Par Alain de Benoist
Ces derniers jours, Alain de Benoist a donné à Boulevard Voltaire plusieurs entretiens qui nous intéressent à l'évidence. Celui-ci en particulier [11.08]. Il y exprime des idées, au sens fort, fondamentales. Lisez ! LFAR
« Quand les « vieux » n’ont plus rien à nous apprendre c’est le passé qu’on oublie… »
L’espérance de vie ne cesse de s’allonger. Ce phénomène n’est pas anodin, surtout depuis que les personnes âgées ne sont plus prises en charge par leur famille, comme c’est encore le cas en Afrique, mais par des établissements spécialisés qui coûtent de plus en plus cher et dans lesquels ils sont souvent maltraités. Une raison de plus pour ne pas vouloir vieillir ?
D’abord, rien ne garantit que l’espérance de vie va continuer à augmenter, et donc que les enfants nés dans les années 2000 vivront plus longtemps que leurs parents (on a même quelques bonnes raisons d’en douter). D’autre part, l’espérance de vie en bonne santé et l’espérance de vie tout court ne sont pas la même chose (en France, 79-85 ans pour l’espérance de vie, 62-63 ans pour l’espérance en bonne santé), d’autant que la seconde augmente plus vite que la première. Mais vous avez raison, le sort de ceux qu’on appelle aujourd’hui pudiquement des « seniors » est souvent peu enviable. Il ne faut certes pas généraliser, mais dans le meilleur des cas, les vieux sont des pépés et des mémés qu’on aime bien, surtout quand ils peuvent rendre des services (garder la maison, nourrir le chat et s’occuper des enfants), dans le pire des vieillards à qui l’on n’a plus rien à dire et dont on attend, avec plus ou moins d’impatience, le transfert aux soins palliatifs, quand on ne les abandonne pas dans une supérette sur l’autoroute pour pouvoir partir en vacances !
Il y a, à cela, de multiples causes. J’en vois au moins deux. La première tient au fait que la famille nucléaire exclut de plus en plus les grands-parents. L’évolution de l’habitat rend le plus souvent impossible la traditionnelle coexistence des générations. Et l’accélération sociale fait que les seniors ne peuvent plus transmettre leur expérience aux plus jeunes, dont le mode de vie et l’environnement technologique diffèrent radicalement de ce qu’ils ont eux-mêmes connu.
L’autre raison est plus fondamentale. Aujourd’hui, on peut aimer les vieillards bien qu’ils soient des vieillards, mais il est très rare qu’on les respecte parce qu’ils sont des vieillards. Autrefois, c’était l’inverse. On respectait les vieux parce qu’ils étaient des « anciens » et qu’on vénérait les ancêtres. Toutes les sociétés traditionnelles rendent un culte aux ancêtres, parce que c’est à eux que l’on doit la tradition d’où sont sortis les mœurs et qu’ils ont été les fondateurs de la lignée. Pensez à ce que représentait le mos maiorum pour les Romains. L’idéologie du progrès a discrédité le passé, qui n’aurait plus rien à nous dire parce que demain sera nécessairement meilleur. Ce qui compte, c’est l’avenir, et donc la jeunesse qui va inventer un homme nouveau, tandis que le passé ne propose que des vieilleries, de croyances et de valeurs dépassées. Les vieux peuvent avoir des histoires à nous raconter, mais fondamentalement, ils n’ont rien à nous enseigner, car nous vivons dans un monde différent. La figure du père a elle-même été discréditée, à plus forte raison celle du grand-père. C’est la raison pour laquelle l’infanticide passe aujourd’hui pour le crime le plus horrible, alors qu’autrefois c’était le parricide.
D’un côté, notre société magnifie la jeunesse, mais de l’autre, ce sont désormais les « seniors » qui, bénéficiant d’un pouvoir d’achat supérieur à la moyenne, sont l’objet de toutes les sollicitations publicitaires. La vieillesse serait-elle devenue un marché comme les autres ?
Le senior est, à l’origine, un titre de respect : c’est de ce mot latin, dont la variante dénasalisée était seiior, que viennent le « sieur », le « sire » (cas-sujet du précédent), le « seigneur » (dérivé de la forme accusative seniorem) et la « seigneurie », le « monsieur » (« mon seigneur »), le « messire », le signor(e) italien, le señor espagnol, le senyor catalan, le sir des Anglais. Aujourd’hui, c’est une litote qu’on emploie pour faire croire aux anciens qu’ils sont encore jeunes. Et comme on leur a mis dans la tête que l’objectif de l’âge adulte est de refuser par tous les moyens de vieillir, que de surcroît ils disposent en effet souvent d’un pouvoir d’achat supérieur, ils constituent un marché juteux pour l’empire de la marchandise, qui leur propose mille recettes pour rester « toujours jeunes ». Cela n’empêche évidemment pas de voir aussi dans la jeunesse un marché très profitable. La logique du profit est ainsi faite qu’elle recouvre tout ce qu’elle peut avaler, même ce qui naguère ne pouvait être ni acheté ni vendu.
En politique, les Français paraissent être à la fois nostalgiques de la figure du « vieux sage », le général de Gaulle ou Antoine Pinay, et très demandeurs de celle des « jeunes loups », comme Emmanuel Macron, voire des « jeunes louves », comme Marion Maréchal. Ces deux aspirations ne sont-elles pas contradictoires ?
Je ne crois pas. Chaque âge à ses vertus et il n’est pas interdit de les apprécier toutes : l’énergie et le savoir, la combativité et la sagesse, le chevalier et le roi, le guerrier et le philosophe, etc. Dans les récits homériques, si Achille représente l’intensité, Ulysse (Illustration) représente la durée, ce qui n’empêche pas les Troyens comme les Grecs de respecter Priam ou Agamemnon. Dans le schéma trifonctionnel de l’idéologie indo-européenne tel que l’ont restitué Georges Dumézil et quelques autres, la première fonction (la souveraineté politique, juridique et religieuse) et la deuxième (la fonction guerrière) se complètent très bien. Il en reste heureusement encore quelques traces dans l’esprit de nos contemporains. ■
Alain de Benoist
Intellectuel, philosophe et politologue
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier