D'une lettre à Léon Daudet : "...Pour tout vous dire, mon cher ami, je vis dans une mortelle angoisse en attendant l'issue de la bataille. Nous avons eu raison sur tant de points que j'ai peur que nous n'ayons raison jusqu'au bout, - et ce bout je n'ose même pas écrire le nom qu'il porte à la guerre... En somme, n'est-ce pas, c'est Viviani et LLoyd George, deux avocats radicaux-socialistes, qui font campagne contre un Etat dont la guerre est "l'industrie nationale". La situation, en dernière analyse se réduit à cela. Et nous voici à l'heure du grand jugement pour les hommes et pour les idées, pour les caractères et pour les institutions. Tuba mirum spargens sonum. Seulement, c'est le canon qui est la trompette formidable.
Vous ne pouvez vous représenter l'aspect de Paris depuis trois semaines. Dans l'espace d'un jour, toutes les nuances se succèdent : espérance, inquiétude, colère, abattement, retour à la confiance. C'est la mobilité d'un visage de femme..."
Aujourd'hui, c'est une crispation qui se voyait sur ce visage. L'entrée des Allemands à Bruxelles a introduit le peuple de Paris dans des pensées graves. On comprend que l'ennemi marche vers la frontière du Nord. On commence à s'étonner un peu que nous l'ayons laissé descendre si bas...
La vérité est, paraît-il, que les Anglais ont retardé l'action. Leur débarquement a été lent. Ils marchent, encombrés d'un nombreux bagage : ils ont jusqu'à de tables à thé et de la glace pilée pour le whisky, me disait quelqu'un tantôt.
Le même, bien informé des choses maritimes, ajoutait que la marche de l'escadre anglaise était entravée par le nombre prodigieux de mines que les Allemands ont semées dans la mer du Nord. En outre Heligoland est devenue une île de feu et de flamme dont on ne peut approcher et qui menace les plus puissants dreadnoughts. Les Anglais regrettent amèrement aujourd'hui d'avoir cédé cette île aux Allemands contre je en sais plus quel morceau de Zanzibar... En réalité, l'Anglais a usurpé sa réputation. Il est imprévoyant et impolitique. Il vit au jour le jour, sans grand dessein, sans idées générales. Il nous a laissé battre en 1870 et il doit faire la guerre à nos côtés aujourd'hui, ce n'est pas économique. Il a laissé venir le moment de cette guerre sans s'être créé l'armée qu'il lui eût fallu pour la soutenir dans de bonnes conditions. L'histoire n'admirera pas cela non plus.
Les blessés soignés à la Croix-Rouge, nous dit Mme de Mac-Mahon, racontent l'impression d'horreur et d'angoisse qu'ils ont ressentie en se voyant tomber sur le champ de bataille, redoutant d'être achevés sinon torturés par les Allemands. Cette guerre prend un caractère si atroce de peuples et de races que les républicains eux-mêmes s'en aperçoivent. Messimy a déclaré qu'il ne s'agissait plus de la "guerre en dentelles". Nous n'avons donc pas fait de progrès, et l'humanité non plus, depuis Fontenoy ?
On parle d'une invention terrible de Turpin, un explosif incomparable que les avions jetteraient du haut des airs et qui serait capable d'anéantir des milliers d'hommes d'un coup. Mais de quoi ne parle-t-on pas ? Et quelle fable ne trouverait créance parmi deux millions de Parisiens qui attendent l'issue d'une terrible bataille ?