UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

L'AF en 14 (2/2) : le "Journal" de Bainville - Page 8

  • 3 septembre 1914 ... L'invasion ne cesse de progresser, on quitte Paris en masse

    Uhlans-Dragons.jpg

    Encore une nuit anxieuse, encore une matinée sans réconfort. Le bruit courait hier soir à Saint Lô, venant de Paris, que le général Pau (1) avait remporté une victoire et occupé les lignes ennemies. On nous avait tout de suite apporté cette lueur d'espoir. Ce matin, nous apprenons que les uhlans sont à Compiègne. C'est tout. 

    De nombreux réfugiés arrivent de Paris, des environs de Paris et de la région de l'Oise. A entendre ces derniers, c'est l'autorité militaire qui ordonnerait l'évacuation immédiate parce que des batailles sont prochaines dans cette région et que nous emploierons le nouvel explosif de Turpin, qui est un asphyxiant d'une telle puissance qu'il expose à la mort tous les habitants d'une région...

    Le secret de Turpin est admirable, on veut bien le croire. Mais ce n'est pas encore le secret de la victoire, puisque l'invasion ne cesse de progresser. Du coup, on quitte Paris en masse. Les trains se succèdent en grand nombre aux gare d'Orléans, de Lyon et de l'Ouest. Des hommes qui sont arrivés ici disent avoir voyagé vingt heures debout dans un fourgon.

    Stephen Pichon (2) écrit dans Le Petit Journal ces lignes qui surprendront. C'est le premier son de cloche de cette nature qui est donné : "Il y a longtemps que j'ai dit qu'on avait tort de s'en reporter aux bruits fallacieux qu'on faisait courir sur la supériorité de nos armes. L'évènement a tristement démenti ceux qui colportaient de prétendus propos de prisonniers allemands dont on s'emparait comme d'une promesse certaine de victoire. Mais de l'optimisme excessif dont on faisait preuve il y a quinze jours, au pessimisme découragé que créeraient maintenant des revers auxquels nous avions le droit de ne pas nous attendre, il y a toute une distance que nous ne devons pas parcourir."

    Des revers ? Il y a donc eu des revers ? Où et quand, nous ne le savons, ou plutôt nous ne le devinons que très vaguement encore. Mais c'est la première fois que le mot est prononcé. Il nous attriste jusqu'au fonds de l'âme.

    ...D'après les lettres que nous venons de recevoir à l'instant même, les uhlans se trouvaient dès dimanche, c'est-à-dire le 30 août, dans les environs de Compiègne. Les habitants de la région se hâtaient de chercher un refuge à Paris.  

     

    (1) : Paul Pau (1848-1932) était entré à Mulhouse le 19 août 1914, qu'il devait évacuer le lendemain.

    (2) : Stephen Pichon (1857-1933) avait été ministre des Affaires étrangères sous Clemenceau puis Caillaux de 1906 à 1911 et le redeviendra avec Clemenceau de 1917 à 1920.

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

     

     

  • 2 septembre 1914 ... Retraite ininterrompue de nos armées

     untitled.jpg

    Ce qui étonne le public, c'est cette retraite ininterrompue de nos armées. Il semble que les Allemands avec la régularité d'une horloge, que leurs étapes soient fixées d'avance. Il semble aussi que, de notre côté, le commandement préfère garder nos armées intactes, même au prix de l'investissement de Paris, pour que nous puissions le jour où la pression russe se fera sentir trop vivement des Allemands en Prusse orientale, reprendre l'offensive avec des forces inentamées.

    Cela, c'est l'explication optimiste du fait qu'il n'apparaît aucun nom de bataille et que, depuis que nos armées ses ont repliées de Belgique en France, tout a l'air de s'être passé en manœuvres défensives. A cette explication-là, toute la France, dans sa volonté de vivre, s'attache avec confiance, avec énergie.

    Une explication pessimiste mais partielle, rendue malheureusement vraisemblable par le communiqué d'hier soir, c'est que notre aile gauche - celle où se trouvent les Anglais - est toujours sous la menace de se trouver débordée et enveloppée. Ce serait cette faiblesse qui nous obligerait au retrait sur toute la ligne. Quoi qu'il en soit la "guerre à outrance" qui deviendrait nécessaire à partir du moment où Paris serait investi constituerait une lourde épreuve. La presse s'efforce d'accoutumer l'opinion à l'idée des sacrifices nécessaires.  

    Le point de vue sur lequel on insiste, c'est que l'état-major prussien expose ses hommes avec une prodigalité folle, sans tenir compte de la difficulté, qui croît pour lui tous les jours, à mesure qu'il s'éloigne de sa base d'opérations, de "réétoffer" ses régiments décimés et de les ravitailler...

    Hélas ! il y a trois semaines, on disait déjà que les soldats allemands mouraient de faim et que les uhlans se rendaient pour une tartine. Le peuple français est assez viril pour ne pas avoir besoin d'être bercé par ces niaises illusions. 

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

  • 1er septembre 1914 ... Nos armées sont remplies d'hommes qui savaient de science certaine que la République perdait la France

     474px-ChurchillGeorge0001.jpg

    David Lloyd George et Winston Churchill

    On se bat à Rethel et c'est demain l'anniversaire de Sedan (1)... Pour la quatrième fois en un siècle, l'étranger a envahi la France, et cette année-ci est le centenaire de 1814. Les Français ne pourront pas manquer de comprendre cette leçon terrible. Ceux qui l'ont déjà comprise, ceux qui savaient que les principes de la démocratie et de la Révolution devaient nous conduire à une défaite ont été les premiers à marcher. Nos armées sont remplies d'hommes qui avaient prévu l'évènement, qui savaient de science certaine que la République perdait la France. Ils ont fait magnifiquement leur devoir et ils paraîtront à la postérité tels que ce Megistias dont parle Hérodote, qui mourut aux Thermopyles et sur la tombe duquel fut gravée cette inscription : "Sous ce tombeau repose Megistias le devin, qui, sachant d'avance le destin dont il était menacé, ne put se résoudre à abandonner les chefs de Lacédémone."   

    Qu'il est beau le sort de Megistias ! L'histoire retiendra le nom des Français qui l'ont partagé ! Les chefs de notre Lacédémone, nous les connaissons... Ils conduisent la nation à cette heure tragique : cela suffit.

    M. Winston Churchill (2) a déclaré ces jours-ci que cette guerre était celle de la démocratie contre l'autocratie. Parole imprudente à l'heure où la démocratie libérale anglaise et la démocratie libérale française expient leur aveuglement et leurs erreurs dans le sang répandu à flots dans les plaines de Flandres et de Picardie. Il paraît même certain que, si l'aile gauche des armées alliés fléchit si régulièrement depuis quatre jours, c'est parce que les Anglais s'y trouvent et que les Allemands les attaquent avec une fureur particulière.   

    Les libéraux anglais ont commis exactement la même faute que les républicains français : ils se sont laissés entraîner à une guerre qu'ils n'avaient pas préparée, ils ont fait une diplomatie dont ils ne s'étaient pas donné les moyens. La Triple-Entente, sans une sérieuse armée anglaise, quelle erreur immense ! Et si l'Angleterre, comme on peut le croire, s'est bien mis dans la tête qu'elle ne renoncerait pas à la lutte avant d'avoir vaincu l'Allemagne, que d'efforts, que de sacrifices, avant que cet empire militaire soit battu ! Et par quels abandons des principes du libéralisme arriveront-ils, les Asquith (3) et les LLoyd George, à ce résultat ?

     

    (1) Sedan : la défaite du 2 septembre 1870.

    (2) Winston Churchill (1874-1965), premier lord de l'Amirauté (ministre de la Marine) en 1911, devra démissionner en mai 1915 après l'échec de l'opération des Dardanelles dont il fut le promoteur. 

    (3)  Herbert Asquith (1852-1928), libéral, Premier ministre de 1908 à 1916. 

     

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

  • 30 août 1914 ... Ah ! la République !... Ah ! l'Empire !

     187091.jpg

    Bataille de Saint-Privat, 18 août 1870 - Peinture de Alphonse de Neuville

    Quinze ou vingt familles de réfugiés belges, soixante personnes en tout, sont arrivées ici. Les notables du bourg appréhendaient que la population ne leur fît pas un accueil très chaud. En temps ordinaire, la fourmi normande n'est pas prêteuse. Elle s'est montrée admirablement empressée et généreuse avec les malheureux exilés.  

    Ce sont des ouvriers mineurs ou métallurgistes, de petits commerçants, de petits propriétaires cultivateurs, tout le pays wallon vu comme dans un microcosme. Placides, les hommes fument d'énormes pipes. Ils paraissent las de raconter les horreurs dont ils ont été les témoins et failli être les victimes. Aucune emphase, aucun goût de nous dire : "C'est pour vous sauver, pour la France que nous avons fait cela, que nous nous sommes mis en travers de l'invasion."

    Une femme, avec un flegme extraordinaire, nous fait un récit de son odyssée, tragique dans le décousu et la pauvreté de l'expression :

    - Nous sommes du village du Châtelet, dit-elle avec l'accent et les locutions belges. Comme il y avait la guerre, nous avions fait des provisions de riz et de café. Aujourd'hui ce sont les Prussiens qui les mangent. Ce peuple-là, voyez-vous, il n'y a rien à faire avec lui... Ils commettent des barbaries qu'on ne pourra jamais tout dire... Mais les soldats français, on les suivrait au bout du monde, tellement qu'on se sent en sûreté avec eux... Voilà qu'une nuit, au Châtelet, les cloches de l'église sonnent et tout le monde se réveille...  "Sauve qui peut", qu'on crie de tous les côtés... Les soldats français nous disent : "Venez vite, mais n'ayez pas peur, les Prussiens ne sont pas encore là..." Si nous étions restés, nous aurions été fusillés comme tant d'autres. Les Prussiens pillent et violent les femmes... Ils leur font enlever leur robe et tout et veulent qu'elles les servent ensuite à table... Ah ! la guerre, c'est quéqu'chose !..."

    Ce "ah ! la guerre, c'est quéqu'chose !" sert de refrain au lamentable récit, vient en scander les épisodes les plus affreux.

    -Nous avons suivi les soldats français dans leur retraite... Parfois nous rampions avec eux, nous nous cachions derrière les haies... Nous dormions sous leur protection, à la belle étoile. Une nuit il y a eu alerte; les chevaux ont pris peur et nous ont piétinés. L'un d'eux est passé au-dessus de moi sans que ses sabots m'aient touchée... C'est bien miracle... Enfin, une fois arrivés en France, on nous a mis en chemin de fer... Nous étions des cents et des cents... On s'étouffait dans les fourgons... Dans le nôtre, deux femmes ont accouché au milieu de la nuit, sans lumière, sans secours, sans pouvoir remuer... Je crois qu'une mère et son enfant sont morts...

    Et elle répète encore, avec la vision de ces horreurs dans les yeux, la formule de sa mélopée qui résume toute sa vision du drame : "Ah ! la guerre c'est quéqu'chose !"

    Ce soir, L... est arrivé de Paris avec ses enfants. On n'a commencé à comprendre la situation véritable qu'à partir du moment où, par un communiqué du ministère de la guerre, le public a su que "nous tenions de la Somme aux Vosges". De la Somme aux Vosges, s'est-on répété avec stupéfaction. Si les Allemands sont sur la Somme aujourd'hui, ils seront donc devant Paris dans deux semaines ?

    Comment reproduire tous les "on-dit" que les voyageurs nous apportent ? C'est un flot dont on pourrait à peine rendre le murmure. On dit que la banque de France a transporté son numéraire à Bordeaux et qu'elle y sera bientôt suivie par le gouvernement. On dit que le général Percin est à la prison du Cherche-Midi pour avoir voulu rendre sans combat la place de Lille. On dit que la nouvelle poudre Turpin a été acceptée par le ministère de la Guerre depuis qu'il est avéré que les Allemands violent la convention de La Haye, se servent de balles explosives et de baïonnettes dentelées : c'est une poudre asphyxiante qui tue des milliers d'hommes à la fois, et l'injection d'un contrepoison suffit à immuniser nos propres soldats. On dit que le fusil allemand est meilleur que le fusil Lebel, mais que nos fantassins chargent l'ennemi avec trop d'ardeur et gênent le feu de notre artillerie. On dit que nous avons remporté une grande victoire à Péronne. On dit qu'un général n'aurait pas transmis une certaine dépêche et que, par sa faute, toute l'armée française a dû se replier. On dit que les soldats qui partent pour le feu demandent des médailles bénites...    

    Surtout on commence à dire ! "Ah ! la République !..." du ton de sombre reproche et de malédiction dont on commençait à dire il y a quarante-quatre ans : "Ah ! l'Empire !"

    Bien qu'un aéroplane allemand ait, dimanche à midi, jeté trois bombes sur Paris du côté de la gare de l'Est (une femme a été tuée dans la rue des Vinaigriers), L... rapporte l'impression que l'état moral de la ville reste excellent; de la tristesse, sans doute, et qui se lit sur les visages, de l'accablement qui se voit, mais pas de surexcitation, pas de nerfs. On réfléchit... La raison s'exerce et domine... Un sérieux règlement de comptes d'annonce pour les idées et les principes de la démocratie.

    Ce qui geint, ce qui s'affole, ce qui murmure, ce qui reconstruit les plans des généraux, se lamente sur le haut commandement, ce sont les vieillards, les témoins de 1870, qui sont dans l'état d'esprit nihiliste de la défaite sans espoir, du désastre inévitable, de la chute dans le noir et le néant voulue par une aveugle destinée. Les générations nouvelles refusent d'écouter ce langage-là, se bouchent les oreilles, et, dans les familles, on tient pour négligeables les propos funèbres des vieillards à qui l'on a déjà donné ce surnom : grand-père Panique...

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

     

     

     

     

  • 29 août 1914 ... "Plus que jamais, il s'agit du salut général." (Léon DAUDET)

    Reçu la réponse de Léon Daudet à ma lettre pessimiste. Il est toujours à La Roche, où il se remet de son accident d'automobile, et, malgré sa tête et sa jambe blessée, il garde sa belle humeur, sa belle confiance. "L'attente nous torture, dit-il, et je vois par votre lettre que vous êtes logé à la même enseigne, à cette différence que je m'attache désespérément à l'espérance. Nous jouons tellement notre peau et, qui pis est, celle du pays !... Oui, il y a les institutions. Mais il y a aussi quelque chose qui compte à la guerre, en dehors de la préparation qui, chez nous, a persisté malgré le régime, - exemple la mobilisation si bien réussie. Ce quelque chose, c'est un tempérament anciennement guerrier qui se réveille. Je parle en dehors de toute métaphysique. Vous vous rappelez nos causeries sur la guerre en Touraine, au dîner de Loches. Cela était déjà terriblement dans l'air. Pourquoi, espèce de diable, n'avez-vous pas voulu prendre une deuxième bouillabaisse à Marseille ? Ô brusques tournants de la vie ! J'en suis pour ma part obsédé. Il est clair que, quel que soit le sort des armes, - et je persiste à l'espérer favorable, - il va venir une vague de nationalisme qui emportera tout. C'est de la physiologie élémentaire. Plus que jamais, il s'agit du salut général."  

    A Charleroi, les Allemands ont bouché des puits de mine ensevelissant tout vifs les ouvriers mineurs qui étaient au fond de la fosse. Quelle réponse à l'Internationale ouvrière et à la fameuse devise des congrès du parti : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" Le socialisme international finit en farce tragique.

     

    Castelnau%20photo%201.jpg

    Le général de Castelnau a cinq fils aux armées. Le plus jeune, Xavier, a été tué sous ses yeux. Le père, détournant ses regards, a continué de donner les ordres dont le salut d'une armée dépendait. On n'a rien vu de plus beau en aucun temps.

    Les familles nobles et les familles militaires françaises - parias d'hier - commencent à payer, comme toujours, leur magnifique tribut à la mort des champs de bataille. Je vois sur la liste de ce jour le premier nom connu. C'est Roger de Feué (?), tué à Nomény d'une balle au front. Il était, quand je l'ai connu, voilà déjà une dizaine d'années, un garçon aimable, espiègle, qu'on sentait ardent à aimer la vie et dont le jeune et beau rire sonne encore à mon oreille...

    Je suis très frappé de l'impression persistante de tous ceux qui doivent à leur âge d'avoir vu l'autre guerre, - on ne dira plus désormais en parlant de celle-là "la guerre" tout court, - et qui, en lisant les journaux, ne cessent de répéter : "Comme en 1870 !" Les communiqués officiels entortillés, les explications que l'on donne des mouvements de "concentration en arrière", etc, sont pour ceux-là du déjà lu, comme les paroles de confiance excessive des quinze premiers jours étaient du déjà entendu.    

     

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

  • 28 août 1914 ... L'élimination d'une demi-douzaine de radicaux du type vulgaire

    628px-Guesde_1908.jpg

    A la suite d'incidents encore obscurs, mais graves et sur lesquels courent d'étranges rumeurs, reconstitution du ministère Viviani par l'élimination d'une demi-douzaine de radicaux du type vulgaire et la rentrée de Millerand, de Delcassé, de Briand et de Ribot. C'est un gouvernement qu'on appelle déjà de "défense nationale". L'autre était donc impropre à cette défense ? L'apparition de Marcel Sembat et de Jules Guesde dans cette société de modérés prouve que l'Elysée et peut-être tout le personnel républicain continuent de redouter une Commune. Il est remarquable que, du côté français autant que du côté allemand, les têtes sont hantées par l'analogie avec 1870...

    Dans cette occasion, on pense à ce qu'eût été le rôle de Jaurès s'il n'eût pas été abattu par le révolver d'un assassin. Il n'eût pas manqué d'être appelé à faire partie du ministère, et il y eût pris peut-être la place de Gambetta, celle de l'irréalisme et de l'éloquence. Guesde, tout théoricien qu'il est, a dans la cervelle beaucoup moins de nuées que Jaurès et ne parle que de ce qu'il connaît. Sembat a de la clarté et du bon sens. Comment se tirera-t-il, dans ses fonctions nouvelles, de son dilemme : Faites un roi, sinon faites la paix ? 

    Le gouverneur de Paris, général Michel, est remplacé par le général Gallieni, de qui on attend plus d'énergie pour les éventualités que l'on redoute. Le général Michel manquait de prestige et d'autorité; on s'en apercevait aux libertés que prenait déjà la presse, aux discussions et aux tons des discussions des journaux, à ces éditions criées à toute heure à travers Paris et qui énervaient le public sans rien lui apprendre. Le préfet de police, Hennion, créature de Caillaux, s'en va aussi. Qu'est-ce que cela veut dire ?

    En fin il est clair que le gouvernement est inquiet et prévoit des évènements graves. Ceux qui se souviennent de l'autre guerre se rappellent que l'accent, la physionomie des journaux, la manière de présenter les choses étaient exactement les mêmes en 1870.

    Un convoi de prisonniers allemands que l'on conduisait à Dinan a passé près d'ici. L'assurance des officiers, le monocle dans l'œil, de somptueux cigares dans la bouche et disant à tout propos que leurs camarades seraient bientôt à Paris, a fait impression sur les ruraux, les a intimidés.  

    Illustration : Jules Guesde, caricature. 

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

  • 26 août 1914 ... La responsabilité du vieux Habsbourg

     Franz.jpg

    Elle est magnifique la terre de nos provinces de l'Ouest. On y retrouve en ce moment l'état d'esprit de confiance absolue qui était celui de Paris voilà quinze jours. Les hommes ici sont partis d'assez bon cœur en déclarant que la guerre était inévitable, qu'il fallait en finir,, mais en couvrant de malédictions l'empereur François-Joseph...

    Pauvre Jacques Bonhomme, va te battre, ta carte d'électeur dans ta poche à côté de ta feuille de mobilisation, comme la notion de la guerre "inévitable" cohabite dans ton esprit avec l'idée de la responsabilité du vieux Habsbourg.

    Va te battre, pauvre dix-millionième de souverain, comme tu t'es toujours battu sous les monarchies, les empires et les républiques, en recherchant les raisons obscures des fatalités qui pèsent sur toi.   

     

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

  • 25 août 1914 ... Le sang-froid est à l'ordre du jour

    UFF_chantiers 2.jpg

    Un train bondé : l'exode commence, mais avec un grand calme. Un mot suffit pour apaiser les inquiétudes des femmes. Le sang-froid est à l'ordre du jour... Les voies sont gardées par des territoriaux armés d'un fusil Gras, sans uniforme. Un képi et un brassard : quelquefois le brassard seul sur la blouse ou le veston révèlent le militaire. Plus on avance vers l'Ouest, plus le relâchement s'accuse. Je comprends que ce spectacle ait alarmé de vieux soldats comme L...-S...

    A Bernay, nous précédons un train de blessés. Majors, infirmières, Croix-Rouge sont sur le quai de débarquement pour les recevoir. Beaucoup de bonne volonté, de dévouement, mais si peu d'organisation ! On sent l'improvisation, l'inachevé qui doit s'étendre à la pharmacie de l'ambulance. Quelques voyageurs, choqués de ce spectacle d'incurie en plein air disent : "C'est une foire." Mot dur, mais vrai : tout est en plein vent, avec des moyens de fortune. Je me représente ce que peut être en ce moment l'équivalent de Bernay à cent kilomètres à l'Ouest ou à l'Est de Berlin, la gare imposante, les quai monumentaux, l'ordre et l'alignement parfaits... les moindres détails prévus, la machine sanitaire fonctionnant aussi bien que la machine militaire. Peut-être avons-nous atteint en 1914 le degré d'organisation auquel les Allemands étaient parvenus en 1870. C'est bien juste et j'en doute encore. 

    A Lison, je cause avec le territorial qui garde le passage à niveau. Il n'est pas mécontent de son "fusil Gras transformé", et il en regarde le canon avec une certaine complaisance. Puis, dans le jargon du Cotentin, il répète presque inintelligiblement ce qu'il a lu dans son journal ou entendu de l'instituteur : que ce n'est pas le soldat prussien qui est un méchant homme, mais l'officier. Et il ajoute, après un moment de silence où est remontée une rancune : "P't'êt'ben l'sous-officier aussi."  

     

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

  • 24 août 1914 ... Un vent de démoralisation souffle de tous côtés

    territoriale-sentinelle-11.jpg

    Une journée dont on se souviendra : la première qui soit marquée par une mauvaise action. Le sénateur Gervais raconte au Matin qu'une division, en Lorraine, a refusé de combattre et laissé tomber Lunéville aux mains de l'ennemi : le sénateur Gervais, en spécifiant que cette division vient du Midi, jette la suspicion sur le courage  de la moitié de l'armée. Tout ce qui est méridional et tout ce qui est français s'indigne. La carrière de ce monsieur comme journaliste me paraît bien compromise. D'après une version qui m'est donnée, le sénateur Gervais, en jetant le blâme et la honte sur les contingents du Var, a servi une intrigue politique dirigée contre Clemenceau, sénateur de ce département, et dont l'influence, en ce moment, est redoutée. Le Parlement contre l'union nationale, c'est parfait (1) !

    D'autre part, on a renvoyé de nombreux territoriaux dans leurs foyers, et ils sont revenus en disant qu'on n'avait pas de fusils à leur donner, que beaucoup de réservistes n'avaient "touché" que des fusils Gras.

    Un vent de démoralisation souffle de tous côtés. J'appends que, dans les sphères officielles, et en particulier au ministère de l'Intérieur, on broie du noir. Au Crédit Lyonnais un commis et le caissier m'interrogent avec anxiété. C'est un Paris nouveau... Les articles des journaux officieux destinés à rassurer sont si maladroitement conçus qu'ils répandent l'alarme, en somme qu'on commence à ne plus savoir qu'inventer. Ainsi, à 5 heures du soir, on signale de l'effervescence à Montmartre et dans quelques faubourgs où la misère grandit : renseignements pris, il s'agit de quelques plaintes, tout de suite apaisées, de femmes de mobilisés sur la manière dont était distribuée l'allocation journalière. Les imaginations ont un peu de fièvre...   

    Dom Besse sait de source sûre qu'il s'en est fallu de peu que la Belgique ne laissât passer l'invasion allemande. Le gouvernement de M. de Broqueville ne se souciait pas du tout de prendre une aussi lourde responsabilité. C'est le roi, appuyé par le général Léman, qui a triomphé de la résistance de ses ministres et même de certains généraux. 

    Allé voir Mme D..., qui est toujours infirmière à l'hôpital Saint-Martin. Elle soigne un adjudant, vieux briscard qui va perdre une jambe horriblement mutilée par une balle explosive. "On devrait bien répondre à ces procédés de sauvages par des procédés pareils" lui disait Mme D... Et l'autre, avec une conviction profonde : "Oh ! non, madame ! Il y a la Convention !" Il voulait parler de la Convention de Genève qu'il n'a certes jamais lue. Mais ce respect, quasi mystique, des traités, c'est une manifestation magnifique de ce sentiment de l'honneur si puissant chez les Français...

    La mobilisation est terminée : les communications sont rétablies au moins pour quelques jours avec la province. J'en profite pour aller régler quelques affaires en Normandie, voir ce qu'on pense dans les départements; mais rentrer à Paris sera-t-il possible ?... 

     

    (1) André Bellessort, qui revenait d'Extrême-Orient, eut connaissance, en escale à Ceylan, de l'article du Matin; cette diffamation de la France par un Français avait fait immédiatement le tour du monde. Voici ce que Bellessort a écrit à ce sujet dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1915 : "Des détails précis, ou qui semblaient l'être, il ne nous en arriva qu'un seul, et je ne sais comment... Je n'en dirais rien, s'il n'était bon de rappeler au sentiment de leur responsabilité ceux qui, dans des heures aussi graves, tiennent une plume de journaliste. Un article publié par un journal français et autorisé par la censure dénonçait je ne sais quelle défaillance de je ne sais quel régiment, une misère qui, en admettant qu'elle fût vraie, n'atteignait pas plus l'héroïsme de nos troupes que les ordures qu'elle roule à Bénarès ne corrompent l'eau du Gange. L'écho de cet article était venu jusqu'à Ceylan; un de nos compatriotes en fut insulté dans un hôtel de Kandy."

     

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

     

  • 23 août 1914 ... Léon Daudet : Je vis dans une mortelle angoisse en attendant l'issue de la bataille

    753361.jpg

    D'une lettre à Léon Daudet : "...Pour tout vous dire, mon cher ami, je vis dans une mortelle angoisse en attendant l'issue de la bataille. Nous avons eu raison sur tant de points que j'ai peur que nous n'ayons raison jusqu'au bout, - et ce bout je n'ose même pas écrire le nom qu'il porte à la guerre... En somme, n'est-ce pas, c'est Viviani et LLoyd George, deux avocats radicaux-socialistes, qui font campagne contre un Etat dont la guerre est "l'industrie nationale". La situation, en dernière analyse se réduit à cela. Et nous voici à l'heure du grand jugement pour les hommes et pour les idées, pour les caractères et pour les institutions. Tuba mirum spargens sonum. Seulement, c'est le canon qui est la trompette formidable.

    Vous ne pouvez vous représenter l'aspect de Paris depuis trois semaines. Dans l'espace d'un jour, toutes les nuances se succèdent : espérance, inquiétude, colère, abattement, retour à la confiance. C'est la mobilité d'un visage de femme..."

    Aujourd'hui, c'est une crispation qui se voyait sur ce visage. L'entrée des Allemands à Bruxelles a introduit le peuple de Paris dans des pensées graves. On comprend que l'ennemi marche vers la frontière du Nord. On commence à s'étonner un peu que nous l'ayons laissé descendre si bas...

    La vérité est, paraît-il, que les Anglais ont retardé l'action. Leur débarquement a été lent. Ils marchent, encombrés d'un nombreux bagage : ils ont jusqu'à de tables à thé et de la glace pilée pour le whisky, me disait quelqu'un tantôt. 

    Le même, bien informé des choses maritimes, ajoutait que la marche de l'escadre anglaise était entravée par le nombre prodigieux de mines que les Allemands ont semées dans la mer du Nord. En outre Heligoland est devenue une île de feu et de flamme dont on ne peut approcher et qui menace les plus puissants dreadnoughts. Les Anglais regrettent amèrement aujourd'hui d'avoir cédé cette île aux Allemands contre je en sais plus quel morceau de Zanzibar... En réalité, l'Anglais a usurpé sa réputation. Il est imprévoyant et impolitique. Il vit au jour le jour, sans grand dessein, sans idées générales. Il nous a laissé battre en 1870 et il doit faire la guerre à nos côtés aujourd'hui, ce n'est pas économique. Il a laissé venir le moment de cette guerre sans s'être créé l'armée qu'il lui eût fallu pour la soutenir dans de bonnes conditions. L'histoire n'admirera pas cela non plus.

    Les blessés soignés à la Croix-Rouge, nous dit Mme de Mac-Mahon, racontent l'impression d'horreur et d'angoisse qu'ils ont ressentie en se voyant tomber sur le champ de bataille, redoutant d'être achevés sinon torturés par les Allemands. Cette guerre prend un caractère si atroce de peuples et de races que les républicains eux-mêmes s'en aperçoivent. Messimy a déclaré qu'il ne s'agissait plus de la "guerre en dentelles". Nous n'avons donc pas fait de progrès, et l'humanité non plus, depuis Fontenoy ?

    On parle d'une invention terrible de Turpin, un explosif incomparable que les avions jetteraient du haut des airs et qui serait capable d'anéantir des milliers d'hommes d'un coup. Mais de quoi ne parle-t-on pas ? Et quelle fable ne trouverait créance parmi deux millions de Parisiens qui attendent  l'issue d'une terrible bataille ? 

     

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

     

     

  • 22 août 1914 ... Guerre des nations, guerre des peuples

    Les Allemands sont entrés à Bruxelles et ont exigé le paiement immédiat d'une contribution de guerre de 200 millions. On dit que Guillaume II s'apprête à prononcer l'annexion de la Belgique à l'Empire allemand... Toutes les choses dont on avait dit qu'elles étaient imaginaires ou impossibles se réalisent l'une après l'autre; le programme pangermaniste, roman d'hier, s'accomplit aujourd'hui.

    Les X... arrivent de Hongrie après un voyage de huit jours en troisième classe, - haute faveur due à ce qu'ils étaient dans le même train que l'ambassadeur d'Angleterre et le consul de France à Vienne. Ils ont croisé chemin faisant plus de cent trains de soldats austro-hongrois et disent qu'il leur a paru que la mobilisation autrichienne s'effectuait avec ordre et promptitude. 

    Istvan_Tisza.jpg

    A Buda-Pest, ils ont vu le comte Tisza, l'homme à poigne calviniste qui est président du conseil et pour autant dire dictateur en Hongrie, et même un peu à Vienne. Tisza prend sur lui toutes les responsabilités du conflit austro-serbe. Il ne se cache pas d'avoir poussé le comte Berchtold - un hésitant -  et l'empereur François-Joseph à envoyer la note comminatoire à la Serbie. Mais il avoue qu'il ne prévoyait pas qu'en voulant "mater" les Serbes, il déclencherait tout le système des alliances. Il avait cru que la Russie laisserait les Serbes en tête à tête avec l'Autriche comme en 1909. Il se dit sincèrement désolé que l'Autriche-Hongrie soit entrée en guerre avec la France... Bref, le comte Tisza fait penser à l'apprenti sorcier de Goethe, qui connaissait bien le mot par lequel les éléments se déchaînent, mais qui ne savait pas celui par lequel on les fait rentrer dans l'ordre.   

    Dans un article du 20 août intitulé la "Guerre des Nations", j'ai essayé d'expliquer le "pourquoi" et le "comment" que le comte Tisza paraît ne pas avoir compris. J'en ai vu, non sans surprise, des fragments importants reproduits dans plusieurs journaux. On me dit qu'il a été aussi très commenté dans divers milieux. Je le reproduis ici, - pour prendre date :

    "Il importe de comprendre à fond et de saisir avec force les causes du conflit européen si l'on en veut pas que la politique française soit exposée à des erreurs, le public à des déceptions. Déjà, de divers côtés, on a fait fausse route, on a tiré des interprétations excessives de certaines paroles comme celle de ce prisonnier allemand qui aurait dit : "Cette guerre est une guerre d'officiers." Méfions-nous des anecdotes et essayons de pénétrer au centre des réalités.

    Si nous remontons à trois mois en arrière, - un peu de temps avant l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand, - nous découvrons que la situation diplomatique était la suivante.

    L'Europe se trouvait divisée en deux groupes antagonistes, Triple-Alliance et Triple-Entente, dont l'opposition, en temps normal, avait pour résultante un équilibre, relatif sans doute, mais qui, tel quel, était considéré comme une garantie de paix. Garantie extrêmement précaire, ainsi que l'évènement l'a prouvé. En fait, les deux grands systèmes d'alliance renouvelaient, avec une frappante similitude, les plus célèbres combinaisons de la diplomatie historique, celles qui s'étaient incessamment formées, dissoutes et reformées au XVIIIème siècle et qui avaient causé les interminables conflits de ce temps-là, continués et aggravés par les grandes guerres de la Révolution. Triple-Alliance et Triple-Entente eussent été des conceptions immédiatement familières à Choiseul, Kaunitz ou Frédéric II revenant parmi nous. Cent fois nous avons dit ici que la République française faisait, sans s'en rendre compte, de la diplomatie d'ancien régime dans les conditions d'existence de la démocratie.  

    Quelque dangereux que pût être l'antagonisme de deux groupes de puissance rivalisant d'armements, on pouvait cependant estimer que la paix européenne qui s'était maintenue, à travers des circonstances si défavorables, pendant de longues années, pourrait se maintenir encore.

    Certes, la politique d'intimidation, à laquelle l'Allemagne se livrait sans trêve depuis le coup de Tanger, était dangereuse et risquait à chaque fois d'entraîner la guerre. Chaque fois l'état d'esprit sincèrement pacifique de la Triple-Entente écartait ou différait le danger. La prudence dont on faisait preuve à Paris et à Londres et à Saint-Pétersbourg était telle qu'il était évident qu'il faudrait à Berlin et à Vienne une volonté nettement provocatrice pour troubler la paix.

    C'est à Berlin et à Vienne que cette volonté s'est rencontrée en effet. Mais pourquoi s'est-elle rencontrée en 1914 et non dans les années antérieures ? Pourquoi l'Allemagne a-t-elle, le mois dernier, franchi le large pas  qui sépare la menace de guerre, moyen de chantage diplomatique, de la guerre elle-même avec tous ses risques ? Nous voici au cœur du problème.

    On s'aperçoit, en effet, en évoquant l'origine du conflit, c'est-à-dire l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie, que, pour la première fois cette année, depuis la fondation de l'Empire allemand, on aura vu le monde slave résister à la pression germanique. En 1878, au congrès de Berlin, comme en 1912-1913, à la conférence de Londres, le bloc austro-allemand avait fait reculer le slavisme, en avait tenu pour nulles les aspirations. Cette fois le slavisme ne s'est pas laissé faire, et aussitôt l'Allemagne a tenté de le briser.  

    Ainsi, dans son principe, cette guerre était une guerre de Germains contre les Salves. On a pu espérer, à Berlin, que la France l'interpréterait ainsi, se dégagerait de l'alliance russe au moment où l'alliance l'exposait à être attaquée elle-même : la procédure dont s'est servie M. de Schoen prouve bien qu'on a essayé, toujours par l'intimidation et la menace, d'obtenir notre neutralité. Ainsi l'Allemagne eût détruit l'alliance franco-russe et tenu la Russie à sa discrétion : d'une pierre deux coups. Ce calcul, - qui nous réservait de cruels lendemains, - a été déjoué et la guerre est devenue générale. Mais il reste toujours que c'est la résistance du monde slave aux prétentions de l'Allemagne et de l'Autriche dans l'affaire Serbe qui a servi au moins de prétexte aux deux gouvernements germaniques pour se lancer dans la guerre. Imaginez, en effet, la Russie se désintéressant de la Serbie, laissant ce petit peuple aux prises avec l'Autriche, - comme précédemment il était arrivé maintes fois à la Russie de le faire, - et le prétexte cherché par l'Allemagne tombait. Quel que fût son désir mauvais d'ensanglanter le monde, elle devait se contenter d'un "succès diplomatique", comme après l'ultimatum présenté à Saint-Pétersbourg en 1909 par l'ambassadeur de Guillaume II.

    Que s'est-il donc passé entre 1909 et 1914 pour que l'attitude de la Russie ait à ce point changé ? Il s'est passé ceci que la Russie a évolué de l'autocratie pure à un régime où l'opinion fait entendre sa voix. Naguère le tsar autocrate n'avait - pour adopter le vocabulaire républicain - que des sujets : il y a aujourd'hui - toujours pour parler le même langage - un peuple russe. Et ce peuple a ses passions, ses visées. Il a une haute idée de ses droits, dont il a pris conscience, et le droit de vivre, de se développer comme nation, est le premier de tous. Souvenez-vous des séances orageuses de la Douma, où, depuis un an et demi, la politique de prudence, de temporisation et même d'effacement, que la Russie officielle a pratiquée depuis l'annexion de la Bosnie par l'Autriche, a été blâmée avec tant de véhémence. La fin de l'amitié traditionnelle qui régnait entre la cour de Saint-Pétersbourg et la cour de Berlin, c'est, pour la plus large part, à la Douma, c'est à la naissance d'une opinion publique russe qu'il faut l'attribuer.   

    Qu'en devenant un nation, au sens que le mot avait chez nous en 1792, la Russie dût faire une grande poussée de nationalisme, c'est d'ailleurs ce que l'on pouvait annoncer par l'expérience de l'histoire. Comme la Révolution française, l' "évolution russe" aura posé les problèmes de nationalités et de races dans les termes et avec la passion qui déchaînent les vastes chocs des peuples entre eux. Voilà ce qui a servi à faire rompre le fragile équilibre de la Triple-Entente et de la Triplice...    

    A mesure que les idées de libéralisme et de démocratie repassent de l'Occident à l'Orient, ce sont les mêmes incendies qu'elles allument. Guerres de notre Révolution, guerres pour l'unité de l'Allemagne et de l'Italie au milieu du XIXème siècle, guerres pour l'affranchissement et la croissance des peuples slaves aujourd'hui, les unes se sont engendrées des autres avec une implacable régularité. Quelle erreur, quelle hérésie de voir dans le vaste choc  qui met en ce moment les nations aux prises le seul crime des empereurs et des rois : la vague vient de plus loin que les trônes, et parfois c'est la même qui les a emportés. Et quelle imprudence chez ces socialistes français qui croient encore que la République allemande assurerait la paix de l'Europe ! Plusieurs républiques allemandes, et aussi petites que possible, peut-être...  Mais une grande République allemande, qui se battrait avec toutes les ressources accumulées par les Hohenzollern en y mettant l'énergie d'une fureur nouvelle, - celle des républicains de 1793, - une République allemande qui, pour le coup, ne ferait plus une "guerre d'officiers", mais une guerre du peuple, et qui défendrait farouchement son unité... Si les socialistes français croient que cette République-là arrangerait les affaires de la paix, c'est qu'ils ont oublié tout ce que disait Bebel, c''est qu'ils n'ont pas compris pourquoi le camarade Liebknecht, fusillé, avait-on dit, pour refus d'obéissance, a pris le sac et le fusil."

    Des millions d'hommes qui se battent en ce moment en Europe, combien y en a-t-il au fond qui comprennent pourquoi, en vertu de quelles raisons, de quelles idées ? C'est toujours le même mystère de l'histoire, la même complexité de forces, de courants, de nisus, qui président à la destinée du genre humain. Et le peuple souverain, le socialiste conscient se fait casser la tête pour un ensemble de causes si lointaines qu'il pourrait dire au principe des choses comme l'apôtre à la divinité : "Tu es vraiment un dieu caché !"

    Si nous sommes vainqueurs, Viviani sera un grand homme. Si nous sommes battus, il passera au rang d'Emile Ollivier, et son mot à M. de Schoen, - mot qui, en somme, voulait dire : nous choisissons la guerre, - "la France est calme et résolue", ce mot-là pourrait bien prendre place dans l'histoire à côté du "cœur léger".  

     

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

  • 21 août 1914 ... Tout le monde veut bien le croire, même si c'est une pieuse fable...

     troupes_allemandes_sur_la_grd-place_partie_2_avb copie.jpg

    Service à Notre-Dame-des-Victoires à la mémoire de Jules Lemaître : une simple messe basse, sans musique ni tentures. Du recueillement de l'émotion dans l'assistance la plus composite du monde. Le public d'un enterrement, c'est un peu toute la vie d'un homme, c'est l'image des berges entre lesquelles a coulé le fleuve de sa vie. La Sorbonne, le théâtre, le boulevard, le journalisme, l'Institut, la Patrie française et l'Action française, voilà ce qui est venu rendre un dernier hommage au pauvre "parrain". Le duc et la duchesse  de Vendôme s'étaient fait représenter et la marquise de Mac-Mahon avait fait célébrer la messe. Et Lemaître, qui avait si longtemps vécu dans les sentiments d'un pur "libertin", d'un disciple de Renan et même beaucoup plus sincèrement - ou naïvement, il en convenait volontiers, - que Renan, dans le sentiments d'un républicain libéral. 

    La messe célébrée, tout le monde parle de la guerre, de l'entrée des Allemands à Bruxelles. Grosclaude sort du ministère des Affaires étrangères. On continue, au Quai d'Orsay, à se réjouir de la situation pour les raisons suivantes. On estime que les Allemands sont allés à Bruxelles parce qu'ils avaient besoin de quelque chose qui fît impression sur les masses allemandes et qu'on pût présenter comme un succès. Mais, à ce besoin-là, ils ont sacrifié leur sécurité, ils se sont exposés dangereusement, en sorte que l'on ne doute pas du succès des armées alliées. Tout le monde veut bien le croire, même si c'est une pieuse fable...     

     

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

  • 2O août 1914 ... Le Pape est mort cette nuit à 1h2O

     8-pieX.jpg

     Le Pape est mort cette nuit à 1h2O.

    - C'est une victime de la guerre, me dit Camille Bellaigue, qui est peut-être un des hommes auxquels Pie X aura le mieux aimé confier sa pensée, - un des Français, en tout cas, qui auront le plus approché ce pontife plébéien et réformateur.

    Déjà, il y a trois mois, au consistoire où il avait nommé une informata des cardinaux qui éliront son successeur, le Pape, en des paroles vraiment prophétiques, avait dit le souci amer que lui causait l'antagonisme des peuples. Quand la guerre eût éclaté, il disait à Camille Bellaigue, en reprenant le mot du cardinal Antonelli : "C'est maintenant qu'il faut dire plus que jamais qu'il n'y a plus d'Europe." On me raconte encore que, l'ambassadeur de l'empereur François-Joseph au Vatican ayant demandé à Pie X de bénir les armées de l'Autriche, le Pape aurait répondu : "Je ne bénis que la paix."

    La presse de gauche est très gênée pour parler de ce Pape dont l' "entêtement" n'a pas du tout entraîné pour l'Eglise les catastrophes qu'on avait annoncées. Cette gêne devient un embarras extraordinaire pour les journaux socialistes, qui ne peuvent expliquer à leur clientèle comment "Sarto", enfant du peuple, prolétaire, fils d'une couturière et frère d'un facteur, a été profondément réactionnaire, tandis que Léon XIII, des comtes Pecci, grand seigneur jusqu'au bout des ongles, a pu passer pour libéral...   

     

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg

     

  • Lecture pour demain ...

    Bainville détouré - Copie.jpg

    ² Bainville n'a rien noté sur son Journal inédit de l'année 14à la date du 19 août.

    Ce journal est mis en ligne quotidiennement dans lafautearousseau. Il reprendra donc dès demain et se poursuivra jusqu'à la fin de cette année. Suivre le déroulement de la première année de la Grande Guerre, dans le regard de Jacques Bainville, c'est un privilège que nous offre lafautearousseau, au long de cette année du centenaire.

    Titre de la note de demain, à la date du 20 août 1914 : Le Pape est mort cette nuit à 1h2O.

    Ce sera pour commenter cette disparition; réfléchir sur ses conséquences pour la paix et pour la guerre; et, en quelque sorte, comparer ces deux Pontifes : Pie X et son prédécesseur, Léon XIII. 

    A ne pas manquer !

     

  • 18 au 20 août 1914 ... Angoisse. On se bat depuis Bâle jusqu'aux portes de Bruxelles...

    photographie-couleur-paris-1914.jpgAngoisse. On se bat depuis Bâle jusqu'aux portes de Bruxelles... Paris est grave, sans fanfaronnades. La légère griserie des débuts, lorsqu'on a appris nos succès d'Alsace, n'a pas duré et c'est heureux. On se rend compte du caractère formidable de la lutte qu'il faudra soutenir contre un empire de 65 millions d'habitants qui est devenu, sous la direction de la Prusse, une immense machine de guerre.

    On devine qu'entre Namur et Liège, l'Allemagne se prépare à un immense effort pour envahir la France, l'inonder de deux millions d'hommes. Paris retient son souffle en attendant l'issue de cette lutte gigantesque. C'est un moment historique pareil à celui qu'a connu Athènes menacée par les armées de Xerxès. L'œil en caresse avec plus d'amour le paysage, les monuments parisiens qui, dans la solitude et le silence de la ville, revêtent une grandeur nouvelle.  

     

    1914-le-destin-du-monde-de-max-gallo-927903138_ML copie.jpg