17 août 1914 ... "Vive la sociale !" et "A bas la guerre !"
Dom Besse revient de Poitiers. Il a été témoin de quelques incidents : des hommes qui criaient : "Vive la sociale !" et : "A bas la guerre !". Mais c'étaient toujours des isolés. Une fois dans le rang, plus un mot... Est-ce que Liebknecht, qu'on disait fusillé pour avoir refusé d'obéir à son ordre de mobilisation, n'a pas, aux dernières nouvelles, pris le sac et le fusil comme le recommandait Bebel, le vieux compagnon de luttes de son père ?...
La grande émotion de la guerre a déterminé aussi un mouvement de piété. Les hommes demandent des prêtres et leurs officiers vont en réclamer à l'archevêché. Un capitaine se désolait parce que, dans sa compagnie, il n'avait qu'un diacre, et un diacre ne peut pas donner l'absolution. Dom Besse a vu des soldats qui se confessaient en pleine rue. Personne ne songeait à s'en étonner, encore moins à rire...
Rencontré André Bonnier sur le Pont Royal. Il a été mobilisé par erreur et renvoyé "dans ses foyers". Il ne garde aucune amertume d'un impair des bureaux qui l'a fait voyager durement et par trente degré de chaleur de Paris à Argentan et retour, - pour rien.
- N'ébruitez pas la chose, me dit-il. Nous étions cinquante réservistes de la territoriale dans mon cas sur vingt mille hommes appelés à Argentan. L'autorité militaire peut se tromper de cela !
C'est le plus délicat des lettrés, des Parisiens et des sédentaires qui parle ainsi.
Nous nous sommes quittés sur un "Qui l'eût cru ? Qui l'eût dit ?", en nous félicitant des nouvelles de la guerre qui nous sont toujours favorables. Il semble qu'en quelques jours la rive gauche du Rhin doive tomber en notre pouvoir... L'air s'est subitement rafraîchi et chacun pense à nos soldats qui n'auront pas à se battre aujourd'hui sous un ciel de feu.
La rareté ou l'absence des nouvelles est une dure école et enseigne au public que la guerre est une chose sérieuse. Beaucoup de lettres de combattants n'arrivent qu'avec le timbre de Paris. Les officiers ont donné leur parole d'honneur de ne pas révéler même à leurs parents les plus chers, à leur ami le plus intime, le nom de l'endroit où ils se trouvent. On a supprimé de l'esprit du "monsieur qui passe" et qui achète tous les journaux que l'on crie sans y trouver autre chose que le communiqué officiel, l'idée qu'il a le droit d'être renseigné, comme le monsieur qui a payé son fauteuil d'orchestre a droit au spectacle. Le non-combattant n'est plus rien. Il le sent et se tait.
Un régiment de chasseurs à cheval a pris part au beau succès par lequel deux divisions allemandes ont été bousculées à Dinant. Georges L... en était-il ? Sa mère elle-même l'ignore. Il faut vivre dans ces perplexités et se plier à cette discipline.



Quel silence ! Les journaux sont pour ainsi dire sans nouvelles. Les renseignements oraux sont invérifiables. Om me dit que le général Joffre a transporté son quartier général à Mézières. Tout fait pressentir que la poussée allemande se fera par le Nord, non par l'Est, qu'une formidable bataille va se livrer dans ces Flandres où le sort de la France s'est si souvent décidé... Bouvines, Azincourt, Rocroy, Denain, Fontenoy, Fleurus, Waterloo... Comment s'appellera la rencontre de demain ?...
Au ministère de la Guerre, me dit Georges Deherme, qui a fait appuyer ma demande, on retient ma proposition et l'on promet de m'employer dès que nous aurons occupé le territoire allemand. On a bon espoir au ministère ! Aujourd'hui, pourtant, les nouvelles sont un peu moins sûres... Les vestibules de la rue Saint-Dominique sont pleins : les uniformes anglais presqu'aussi nombreux que les nôtres. Je rencontre Henry Bérenger.
Bracke, - de son vrai nom l'helléniste Desrousseaux, - député socialiste de Paris et membre du comité exécutif du parti, se fait l'écho d'une rumeur d'après laquelle l'assassin de Jaurès, un cerveau fragile, aurait été poussé par des agents provocateurs allemands. L'Allemagne escomptait une révolution à Paris qui ne s'est pas produite, mais qu'elle a annoncée tant elle s'en croyait sûre. De son côté, elle aurait fusillé Liebknecht et Scheidemann, les deux chefs socialistes au Reichstag. Cette rumeur contredit l'information du Daily Mail d'après laquelle les cent dix socialistes du Reichstag auraient voté les crédits militaires comme un seul homme, et pris le sac et le fusil, comme l'avait toujours recommandé le vieux Bebel, "kaiser de la social-démocratie". En réalité, nous vivons dans l'ignorance complète de ce qui se passe en Allemagne.






Quelques mots seulement pour signaler que nous commençons aujourd'hui la mise en ligne du Journal inédit de l'année 14 de Jacques Bainville.