Feuilleton : ”Qui n 'a pas lutté n'a pas vécu”... : Léon Daudet ! (20)
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Aujourd'hui : Pierre Potain, le "maître vénéré"...
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ndlr : ce sujet a été réalisé à partir d'extraits tirés des dix livres de souvenirs suivants de Léon Daudet : Paris vécu (rive droite), Paris vécu (rive gauche), Député de Paris, Fantômes et vivants, Devant la douleur, Au temps de Judas, l'Entre-deux guerres, Salons et Journaux, La pluie de sang, Vers le Roi...
Pierre Charles Edouard Potain (1825-1901), par Nadar.
"Devant la douleur" est ainsi dédicacé : "A la haute mémoire de mon maître vénéré la Professeur Potain".
De "Devant la douleur", pages 48 à 59 (extraits) :
"Le professeur Potain était l'antithèse vivante de Charcot. Il aimait les hommes d'un cœur
ardent, infatigable et il voyait surtout dans son art un moyen de les secourir. Sa bonté raffinée s'étendait, de sa famille et de ses amis, à ses clients, à ses élèves, aux inconnus. Toutes
les forces de son intelligence aux antennes innombrables étaient dirigées vers le soulagement des maux, souvent désespérés, pour lesquels on l'invoquait de tous les étages de la société, de tous les coins de France et d'Europe.
Sa vie de savant, de chercheur, d'expérimentateur hors ligne était dévorée par les appels, les supplications, les larmes d'une multitude d'infortunés, déjà en route pour les sombres
bords, dont il était la seule espérance.
Chacune de ses journées était occupée : le matin par
l'hôpital, l'après-midi par une trentaine de visites qui remplissaient son petit calepin noir, de rendez-vous à son domicile boulevard Saint-Germain, en face de Charcot; le soir, par un rassemblement d'observations et de notes prolongé jusqu'à une heure et demie, deux heures de l'aube.
Il gagnait ainsi beaucoup
d'argent, mais il en distribuait bien davantage, avec un tact, un génie du cœur qui décuplait le prix de ses charités.
Avec cela, il était d'une petite santé, d'un physique souffreteux, à la fois sublime et ingrat, qui l'apparentait à Pascal et à Erasme.
De chaque côté de son grand nez, ses yeux divergents, globu-
leux et pleins de pitié se conjoignaient pour observer son consultant, pour pénétrer au fond
de ses cryptes, dans ses replis les plus secrets.
Sa voix basse et douce effleurait le secondaire, résumait le principal, réconfortait, rassurait.
Ses oreilles avaient la courbe de l'auscultation. Ses mains, assez fortes, étaient satinées et habiles,
écartaient la chemise ou la chemisette avec une adresse de chambrière.
Au chevet des agonisants, le docteur Potain devenait immatériel, impalpable, tel qu'une lueur de phare sur les flots. Combien ont disparu, emportant la vision angélique de cette héroïque laideur !
Une mère me disait : "Sa mère a dû pleurer à le regarder quand il était enfant. Mais quelle
joie pour elle, dans le Ciel, quand elle le voit faire aujourd'hui !"
La Providence m'a permis d'approcher, pendant plusieurs années, ce grand maître, de
recueillir pieusement ses avis, ses conseils, de les graver dans ma mémoire.
Je n'ai perdu aucune de ses paroles, si mesurées et toujours
d'une parfaite syntaxe, aucun de ses divins sourires, aucune des inflexions sourdes et vives qu'il accentuait parfois d'un frottement
de l'index contre sa narine droite, et d'une tape sur sa petite calotte de chef de service.
Je vois son tablier, que dépasse le manche du stéthoscope, sa vareuse, le gros crayon bleu dont
il dessinait, sur les draps, les courbes d'une fièvre ou la cadence d'un rythme cardiaque, l'appareil à l'aide duquel il enregistrait le mouvement du pouls, la tension artérielle.
Je sens, sur mon épaule, l'empreinte affectueuse de ses
doigts et sur ma joue le baume de son baiser, le soir de la mort de mon père.
Son image bénie est de celles vers qui je me tourne aux heures amères ou graves, pour demander un réconfort.
C'était un clinicien extrêmement ferme et qui avait le sentiment de sa valeur. Appelé en même temps que Charcot au chevet d'Alphonse Daudet, souflrant d'une forte bronchite, il recommença l'auscultation que son illustre confrère venait d'achever, sans tenir aucun compte du "mais je suis fixé" de celui-ci.
Une autre fois, cinq ou six professeurs notoires discutaient sur le cas d'un malade, d'une sciatique compliquée. Aucun ne l'avait examiné. On en était au choix du remède. Alors Potain : "Eh bien, messieurs, je demande, moi, à voir celte jambe."
Il se méfiait des théories et des thèses et ne généralisait qu'exceptionnellement.
Quand il avait achevé un examen, il tombait dans une longue méditation, que nous nous gardions d'interrompre, le regard en introspection, le visage incliné de côté, ainsi que s'il percevait, de très loin, le confidentiel chuchotement de la nature. Il en oubliait la circonstance, ses obligations, l'heure de son repas. Il sortait de cette rêverie brusquement quelquefois, par un "ah bah !" retentissant, à l'aide duquel il se raillait de lui-même.
Je me rappelle, à la Charité, un malheureux atteint d'un énorme anévrisme de l'aorte, lequel avait rongé peu à peu la cage thora-
cique et battait sous la peau. Nous attendions, d'une minute à l'autre, l'issue fatale. M. Potain, chaque jour, passait une grande heure
auprès de ce condamné. Il revenait dans l'après-midi s'informer de ses nouvelles. Il souffrait visiblement de son impuissance. Un après-
midi, jugeant le moment terrible arrivé, par un beau soleil d'été qui tombait des hautes fenêtres dans la triste salle, il demanda de
l'ouate et des bandes, emmaillota lui-même, avec des précautions infinies, le torse tremblant. Il achevait à peine, que ce pansement in extremis devint rouge comme une écharpe de toréador... et voici le maître qui serre avec amour, contre son épaule trempée de sang, la pauvre tête épouvantée et oscillante, lui fait ainsi franchir le grand passage.
Quand un convalescent bien minable s'apprêtait à quitter le service, M. Potain, au moment du départ, lui glissait un billet de cinq
cents francs dans la main. S'il s'agissait d'une femme d'ouvrier, d'une mère de famille, c'était
davantage. Ceci fait, il se sauvait à grandes enjambées, comme un voleur, sans écouter les remerciements, les balbutiements de la gratitude.
Nous devions le suivre à la course. Sa voiture, entrant à l'hôpital, était accompagnée souvent jusqu'au fond des cours par quelque hâve et livide purotin, par une ménagère dépenaillée, auxquels il remettait un des louis dont il avait toujours, à même la poche de son gilet, une ample provision, à tout hasard.
Nous nous demandions, avec mon cher ami Vaquez, interne dans le même temps que j'étais externe,
quelles sommes notre patron distribuait ainsi du 1er janvier au 31 décembre ? C'était sûre-
ment une petite fortune.
La chose se savait, les gens abusaient, car il y a du mauvais monde même parmi les
pauvres, mais M. Potain se fichait bien que l'on se fichât de lui. Il se reposait en donnant et répondait aux observations de ses élèves par un "ah bah !"... cette fois ironique.
Comme Charcot, il aimait la bonne littérature et la bonne musique, en particulier Beethoven. Fréquemment il citait les classiques, Racine, Pascal, Saint-Simon et aussi le Chateaubriand des "Mémoires d'outre-tombe", dont
la phrase harmonieuse l'enchantait. Son cours à l'hôpital était très suivi, bien qu'il parlât trop bas, avec des sursauts de la voix qui étonnaient ses auditeurs.
On ne pouvait apprendre qu'à son école la pathologie du cœur
et des vaisseaux, les signes prémoniloires de la tuberculose et de la néphrite interstitielle.
Il fallait le voir ausculter avec de longs appuis, des interruptions, des reprises, pour se rendre compte des paysages auditifs, visuels, dans lesquels il se promenait par l'imagination, des pespectives qu'il découvrait, en véritable explorateur de l'organisme. Aucun souffle, au-
cun frémissement, aucun bruit de galop, si léger fût-il, ne lui échappait. Son ouïe valait
celle de tous les Indiens de Fenimore Cooper.
Elle décomposait les sons superposés. Elle distinguait l'imperceptible durcissement d'une
valvule, le retrait d'un filet de sang. Jugeant le détail, Potain appréciait l'ensemble avec une sagacité incomparable, prévoyait les complications et combinait les remèdes en conséquence.
Il est un des très rares médecins qui aient su administrer la digitale et la quinine, de même que l'Anglais Sydenham fut presque
le seul à savoir jouer de son opium. Les médicaments sont des arcanes, que pénètrent, après de longues années d'expérience, quelques véritables sorciers.
La rédaction d'une ordonnance parfaite exige autant de génie que
de bon sens.
Ce méticuleux pouvait être distrait. Il nous racontait qu'un soir de fête de famille, car il adorait la jeunesse, il s'était laissé faire, à l'aide dun bouchon brûlé, une superbe paire de moustaches. Entre temps, on l'appelait auprès
d'un client. Il montait en voiture sans se rappeler qu'il était grimé et ne comprenait rien à la stupeur du malade et de l'entourage, qui
le voyaient arriver ainsi transformé. Ce souvenir provoquait son bon rire, joyeux et frais comme celui d'un enfant ou d'un saint.
Une seule fois je l'ai vu se mettre en colère. Il avait, comme garçon de salle à la Charité, un bonhomme broussailleux, barbu, pas bête, débrouillard, gouliâfre et quelque peu pochard, qui s'appelait Ferdinand.
L'armoire de Ferdinand, comparable au nid de la huppe, renfermait les objets les plus hétéroclites, de la ficelle, des anchois, de l'eau-de vie, du sucre, un manuel du parfait infirmier et des vieux boutons.
Ayant ponctionné une pleurésie intéressante, M. Potain avait recommandé expressément qu'on lui gardât le liquide. Le pauvre
Ferdinand, étant ivre, renversa le flacon dans sa cachette, englua ses trésors et reçut du patron, par-dessus le marché, une avalanche
d'injures véhémentes, qui se termina par un billet de cinquante francs.
En suite de quoi nous dations de là les éphémérides de la Charité : "Monsieur, c'était quinze jours, un mois après le suif à Ferdinand." - "Ah ! oui, la
perte du liquide pleurétique... sacré diable d'animal !"
Le service Potain était naturellement très recherché. Les meilleurs de la Faculté sollicitaient l'honneur de faire partie de cette clinique. J'ai connu là l'excellent Foubert, aujourd'hui disparu; Sapelier, qui s'est fait
depuis une belle clientèle; Paul Delbet, médecin de grande valeur, qu'il ne faut pas confondre avec son cousin , le chirurgien penseur
Pierre Delbet, et enfin Henri Vaquez, le maître actuel de la pathologie du cœur et des vais-
seaux et le successeur de M. Potain.
C'était un milieu agréable et sans morgue, beaucoup plus humain que celui de la Salpêtrière et où le
malade n'était pas considéré comme un simple support de la maladie. La merveilleuse bonté
du chef rayonnait sur tout le monde, enlevait même à l'hôpital cet aspect rébarbatif et impersonnel, cette odeur fade qui impressionnent tellement les pauvres gens. Des habitués, atteints d'un vulgaire rhumatisme chronique, venaient là faire leur petite saison de villégiature, participer au régal de la double portion, se requinquer dans cette atmosphère familiale.
J'en ai vu qui se plaignaient à M. Potain de la trop grande fréquence de la purée de pois cassés. Il répondait avec douceur : "Cela sort un peu de mes attributions. Néanmoins, j'en parlerai à la direction. Il importe en effet de
varier les menus."