre par Millerand seraient dus à l'intervention du général French, ainsi que la disgrâce du général Percin. Du reste, les changements dans le ministère ont correspondu au voyage à Paris de Lord Kitchener. Le renseignement confirme l'opinion d'un certain Antonio Pagano, publiciste italien, qui est celle-ci : "Deux puissances, même victorieuses, ne peuvent manquer de sortir diminuées de cette guerre : l'Autriche parce qu'elle ne sera plus qu'un satellite de l'Allemagne, la France parce qu'elle ne sera plus qu'un satellite de l'Angleterre."  

    Il est probable en effet que l'intervention de l'Angleterre se fera sentir d'une manière puissante sur le gouvernement de la République quand il va s'agir de poursuivre la guerre, une fois l'envahisseur chassé du territoire. Des convulsions intérieures sont à craindre à ce moment-là, les socialistes et le parti Caillaux devant, selon certaines apparences, commencer une agitation en vue de la paix. Cette perspective serait celle qui inquièterait le plus le gouvernement de Bordeaux. Aujourd'hui, la suspension pour huit jours de L'Homme libre, d'ordre de Millerand, va rejeter dans la faction le plus personnel et le plus rancunier des hommes qu'est Clemenceau... 

    Lire la suite

  • 29 septembre 1914 ... Des soldats anglais qui semblaient tout droit sortis de Rudyard Kipling

     2199458-ce258bc205f19f30a98d450607017ffc508fa3c7-s40-c85.jpg

    L'effet de la guerre et du renversement total de toutes les habitudes, c'est que la faculté d'étonnement s'abolit. On lit sans surprise dans les journaux la proclamation et les ordres de réquisition d'un général prussien aux habitants de Valenciennes. Aujourd'hui, sur la ligne de Tours, un train passait rempli de soldats anglais en tête (des soldats anglais qui semblaient tout droit sortis de Rudyard Kipling (1) et, en queue, formé de voitures, voiturettes et charrettes diverses de commerçants anglais réquisitionnées pour les besoins de la guerre. Les voitures de livraison des marchands de pickles se promènent sur nos chemins de fer et s'en vont sur les champs de bataille de l'Aisne, mais on ne s'étonne plus de rien... 

    M. Denys Cochin vient d'écrire que cette guerre est une "guerre d'idées". Je pense que M. Denys Cochin ne va pas dans les ambulances. Il y verrait les "idées" de cette guerre sous la forme de shrapnells dans la chair de nos soldats. Il verrait même des "idées" dum-dum... u   

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

     

    1. Rudyard Kipling (1865-1936), auteur du Livre de la Jungle, poète patriotique de l'Empire des Indes.

     

  • 28 septembre 1914 ... L'Histoire n'admirera ni la France républicaine ni l'Angleterre libérale

    586151192.jpg

     

    Tous ceux qui reviennent de là-bas (dire que nous considérons comme un très beau résultat et même comme un succès que la bataille ait lieu non sur la Marne mais sur l'Aisne !), tous ceux qui reviennent des lieux terribles où règne la mort, disent que tous ceux qui tombent prononcent le même mot : "Maman !".

    Pour celui qui découvre les ensembles de l'Histoire, une grande voix dominant le champ de bataille répond à ce cri des jeunes soldats qui meurent par cette clameur d'Apocalypse : "Ce sont les erreurs de vos pères que vous payez." 

    Je crois de moins en moins que la postérité puisse admirer l'histoire du peuple français, qui, après avoir travaillé deux cents ans à détruire l'Allemagne, l'a reformée de ses propres mains, et qui a vécu quarante ans à côté d'une formidable puissance militaire sans se protéger contre l'agression. Il y a six mois, l'Allemagne ayant porté son armée de première ligne à 900.000 hommes et prélevé sur sa population une contribution de guerre d'un milliard de marks, il y avait une immense majorité de Français qui croyaient que c'était pour rien, pour le plaisir, que l'Allemagne s'armait jusqu'aux dents. Quand on disait aux habitants de la vallée de l'Aisne et de la vallée de l'Oise que l'envahisseur guettait leurs villes, ils riaient comme d'une bonne plaisanterie. L'Angleterre de Léon Daudet leur faisait l'effet d'un livre très exagéré, écrit par un illuminé... C'est ainsi que Lille, Maubeuge, La Fère, Reims etc., n'ont pas eu les fortifications qui eussent arrêté l'ennemi. C'est ainsi que l'insuffisance de notre grosse artillerie nous retient en ce moment devant les tranchées allemandes dans l'Aisne. Et pourtant, comme le dit le critique militaire du Berliner Tageblatt, "le dernier mot dans cette guerre appartient à l'artillerie".

    D'après le même, nos artilleurs sont excellents, notre tir parfait, notre canon de 75 hors de pair, mais l'artillerie lourde nous manque. Ce n'est pourtant pas faute qu'on l'ait dit, qu'on l'ait écrit...

    Je ne crois pas non plus que la postérité admire la politique de l'Angleterre élective et parlementaire depuis 1870. Après avoir laissé se faire l'Empire allemand, elle l'a laissé grandir, elle l'a laissé devenir puissance maritime, puis elle s'est engagée dans une diplomatie qui devait la conduire un jour ou l'autre à un conflit avec l'Allemagne sans avoir une armée de terre suffisante, après avoir renoncé à l'effort qui, sur mer, par le principe du two powers standard, lui assurait la maîtrise absolue (1). 

    L'Histoire n'admirera ni la France républicaine ni l'Angleterre libérale. Et ces deux démocraties passeront pour des modèles d'imprévoyance et d'aveuglement. Telles qu'elles sont, avec leurs immenses ressources et le génie de leurs populations, il est scandaleux que la France et l'Angleterre soient tenus en échec par ceux que tout le monde appelle les "Barbares" germaniques.   u

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

     

     

    1. La taille de la force navale anglaise devait être égale  à la somme des forces navales de ses deux rivaux immédiats.

  • 27 septembre 1914 ... Quelle surprise nous réserve demain ?

     hussard-allemand-1rgt-1915-hussards-de-la-mort.jpg

    Hussard de la mort

    En attendant que les deux volets de notre aile droite et de notre aile gauche se replient sur le centre allemand, voici, pour tromper notre impatience, une lettre de sous-officier et une lettre de général.

    Pierre Allard (1), adjudant de réserve dans un régiment de chasseurs à cheval, écrit à sa sœur :

    "...Je suis en ce moment dans une ferme isolée où, paraît-il, les Allemands (hussards de la mort) viennent toutes les nuit s'approvisionner et, avec vingt hommes, j'ai reçu l'ordre de leur y tendre un piège. Tu penses si je suis forcé d'ouvrir l'œil... Aussi, pour que le sommeil ne nous gagne pas, j'ai fait préparer du café avec du cognac pour mes hommes et moi. J'écris à la lueur tout à fait cachée d'une petite lampe électrique de poche. L'impression de chasse à l'homme est vraiment passionnante et palpitante. La moitié de ma petite troupe veille avec moi, l'autre moitié est endormie en armes à mes pieds, mes sentinelles bien posées avec ordre de ne pas se faire voir s'ils viennent et de les laisser entrer dans la cour. S'ils entrent, ils sont fichus, la porte  se ferme et ils ne sortiront pas vivants...

    Quels braves soldats que ces réservistes ! Depuis quelques jours j'assure tout seul avec ma petite troupe un service d'éclaireurs pour l'infanterie, et j'ai mes hommes entièrement dans ma main. Le résultat est superbe est pas un n'hésiterait à se faire tuer pour moi. J'ai grand espoir en la victoire finale de nos armes; avec de pareilles énergies, elle est certaine. En ce moment, à l'horizon, de grands coups de déflecteurs balaient de couleurs différentes l'obscurité opaque de la nuit devant moi. Ce sont les Allemands qui font les signaux et c'est vraiment tragique...  Que disent-ils ? Que préparent-ils ? Quelle surprise nous réserve demain ?"

    Le général a conquis ses étoiles sur le champ de bataille. C'était le colonel Baratier, l'ancien compagnon d'armes de Marchand, qui était parti pour la guerre. Il écrit à la date du 23 septembre : "Aujourd'hui tout va bien et ira encore mieux avant peu. On les boutera hors de France et plus loin encore."  u   

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

     

     

     

    1. Frère de Marthe Allard, seconde épouse de Léon Daudet.

  • 26 septembre 1914 ... Les soldats allemands sont joliment mieux habillés et équipés que les nôtres

     fantassin-1914.jpg

    Ma femme a voyagé toute une nuit avec dix soldats, des territoriaux, qui revenaient du front éclopés. Il n'est galanterie que ces braves gens - paysans, ouvriers -  n'aient imaginée. L'impression dominante chez eux, c'est que les soldats allemands sont joliment mieux habillés et équipés que les nôtres. Le fait est que les gaillards ont des bottes en cuir fauve étonnamment confortables et un uniforme d'une couleur feldgrau qui est exactement la couleur de la terre de France. Le pantalon rouge fait triste mine à côté de ces vêtements pratiques, souples et qui ne se voient pas, tandis que le pauvre pantalon rouge traditionnel sert de cible à l'ennemi.

    Il y a tout un symbole dans ces pauvres pantalons qui reviennent si lamentables. Par eux aussi l'électeur français devenu un combattant paie la démocratie qui se croit progrès et qui n'est que routine, un chariot mérovingien dans une ornière. Voilà quarante ans que l'on parle de changer l'uniforme français et que l'on ne décide rien. Le régime parlementaire n'a pas préparé la guerre à laquelle des ministres comme le général Brun disaient d'ailleurs tout haut qu'ils n'y croyaient plus. Il est de plus en plus évident que le citoyen français a eu, pendant ces quarante-quatre dernières années, deux cartes à jouer. L'une étant le bulletin de vote, l'autre la feuille de mobilisation. L'heure étant venue de jouer la seconde, il a payé cher la partie...  u

       

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

  • 25 septembre 1914 ... L'action, sur la Somme et l'Aisne, devient plus violente

    cartefront2.jpg

    L'action, sur la Somme et l'Aisne, devient plus violente, nous disent les communiqués. Il y a, sur les visages, dans la physionomie des villes, dans le ciel même de cette belle fin d'été, il y a comme une grande attente.  u

     

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

  • 24 septembre 1914 ... Manœuvre parfaite, succès complet du 75

     75mm.jpg

    La Roche - Léon Daudet se remet de son grave accident d'automobile survenu exactement le 1er août, le jour où l'ordre de mobilisation était lancé. Il est remis, mais la boîte crânienne est encore à nu sur plusieurs centimètres.
    Chose étrange : le jour même de la déclaration de la guerre en 1870, Alphonse Daudet s'était cassé la jambe. J'ai dit à Philippe Daudet, qui a six ans :
    - Le jour de la déclaration de guerre de 1947, tâche de rester bien tranquille chez toi.

    Dans les trains, vu beaucoup d'officiers, de gradés et de soldats qui reviennent du feu. L'esprit continue à être excellent, l'élan magnifique. Et cela dure. Les Français de 1914 font mentir la vieille remarque de Tite-Live sur les Gaulois : "Dans leurs premiers combats, plus que des hommes; dans les derniers, moins que des femmes." Non, il n'est pas d'endroit sur la terre où l'homme soit d'une qualité supérieure à ce qu'il est en France. On m'a cité cent actions, cent mots qui sont d'une noblesse, d'une simplicité à faire pleurer. Surtout, de la part de tous ceux qui se sont battus, aucune fanfaronnade, aucune jactance. A cela correspondent la maîtrise de soi, la patience dont fait preuve l'opinion publique pendant ces angoissantes journées où se décide la bataille de l'Aisne. Si l'expérience de la démocratie pouvait être tentée dans de bonnes conditions, c'était assurément dans  notre pays.

    Par contre, un sous-officier d'artillerie chargé d'instruire les recrues de 1914 se plaint de leur mauvais esprit, de leur indiscipline, de leurs théories libertaires. Mais il se flatte de mettre bien vite ordre à tout cela.

    Un lieutenant d'artillerie de réserve m'a raconté combien avait été pénible la retraite continue que nos armées ont faite de la Belgique à la Marne. Les officiers exécutaient sans une observation les ordres reçus. Mais ils se disaient en eux-mêmes : "Que se passe-t-il ?" Pourquoi ne se bat-on pas ? Jusqu'où allons-nous reculer ?" Quelques jours plus tard, on trouva sur le corps d'un sous-officier ennemi un journal de guerre où, entre autres impressions, il y avait l'étonnement de n'avoir pas rencontré de résistance de la part des Français. "Sie sind nicht der sprache wert, ils ne valent pas la peine qu'on en parle", disait très sincèrement cet Allemand qui avait pénétré en France sans s'être battu jusqu'au jour où la première prise de contact lui avait coûté la vie. Les nôtres se sont longtemps demandé si, en effet, ils valaient la peine qu'on en parlât. Cette retraite leur a coûté beaucoup de dépense nerveuse. Il y a  fallu beaucoup de maîtrise d'eux-mêmes, de confiance dans le commandement. Un poids leur fut enlevé du cœur, le jour où l'ordre de reprendre la marche en avant fut donné. Dans la bataille de la Marne, le régiment de cet artilleur avait cerné une brigade d'infanterie allemande et l'avait exterminée dans un bois. Manœuvre parfaite, succès complet du 75. Les officiers montaient sur les caissons, au risque de se faire tuer par une balle, pour mieux voir les effets du terrible et merveilleux petit canon.

    Par contre l'impression unanime est notre insuffisance et notre infériorité en grosse artillerie, Rimailhos, obusiers, mitrailleuses. L'idée qui se répand et se précise, cest qu'avec une meilleure préparation matérielle à la guerre, une pareille  armée, avec ces chefs et ces soldats, n'aurait jamais laissé envahir le territoire français.  u   

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

  • 23 septembre 1914* ... Il faudra que l'Autriche, au futur Congrès ...

    Wappen_r%C3%B6m_kaiser.jpg

    Il appartiendra à une sage diplomatie de mettre l'Autriche à l'abri d'entraînements auxquels les Etats sont sujets comme les hommes, et surtout de faire en sorte qu'elle ne soit plus exposée à succomber au tentateur prussien, ce qui ne pourra se faire que par la suppression de la Prusse. Si le vieux Caton, celui qui obtint que Rome détruisît Carthage, revivait parmi nous, il répéterait tous les jours aux Alliés : Il faut défaire l'unité allemande et anéantir la Prusse qui est, depuis deux siècles, le fléau des nations, l'esprit du mal qui empoisonne le monde européen... 

    Il faudra que l'Autriche, au futur Congrès, se résolve à n'être qu'un membre utile et modeste de la société européenne, à remplir ce rôle d'élément modérateur et conservateur que l'ancienne diplomatie française lui avait si judicieusement attribué. Lorsque la Maison d'Autriche, devenue inoffensive en Allemagne après la paix de Westphalie, eut en outre été guérie, après la guerre de Succession d'Espagne, de ses ambitions espagnoles, l'idée de la monarchie française fut d'en faire une sorte de gendarme de l'ordre européen et de la paix européenne au sud de l'Allemagne et aux portes de l'Orient. Voilà l'idée qu'il faudra reprendre demain.  u   

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

     

    * Journal de Jacques Bainville (1901/1918) - Tome I - Plon 1948

     

  • 22 septembre 1914 ... J'ai vu ce matin l'abbé Wetterlé ...

     wetterle.jpg

    On m'affirme de bonne source que le général Joffre aurait déjà pu chasser les Allemands du territoire mais qu'il aurait fallu sacrifier 60.000 hommes tandis que l'opération pourra se faire à bien moins de frais à la fin de la semaine. Donc c'est pour samedi : acceptons-en l'augure.

    J'ai vu ce matin l'abbé Wetterlé (1). Petit, l'œil vif, il n'a à aucun degré l'aspect ecclésiastique dans son complet veston qu'il a revêtu sans doute pour échapper aux Allemands et qu'il a gardé pour se promener à Bordeaux avec le costume si étrange et si disgracieux des Pfarrer d'Allemagne, espèce de redingote qui l'eût fait ressembler à un clergyman. 

    L'abbé Wetterlé est tout à la joie d'être en France et d'avoir eu raison d'être resté fidèle à la France. J'ai vu des hommes qui avaient cette joie dans le regard, cette sûreté un peu orgueilleuse dans le port de la tête, cet optimisme et cette générosité dans la poignée de main : ce sont ceux qui arrivent au jour de leur mariage avec une fiancée tant désirée. L'abbé Wetterlé est véritablement nuptial, et, jusqu'à l'anticléricalisme, il voit en beau tout ce qui est français.

    Toute la presse parisienne quitte Bordeaux : nous partons ce soir. On dit même que le gouvernement songe à retourner à Paris. u   

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

     

     

     

    1. Emile Wetterlé (1861-1931), député protestataire d'Alsace-Lorraine au Reichstag.