UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Idées, débats... - Page 474

  • CULTURE & HISTOIRE • Luminessences d'Avignon : quand les murs parlent

     

    Par Richard de Seze*

    Richard de Seze partage son émerveillement pour la ville d'Avignon, narrée par le spectacle de son et lumière Luminessences qui a lieu du 12 août au 3 octobre 2015 au Palais des Papes d'Avignon. Allez-y donc, vous qui habitez la Provence et les terres voisines ou vous qui y passez. C'est notre conseil.  LFAR  

    En Avignon, les murs du Palais des Papes parlent. Ils racontent leur histoire : les Papes et Jean Vilar, Mistral et les Rois, Avignon et la Mort. Ils racontent ce qu'ils ont vu et abrité, du plus magnifique au plus sordide, du plus incroyable au plus beau. Loin de mettre à plat l'histoire, de niveler les époques, d'effacer les références, ils parlent avec la tranquille assurance de leurs sept siècles d'existence, sacrifient volontiers l'écume des dernières années pour se concentrer sur ce qui doit être inoubliable, sur ce qui doit être sauvegardé. Comme le dit Jaccottet,

    « L'ouvrage d'un regard d'heure en heure affaibli

    N'est pas plus de rêver que de former des pleurs,

    Mais de veiller comme un berger et d'appeler

    Tout ce qui risque de se perdre s'il s'endort. »

    Réveillés en 2013, sortis de leur torpeur, les murs ne rêvent plus mais font pleuvoir sur les spectateurs un déluge d'images et de sons, comme s'ils avaient décidé de restituer en à peine trois quarts d'heure la quintessence des siècles où Avignon florissait. Dans la cour, chaque mur se fait écran mais aussi fenêtre ouverte sur ses trésors. Ils racontent leur construction, ils montrent les manuscrits, ils évoquent les fantômes, ils peuplent chaque mètre carré de figures, de couleurs, d'animaux qui bondissent, d'arbres qui s'épanouissent et d'immenses queues de paon ; les étoiles pleuvent, le feu jaillit, les eaux montent. Un bleu céleste qui n'a rien à envier à Chartres transforme chaque paroi en page cependant que chaque fenêtre est soulignée d'arabesques et supporte un saint, un archer ou un lion: des partitions dorées relient les miniatures qui ont pris vie et la musique éclate.

    Les Luminessences sont un spectacle immersif d'une qualité rare. La technique de la projection vidéo est transcendée, avec des images d'une précision stupéfiante, appliquées avec minutie sur des reliefs de quelques centimètres. L'inventivité est permanente: les murs sont présents ou s'effacent, révèlent ce qu'ils contiennent ou s'amusent à devenir une architecture fantastique à la Piranèse, le fleuve du récit prenant plaisir à toujours surprendre en mobilisant rarement deux fois les mêmes effets. “Féérique” serait parfait s'il n'était pas galvaudé car toute la démarche ressemble à un conte, où les objets sont animés, où les visions surgissent, où les génies agissent. L'idée même d'un monument prenant la parole pour se raconter, fantasque à souhait, s'incarne dans cette narration si spéciale, qui tient à la fois de l'exposition et du film pédagogique, de l'évocation historique et du témoignage.

    Les quatre murs sont indépendants, le récitatif unifiant la perception pendant qu'on tourne sur soi-même, attentif à suivre la course d'un motif ou à découvrir ce qui se passe dans son dos. Plongés dans un bain d'images, réellement au cœur de l'action, les spectateurs passent d'Avignon sous le soleil à une bibliothèque fantastique ou à des murs qui s'écroulent. Le commentaire souligne ce qui doit être compris, n'hésite pas à être mélodramatique et insiste avec sagesse sur un devoir de mémoire, sur la nécessité de s'inscrire dans une histoire qui dépasse les spectateurs et leur présent. Un enseignement et une émotion que peuvent partager cette année les touristes étrangers puisque le spectacle leur est proposé en anglais trois fois par semaine, une attention rare et pourtant si nécessaire.

    Les spectateurs - les participants, plutôt, car on ne peut se contenter d'être spectateur - comprennent tous la leçon et ce qui a été réveillé et suscité ne risque plus de se perdre. Ils portent désormais en eux le Palais qui les a accueillis, la France, Avignon, sa foi et ses papes. C'est ce que vise explicitement le créateur, Bruno Seillier, attentif à souligner le ciment spirituel de cette aventure de pierres. Cofondateur d'Amaclio, qui produit et réalise ce spectacle, il vise toujours à toucher le cœur et à solliciter l'intelligence. Au total, avec La Nuit aux Invalides et Les Ecuyers du Temps à Saumur, dont il est également l'auteur, il a séduit et convaincu plus de 330 000 spectateurs en 3 ans. Car la sensation d'émerveillement ne doit pas s'arrêter (et ne s'arrête pas) aux effets, elle doit en pénétrer les causes. Embrassant sept siècles, le texte d'Avignon réussit à exposer les racines, historiques et religieuses, sans pour autant en figer le développement: la magie du lieu, révélée en 1947 par Jean Vilar, est présentée comme le juste prolongement de son génie spécifique, lentement distillé et transformé pourvu que les hommes en aient conscience. Chesterton évoquait « La tradition [qui] signifie donner des votes à la plus obscure de toutes les classes, à nos ancêtres. C'est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite et arrogante oligarchie de ceux qui n'ont fait que de naître .» Les Luminessences retissent un lien social aussi précieux qu'oublié: celui qui nous lie à notre passé et peut étoffer notre présent.

    Les Luminessences d'Avignon, tous les soirs du 12 août au 3 octobre 2015 au Palais des Papes d'Avignon, www.lesluminessences-avignon.com 

    * Richard de Seze    

    Richard de Seze, consultant en communication dans une agence parisienne, fait partie du groupe Jalons. Il est le co-auteur, avec Basile de Koch, du Cahier de vacances catho, paru en 2015 aux éditions du Cerf.       

     

  • HISTOIRE • 20 h 55 MARDI, SECRETS D'HISTOIRE : Louis XIV, l'homme et le roi

     

    Ce sont deux émissions de Stéphane Bern que l'on pourra regarder mardi prochain sur France 2. Deux évocations successives de Louis XIV à l'occasion du trois-centième anniversaire de sa mort. Il y en aura d'autres, dans les semaines et mois qui viennent, par exemple sur Arte qui en annonce une série. L'on apprécie plus ou moins les réalisations de Stéphane Bern selon qu'on considère l'ampleur de son travail de vulgarisation - indéniablement positive - de notre Histoire, particulièrement celle de l'Ancien Régime, ou que l'on s'agace de ce qu'il apparaisse superficiel, qu'il ait le don de peopleliser tout ce qu'il touche, bref, que son style et ses façons déplaisent. Chacun jugera. Mais nous ne pouvons que conseiller à nos lecteurs de regarder les deux émissions dont voici la bande-annonce et les présentations. 

     

     

    Dans une première émission "Louis XIV, l'homme et le Roi", Stéphane Bern nous fait découvrir pas à pas l'itinéraire fascinant du Roi-Soleil, son enfance, sa prise du pouvoir, sa conception de l'Etat et de la monarchie absolue de droit divin qu'il entend incarner, ses batailles, nombreuses, ses amours, tumultueuses, et son goût tout aussi passionné pour les arts, l'architecture, les jardins, la musique ou la danse...

    Tout cela constitue l'héritage de Louis XIV qui est considérable. Il va inspirer des souverains comme des artistes un peu partout dans le monde. Et certains de ses choix ou de ses décisions vont avoir des conséquences politiques bien après son règne et même jusqu'à nos jours !
    Le château de Versailles vous ouvrera ses portes pour évoquer son créateur. Mais nous ferons revivre aussi pour vous des lieux disparus et chargés de symboles comme Marly, le château de Clagny, le Trianon de Porcelaine ou la Ménagerie Royale !

    Grâce aux témoignages des historiens les plus reconnus et à la visite de ces chefs d'œuvre du patrimoine, c'est Louis XIV dans son intimité que vous allez rencontrer.

    Et pour que le portrait soit complet, le grand  comédien Jacques Sereys a accepté d'endosser les habits du monarque pour vous faire entendre tout au long de cette émission la pensée de Louis-le-Grand... Grâce à ses propres confidences, aux mémoires de Saint-Simon ou aux lettres de la Princesse Palatine, il nous est possible de restituer le raisonnement très personnel de ce roi qui va régner sur la France pendant 72 ans !

    Il y a exactement 300 ans, le 1er Septembre 1715, le roi Louis XIV rend son dernier soupir, au château de Versailles, dans l'extraordinaire monument qu'il dédie à sa gloire et au rayonnement de la France.

    Dans un deuxième épisode de SECRETS D'HISTOIRE diffusé juste après "Louis XIV, l'homme et le Roi", Stéphane Bern vous entraine au château de Versailles, le 1er septembre 1715. 

    Dans sa chambre au centre du palais, le vieux roi Louis XIV se meurt. Il a 77 ans. Avec lui prend fin, il y a exactement trois cents ans, l’un des plus longs règnes de l’histoire. 

    De ses maladies et ses médecins (c'est beaucoup dire…) à sa longue agonie et ses funérailles grandioses, de la bataille rangée autour de son testament à son bilan contesté, sans oublier les frasques de la régence qui s’annonce, Stéphane Bern et Secrets d’Histoire nous dévoilent ce qui fut le dernier grand spectacle du roi-soleil. Un moment crucial, que beaucoup considèrent comme l’un des actes de naissance de notre France moderne… 

     

  • La Saint Louis, c'était hier et Boulevard Voltaire l'a célébrée. Bravo !

    Saint Louis et notre temps, par Henri VI, Comte de Paris

    Texte publié dans Le Monde, en 1970, pour le 700e anniversaire de la mort du roi Saint Louis.  [Extraits]

     

    comte de Paris

     

    « Il n'est pas deux époques plus différentes, apparemment, que celle de Saint-Louis et la nôtre. Notre monde, gouverné par la science et les techniques, qui se veut matérialiste, où l'on ne connaît ni bien ni mal, ne peut que difficilement comprendre un siècle qui fut peut-être celui de la plus haute spiritualité, où le péché était en abomination, et qui reconnut pour héros celui dont tous les actes de la vie et jusqu'à l'holocauste final, n'eurent d'autre principe que la foi: la foi la plus ardente, la plus généreuse et la plus agissante qui s'empara jamais de l'esprit et du cœur d'un homme. La gratuité des dernières croisades, inspirées par le seul amour du Christ, apparaît comme aberrante à notre temps où il arrive qu'on en prêche de nouvelles, pour la défense d'une certaine forme de civilisation, sans doute, mais aussi pour sauvegarder le culte sourcilleux d'un tout autre dieu.

    Notre société, décomposée, où triomphe l'individualisme absolu, avec ses apparences égalitaires, son refus du sacré et son pouvoir banalisé, est certes à l’opposé de la société féodale du milieu du treizième siècle, rigoureusement organisée et hiérarchisée, mais couronnée par une autorité légitime, sacralisée, aux vertus évangéliques. Point n'est donc surprenant que ce règne, glorieux entre tous, qui malgré les vicissitudes de l'histoire, demeura si longtemps populaire et ne suscita qu'admiration et respect, soit aujourd'hui tenu pour négligeable, voire dénigré et contesté. 

    Certaines circonstances du temps de Saint Louis ne sont pas pour autant si éloignées du nôtre. Au jeu des comparaisons, il serait facile d'y trouver des similitudes étonnantes pour ceux qui douteraient de la constance de la nature humaine et du renouvellement des situations qu'elle explique: révolte de puissants mal contents; violences estudiantines ; ébranlement des maîtres, université en péril; poussées anarchiques au mysticisme déclamatoire; prétentions abusives et virulentes de groupes sociaux jaloux de leurs privilèges... Mais ce n'est pas à ces péripéties qu'il faut s'arrêter pour nous sentir plus proches du roi à la conscience héroïque; mieux vaut rechercher dans l'exemple qu'il nous a laissé, dans les enseignements qu'il nous a légués ce qui doit être utile au pays dans le présent, ce qui peut contribuer à assurer son avenir. Cela est bien, je crois, la meilleure manière d'honorer sa mémoire.

    D'abord, il faut constater que tous les principes par lesquels s'est constituée notre vie nationale se manifestent déjà ou sont en germination dans le règne de Saint Louis, « printemps de la France ». Avec Louis IX apparaît vraiment la notion de légitimité fondée sur le respect du peuple et du pouvoir qui le représente, le guide et le sert. C'est de lui que la monarchie capétienne tient son caractère spirituel qui donne à son œuvre de justice, d'unité et d'émancipation sa valeur profonde.

    [...] Nous sommes tous les fils de Saint Louis : quelles que soient les apparences présentes, les Français resteront les pèlerins de l'idéal, la seule recherche de biens matériels ne suffira pas à les satisfaire et n'apaisera pas leur soif de justice. » 

     

  • Un hôtel au château de Versailles ? Tous comptes faits, Frédéric Rouvillois doit avoir raison

     

    Chacun, après tout, se fera son avis, réagira à sa façon. Mais la position de Frédéric Rouvillois sur ce sujet sensible - particulièrement pour des royalistes -  nous paraît tout bien pesé raisonnable et positive. L'exemple des paradors espagnols nous paraît être un argument de poids. Ils ont sauvé de la ruine ou de la muséification quantité d'édifices anciens, désormais pleins de vie, parfois de pures merveilles architecturales et historiques comme l'hôtel San Marcos à Leon ou l'hôtel des Rois Catholiques à Saint Jacques de Compostelle. La France eût été bien inspirée de reprendre chez elle cette idée que l'Espagne a conçue et commencé de réaliser sous le règne du roi Alphonse XIII ... Il est encore temps ! LFAR 

     

    frederic-rouvillois.jpgPour Frédéric Rouvillois*, la probable installation d'une résidence hôtelière sur le domaine peut être un moyen astucieux de sauver des bâtiments en déshérence. Selon lui, « la muséification systématique du patrimoine a quelque chose de glaçant ».

    L'Établissement public du château de Versailles a lancé un appel d'offres pour transformer un ensemble de trois bâtiments longeant le Parterre de l'Orangerie, inoccupés depuis 2008, en hôtel. Certains s'opposent à une privatisation du patrimoine, d'autres pointent la baisse des crédits du ministère de la Culture et l'urgence de restaurer des bâtiments qui sont dans un état de délabrement avancé. Que pensez-vous de cette controverse ?

    Frédéric Rouvillois: Elle me rappelle celle qui a eu lieu récemment à propos de la vente des biens de la famille d'Orléans. Cette dernière a suscité un débat : certains se scandalisaient du fait que les princes de la maison de France vendent un certain nombre de biens importants liés à l'Histoire, aux enchères, comme de simples particuliers. Il me semble que ce réflexe était un peu bourgeois : dire « nous avons un patrimoine, il faut absolument le garder tel qu'il est, sans en modifier un atome » est inapproprié. Mais des objets à caractère historique - portraits, meubles ou argenterie - ne changent pas de nature en changeant de propriétaire. Au fond, qu'ils soient entre les mains de la famille d'Orléans ou d'un collectionneur chinois ou texan amoureux de l'histoire de France ne modifie pas la valeur des objets.

    La polémique actuelle est similaire. Se scandaliser que des bâtiments qui ont été conçus pour abriter des personnes et des activités humaines, et être des lieux de vie soient loués temporairement, et transformés en hôtels par leur propriétaire, ce qui permettrait de les sauver, est une réaction inadaptée. Dans l'appel d'offres se trouve l'idée que l'on restaurerait les bâtiments en question, leur toiture. Si cela permet de ne pas les laisser à l'abandon, de conserver un patrimoine même dévolu temporairement à des activités commerciales ou privées, cela importe peu. La muséification systématique du patrimoine a quelque chose de glaçant. Evitons de tomber dans le côté « poussiéreux » que peut avoir une certaine conception de la préservation du patrimoine français. L'Espagne fait cela depuis longtemps avec les Paradores [ndlr: établissements de luxe situés dans des châteaux, forteresses, couvents, et autres édifices historiques, fondés par le roi Alphonse XIII pour promouvoir le tourisme en Espagne dès 1928] et ce principe fonctionne très bien.

    Y-aurait-il des monuments non-transformables par nature ?

    Evidemment. Les monuments sacrés. Mais ici, on ne transforme pas une église en jacuzzi ! Il ne s'agit pas de faire comme les révolutionnaires de 1793 qui voulaient transformer les églises en grenier à blé ou les vendre à des marchands de pierres pour les détruire et en faire des pavés pour les routes… Ici, la destination n'est pas remise en cause ou dévoyée. Il s'agit de permettre à des gens, contre une somme élevée, de profiter de la beauté du patrimoine historique français, du témoignage le plus élevé, le plus noble de la grandeur de la France. Le projet ne me paraît pas devoir susciter immédiatement la condamnation.

    Cela ne risque-t-il pas de ternir l'esprit de ces lieux historiques ? Certains parlent de « disneylandisation » du patrimoine…

    Non, si « disneylandisation » il y a, elle serait plutôt du fait de ceux qui exposent des œuvres de Jeff Koons dans la galerie des Glaces ou des installations bizarres d'Anish Kapoor dans les jardins de Versailles. C'est cela qui ternit l'esprit des lieux.

    Ce projet voit-il le jour parce que l'Etat déserte toute une partie du domaine de la culture ?

    L'Etat a fait des choix en matière de culture. Il préfère subventionner l'art contemporain dans ce qu'il a de moins artistique et de plus lié à la spéculation financière. S'il s'occupait davantage du patrimoine, notamment architectural, on ne le verrait pas dans l'état d'abandon dans lequel certains monuments sont aujourd'hui. Une fois que l'on a fait ce constat, il convient de prendre des initiatives telles que cet appel d'offres pour éviter que ce patrimoine ne tombe en ruines.

    Pour le moment, seul le château de Chambord est touché par cette transformation d'une partie du domaine en gîtes de charme. Estimez-vous qu'à l'avenir, d'autres joyaux du patrimoine français puissent être concernés par ces privatisations ?

    C'est possible. Mais dès lors qu'on ne transforme pas la Sainte Chapelle en supermarché, ce n'est pas gênant. L'important est de ne pas commettre de contre-sens sur l'esprit des lieux. Lorsqu'ils ont été pensés pour abriter des gens, comme le sont les châteaux, ils peuvent l'être de nouveau - que ce soient des chefs d'Etat étrangers ou des riches clients amoureux de notre patrimoine. Certains monuments, comme le château de Compiègne par exemple, vide et peu visité, auraient à gagner à ce qu'une partie soit transformée en hôtel de charme et qu'ils retrouvent leur lustre d'antan plutôt que de s'engloutir que à peu dans le maelström de la poussière. 

    * Frédéric Rouvillois est professeur de droit public et écrivain. Il a publié de nombreux ouvrages sur l'histoire des idées, notamment L'Invention du progrès, aux origines de la pensée totalitaire (CNRS Éditions, 2010), ainsi que des essais sur la politesse, le snobisme et les institutions, et plus récemment Une histoire des best-sellers (Flammarion, 2011). Son dernier livre Crime et utopie, une nouvelle enquête sur le nazisme, a été publié chez Flammarion.

    Entretien réalisé par Eléonore de Vulpillières (Vox Culture)

                

  • HISTOIRE & ACTUALITE • Notre « France inerte » analysée par Tocqueville

     

    Un commentaire de  Nicolas Bonnal, écrivain

    Que penserait Tocqueville, aujourd'hui, où cinq républiques ont passé, où leur histoire, est connue, où l'on connaît aussi leur fin, du moins celle des quatre premières, la cinquième ne devant pas trop tarder, sans-doute, à nous dévoiler la sienne, qui ne devrait guère différer des précédentes ...  leur histoire, leur fin et aussi leurs résultats ? Nous ne pouvons pas répondre pour Tocqueville. Simplement, l'on peut supposer que ce grand aristocrate, qui n'avait pas manqué de pressentir et de décrire ce que seraient les vices profonds des démocraties modernes et n'optait pour la République que par défaut, ne persisterait probablement pas à juger la République bonne pour le Français, ou pour la France... Autour de 1848, beaucoup d'intellectuels français ont vécu des années d'illusions que les faits démentiront. Aujourd'hui, la haine de l'ancienne dynastie n'a plus cours; au contraire, l'Histoire et sa diffusion à travers le grand public, l'engouement qu'il lui porte, ont amené comme une nostalgie assez répandue de l'ancienne France. A quoi s'ajoute la conscience largement partagée, que décrit fort bien Nicolas Bonnal, du piège moderne, ou républicain, ou démocrate, aujourd'hui refermé sur nous. D'où les déclarations Macron qui, peut-être, seraient aujourd'hui aussi celles d'un Tocqueville dégagé des illusions de 1848 et effrayé de leurs suites.  LFAR         

     

    1538183.jpgHollande vient de dire que les traités se signent toujours en secret, et que le bon peuple n’y a rien à voir. Cette bonne nouvelle, jointe à la tyrannie européenne qui se renforce, contre la Grèce, contre l’Italie, contre le peuple allemand aussi, que Merkel oblige à se faire envahir (300.000 réfugiés en six mois) m’inciterait au désespoir, n’était cette relecture de Tocqueville, qui montre comment le piège moderne, ou républicain, ou démocrate se met en place en 1848.

    Notre grand analyste, qui était alors ministre des Affaires étrangères*, reconnaît que « la république était sans doute très difficile à maintenir », mais aussi qu’elle est « assez difficile à abattre. La haine qu’on lui portait était une haine molle, comme toutes les passions que ressentait alors le pays. »

    Il voit que le pays ne changerait plus pour la raison suivante :

    « D’ailleurs, on réprouvait son gouvernement sans en aimer aucun autre. Trois partis, irréconciliables entre eux, plus ennemis les uns des autres qu’aucun d’eux ne l’était de la république, se disputaient l’avenir. De majorité, il n’y en avait pour rien. »

    C’est l’entropie. Tocqueville découvre que si médiocre qu’elle soit, la république est bonne pour le Français. Et voici pourquoi :

    « Je voulais la maintenir, parce que je ne voyais rien de prêt, ni de bon à mettre à la place. L’ancienne dynastie était profondément antipathique à la majorité du pays. Au milieu de cet alanguissement de toutes les passions politiques que la fatigue des révolutions et leurs vaines promesses ont produit, une seule passion reste vivace en France : c’est la haine de l’ancien régime et la défiance contre les anciennes classes privilégiées, qui le représentent aux yeux du peuple. »

    Un des drames, en effet, de notre histoire moderne est que la nullité des élites républicaines, malhonnêtes oligarchies qui nous menèrent aux désastres militaires, aux humiliations coloniales, à la gabegie économique et au déclin démographique et culturel, ne suscitera jamais autant de haine et de ressentiment des masses (ces masses libérées en 1789 et aussitôt condamnées à cent jours de travail de plus par la loi Le Chapelier de 1791) que la vieille noblesse que Bonald ou de Maistre défendirent en vain.

    Car on n’a pas besoin de la télé pour les mener par le bout de leur nez, ces masses !

    Et leur excitation, vaine et souvent manipulée, reflète en fait leur inertie profonde.

    Et Tocqueville d’ajouter :

    « Je pensais donc que le gouvernement de la république, ayant pour lui le fait et n’ayant jamais pour adversaires que des minorités difficiles à coaliser, pouvait se maintenir au milieu de l’inertie de la masse, s’il était conduit avec modération et avec sagesse. »

    Modération et sagesse qui nous mèneront au coup d’État de 1851, à la guerre prolongée de 1871, aux hécatombes de 1914, à la raclée de 1940, aux déculottées coloniales et aujourd’hui à l’anéantissement par le minotaure euro-américain.

    Et notre masse inerte aura tout toléré. 

    * Alexis de Tocqueville fut ministre des Affaires étrangères de juin à octobre 1849.  

    , écrivain

     

  • SOCIETE • La plèbe du Net veut du sang. Tout savoir, tout dire… mais pour quoi faire ?

     

    Telle est la question que Benoît Rayski pose dans Causeur et à laquelle, selon nous, il répond fort bien.

    « L'ère de la transparence » ou « l'ère du vide » ? Il est bien vrai que le Net peut être les deux. Et beaucoup plus souvent le vide que la transparence. Et aussi - parce que la transparence n'est pas en soi une valeur - la vulgarité, l'impudeur et le sang. Et c'est d'ailleurs pourquoi, soit dit en passant, cette ère de la communication universelle qui serait censée élever, rapprocher, uniformiser, pacifier la planète entière, nous paraît bien suspecte d'être fort incapable de tenir ce genre de promesses. Elle pourrait bien être le contraire de ce qu'il est commun de dire et de croire à son sujet ... Reste que le Net peut aussi servir à la diffusion de contenus utiles. Et que ceux qui ont ou croient avoir quelque chose à dire dans cet ordre d'idées se doivent de s'en servir. C'est pourquoi Lafautearousseau existe et tente de servir non l'individualisme contemporain, mais son pays, la France, et un projet politique, une France royale. LFAR  

     

    Dans les arènes de Rome, la plèbe voulait du sang. Et on lui en donnait à flot pour étancher sa soif. Dans les arènes modernes, c’est-à-dire sur le Net, la plèbe veut la même chose. Une différence de taille : au Colisée ils étaient quelques dizaines de milliers, sur la toile ils sont quelques dizaines de millions. Et la aussi il faut que ça saigne. Tout le monde à poil ! On appelle ça la vérité toute nue. On veut tout savoir. Et en même temps on se shoote au « on nous cache tout, on nous dit rien ».

    La démocratie de l’instantané, celle du clic et du clip, n’a pas été conçue en effet pour faire travailler le cerveau. La toute dernière contorsion du Net concerne Robert Capa. Des chercheurs – en d’autres temps on aurait dit des fouille-merde – ont longuement enquêté sur le plus célèbre photographe de tous les temps. Et ils ont trouvé ce qu’ils voulaient. Capa n’a pas dit la vérité ! Oh joies ineffables ! Le photographe affirmait avoir passé une heure trente sur les plages du débarquement en 1944 : il ne serait resté en réalité que trente minutes sur le sable normand. Qu’est-ce qu’on est content… Capa disait avoir pris une centaine de clichés : dix ou douze seulement après enquête. On est très, très content. Car le minus lobotomisé scotché à son écran adore quand quelqu’un d’illustre est convaincu de mensonge. Ça met les géants à la portée du nain qu’il est.

    Autre révélation alléchante qui date d’il y a quelque temps. La « vérité » sur une photo aussi célèbre que celles du débarquement. Le cliché du « Baiser de New York ». Prise le jour de la victoire en mai 1945 l’image montre un marin américain en train d’embrasser goulument sur la bouche une jeune et jolie infirmière renversée en arrière. Honte aux symboles !

    Des années, des dizaines d’années après, des chercheurs ont dénoncé l’horreur qui se cachait derrière cette photo. L’infirmière n’était pas consentante : le marin l’avait embrassée sans lui demander son avis. Quasiment un viol ! De quoi se pourlécher les babines. L’infirmière devenue une très vieille dame n’a quand même pas déposé plainte. Sur le Net, cette grandiose affaire a eu autant de succès que l’histoire concernant Robert Capa. On appelle ça « l’ère de la transparence ». Le sociologue Gilles Lipovetsky la définit très bien : « l’ère du vide ». 

    Benoît Rayski  Causeur

    * Photo: Pixabay. 

    41ICf+uTz3L__SX301_BO1,204,203,200_.jpg

    L’ère du vide : Essais sur l’individualisme contemporain  4.8 �toiles sur 5 Prix : 8,40 €

     

  • HISTOIRE • L’histoire militaire autrement

     

    Par Ludovic Greiling

    En mars 1918, en pleine guerre, les ingénieurs allemands de la compagnie Krupp réalisent une prouesse technologique : la projection d’un obus à plus de 120 kilomètres de son point de tir, à une époque où les canons les plus gros n’excédaient pas un rayon de 30 à 40 km, rappellent les éditions Pierre de Taillac dans un livre riche en iconographie.

    Pour se faire, ils inventent des tubes géants qui projettent les obus à 1500 mètres à la seconde, les font grimper jusqu’à 45 kilomètres d’altitude dans les couches raréfiées en gaz de l’atmosphère, puis les font retomber à un ou deux kilomètres près sur leurs objectifs.

    Prouesse technologique, impact mineur

    Le but de l’Etat-major allemand ? Atteindre la capitale et provoquer la panique dans Paris, en même temps qu’il décide de lancer des offensives qui enfoncent le front situé à une centaine de kilomètres.

    Si la percée allemande et les tirs des Paris Kannonen provoque le départ de près de 500 000 habitants à partir de mars 1918, la plupart des Parisiens demeurent sur place et s’habituent aux bombardements, dont le bilan s’avère limité : en quatre mois et demie, 320 projectiles auront frappé Paris et sa banlieue, provoquant la mort de 256 personnes et en blessant 625.

    Après la guerre, en dépit des efforts allemands pour garder secret les plans de cette arme unique, les services français recueilleront témoignages et documents révélant en partie les secrets de fabrication de la firme Krupp.

    Mais l’histoire de la balistique à très haute altitude ne s’arrête pas là.

    Dans les années 50 et 60, un brillant ingénieur canadien reprend l’idée et les plans des Paris Kannonen, et tente de concevoir pour les gouvernements canadiens puis américains des lanceurs de satellites à bas coût.

    Ces projets sont finalement abandonnés en Amérique du Nord, mais l’homme relance son activité en privé. Dans les années 80, il propose ses services à plusieurs gouvernements, dont l’Irak, ce qui provoquera les craintes du voisin israélien. Il sera mystérieusement assassiné par balles en mars 1990 à Uccle, une cité périphérique de Bruxelles.

    Au total, voici un livre rigoureux et bien écrit, brillamment illustré par les éditions Pierre de Taillac qui publie des photos exceptionnelles.  

    large.jpg

    Feu sur Paris ! L’histoire vraie de la Grosse Bertha, par Christophe Dutrône (éd. Pierre de Taillarc – 30 euros).

     

  • LIVRES • L’armée du roi de France

     

    Par Ludovic Greiling

    Une plongée simple et directe dans l’évolution de l’armée et de l’Etat aux XIIIe et XIVe siècles : c’est ce que nous propose le grand médiéviste Xavier Hélary dans une thèse remaniée pour le grand public.

    Avec l’évolution de la levée des armées, on touche aussi à la transformation de l’Etat. A cet égard, le règne centralisateur de Philippe Le Bel tranche nettement avec celui de ses prédécesseurs.

     Le roi Philippe tente non seulement d’imposer des impôts permanents, qui seront finalement abandonnés au regard de l’opposition à la levée des taxes, mais il porte aussi un coup important au système féodal en convoquant « l’arrière-ban » à l’ost de 1302. Il se permettait ainsi de passer outre le pouvoir des seigneurs locaux qui étaient jusque là seuls habilités à réunir hommes ou argent auprès de leurs propres vassaux.

     La société n’en demeure pas moins plurielle, avec des territoires administrés ici par des abbayes, là par des comtes, quand ce ne sont pas des bourgeois qui ont la haute main sur certaines villes et le roi sur ses propres terres.

     Une société où, en dépit d’un sentiment d’honneur et de devoir très fort dans la caste chevalière, le contrat écrit est déjà largement répandu, à charge à la personne qui s’estime lésée de défendre son cas devant un parlement de justice.

    Ceux-ci sont souvent saisis dans les litiges liés à l’armée du roi de France, tel administré estimant qu’il est devrait être exonéré de ses charges et tel autre pensant que le roi lui demande trop d’apports.

     Un vrai livre d’histoire, accessible au grand public, qui permet des analogies avec les temps actuels. 

     L’armée du roi de France, de Xavier Hélary (éd. Perrin, 21 euros)

     

  • LIVRES • Un Déon pour l’été ... On réédite Les gens de la nuit

     

    Une remarquable chronique de Jérôme Leroy, écrivain et rédacteur en chef culture de Causeur.  

     

    Jerome_Leroy0.jpgOn réédite un Michel Déon pour l’été. C’est toujours une bonne idée de rééditer un Déon, surtout avec un joli bandeau de Loustal. Déon nous rappelle l’époque, pas si lointaine, où le succès public n’était pas forcément contradictoire avec la qualité littéraire. Et comme tout allait ensemble, cela donnait de très bons films quand on adaptait au cinéma un  roman de Déon: Un taxi mauve de Boisset avec Noiret, Rampling, Fred Astaire et l’Irlande dans le rôle principal, vous vous souvenez? En plus, il y avait quelque chose de plaisant à voir un cinéaste de gauche adapter un écrivain de droite. Si vous voulez trouver l’équivalent aujourd’hui, vous pouvez toujours chercher. Le goût vécu comme manière de dépasser les clivages politiques, c’est une idée qui a dû mourir à l’orée des années 80, la décennie où tout le monde est devenu très moral tout en choisissant le  pognon et la réussite comme valeurs cardinales.

    Les gens de la nuit, à l’origine, est un roman de 1958. Longtemps, sa première phrase nous a hantés, nous qui sommes insomniaques comme pas deux: «Cette année-là, je cessai de dormir. » C’est ce qui donne ce caractère d’hallucination précise au livre qui se déroule pour l’essentiel entre le coucher du soleil et l’aube ; dans le périmètre de Saint-Germain-des-Prés, celui que continuent à rechercher les touristes des années 2010 alors qu’il est devenu un continent disparu aussi improbable que l’Atlantide.

    Le narrateur des Gens de la Nuit a trente ans. c’est un fils de bonne famille: la preuve, son père va être élu à l’Académie Française. Cela fait un peu ricaner le fils. Michel Déon, dans la préface qu’il donne pour l’occasion, se moque gentiment de son propre revirement sous l’habit vert.

    Le fils sort de trois ans de Légion et pour s’occuper fait un métier tout neuf. Avec deux amis, il a monté ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui une agence de com’. Dans les années 50, on disait relations publiques. Son activité consiste surtout à promener des clients étrangers dans le « gay paris ». C’est ennuyeux mais ça le distrait d’un chagrin d’amour, un vrai chagrin d’amour, celui qui vous dévaste et vous transforme en fantôme de vous-même.

    Comme chez tous les gens pudiques, le narrateur en souffre d’autant plus qu’il en parle peu et seulement à lui-même. On retrouve là, si vous voulez, cette esthétique éminemment française de la retenue qui commence avec Madame de Lafayette et s’arrête avec les Hussards dont Michel Déon fut un éminent représentant. Depuis, on hurle, on pleure, on éructe, on se lamente, dans le roman comme ailleurs, ce qui est encore plus fatigant, à la longue, que de passer ses nuits de bar en bar et de manger des pieds de porcs à l’aube du côté des Halles.

    Pour s’occuper le narrateur fait des rencontres dans les caves de jazz et les bistrots ouverts très tard. Il a une liaison avec Gisèle qui est comme lui un oiseau de nuit, mais du genre bohème. Elle vit à l’hôtel avec Maggy, elle porte des pantalons fuseaux, elle aime faire l’amour et à l’occasion, quand elle n’a pas de papier pour prendre une adresse, elle remonte son chandail pour qu’on écrive sur sa peau nue.

    On n’est pas très loin de l’Occupation, non plus. Le narrateur devient l’ami d’un peintre très doué qui ne veut plus peindre et qui est un ancien de la Légion Charlemagne puis il sauve de la bastonnade une étudiante communiste, Noire de surcroît. Il se débarrasse avec l’aide du peintre du buste de son aïeul qu’il trouve aussi pompeux que son père dans le bois de Boulogne et il découvre que le peintre  et l’étudiante sont amants.

    Bref, il fait un peu n’importe quoi, ses amis aussi, mais ce n’importe quoi enchante. Extrait d’un dialogue avec l’étudiante communiste:

    «  - C’est merveilleux, dit-elle, je ne pensais pas que nous étions si bien organisés. Il y a longtemps que tu surveilles le coin?

    - J’y arrivais à la minute. Et pourquoi me tutoyez vous?

     - Tu n’es pas un camarade?

    Elle s’était rejetée contre la portière, le regard soudain dur.

    - Non.

    - Alors pourquoi m’avoir tirée de là?

    - Pour rien. Pour le plaisir. Pour l’honneur. »

    La dernière réplique pourrait faire une belle devise, comme celle du Prince de Ligne

    qui avait répondu, quand on lui demandait les raisons de son exil au moment de  l’Empire: « L’honneur. L’humeur. L’horreur. »

    Ce qui est amusant, en plus, avec le recul, c’est que l’on s’aperçoit que dans ces années-là, et dans les mêmes parages bistrotiers,  les personnages des Gens de la Nuit auraient pu croiser la bande de Debord et des premiers situs qui dérivaient sur le mode « psychogéographique » afin de réenchanter la ville. Ainsi, cette scène où le peintre fait découvrir au narrateur à l’aube le ballet purement gratuit des arroseuses municipales devant l’Hôtel de Ville avant qu’elles ne se mettent au travail.

    Pour le reste, est-il utile de savoir que le narrateur guérira de son chagrin d’amour un peu à la manière de Swann ou de Frédéric Moreau, que le comportement erratique et angoissé de nombre de personnages est dû à la « poudre » qui fait son apparition dans Paris et qu’il y a du roman noir dans Les gens de la nuit ?

    Sans doute, mais le plaisir donné par ce roman est ailleurs, dans quelque chose qui ne vieillit pas, qui ne vieillira jamais et qui s’appelle la mélancolie : « Nous ne sommes pas nombreux à connaître ses secrets, pas nombreux mais inguérissables. »

    Les gens de la nuit de Michel Déon (édition revue et corrigée, La Table Ronde) 5,93 €

    Jérôme Leroy

     

  • Un été avec Houellebecq [3] : « Les enfants de pauvres n'ont pas peur de la gauche »

     

    Cliquer ici pour lire

    Un été avec Houellebecq [1]

    Un été avec Houellebecq [2]

     

  • Pour Verlaine, notre République est plutôt « une immonde vieillarde » ...

     

    Philippe Bilger peint notre République sous les traits d'une « ado attardée ». Une République qu'il nomme aussi prépubère. Nous ne le contredirons pas. Il a raison.

    Verlaine, lui, l'avait vue au contraire déchue, en immonde vieillarde lui inspirant un terrible sonnet qui insulte Marianne dans des termes fort gaillards, comme seul un poète y est autorisé. Poème, en effet, antirépublicain à l'extrême.

    « Ado attardée », République prépubère ou immonde vieillarde ? On peut sans-doute l'envisager sous l'un ou l'autre aspect.

    Voici, en tout cas, la vision de Paul Verlaine. Iconoclaste, il est vrai, mais dont l'auteur n'en est pas moins l'un des plus grands poètes français.   

     

    Buste pour mairies 

     

    Marianne est très vieille et court sur ses cent ans,
    Et comme dans sa fleur ce fut une gaillarde,
    Buvant, aimant, moulue aux nuits de corps de garde,
    La voici radoteuse, au poil rare, et sans dents.
     
    La bonne fille, après ce siècle d’accidents,
    A déchu dans l’horreur d’une immonde vieillarde
    Qui veut qu’on la reluque et non qu’on la regarde,
    Lasse, hélas ! d’hommes, mais prête comme au bon temps.
     
    Juvénal y perdrait son latin, Saint-Lazare
    Son appareil sans pair et son personnel rare,
    A guérir l’hystérique égorgeuse des Rois.
     
    Elle a tout, rogne, teigne… et le reste et la gale !
    Qu’on la pende pour voir un peu dinguer en croix
    Sa vie horizontale et sa mort verticale. 

     

    Paul Verlaine, sonnet, Invectives, Buste pour mairies (1881) 

     

  • SOCIETE • les robots tueurs, l'utopie de Google

     

    Par Robert Redeker  [Propos recueillis par Alexandre Devecchio]  

    Une intéressante réflexion de Robert Redeker; notamment sur le néo-scientisme de Google, puisant à cette sorte de religiosité qui alimente aussi les sectes.

    Dans une lettre ouverte, des scientifiques et intellectuels, dont Stephen Hawking et Noam Chomsky demandent l'interdiction des « armes autonomes offensives sans contrôle significatif d'un être humain.» « Comme les biologistes et les chimistes qui ne veulent pas fabriquer des armes biologiques et chimiques, la plupart des chercheurs en intelligence artificielle n'ont aucun intérêt pour les armes ». écrivent-ils. Que cela vous inspire-t-il ?

    703113591.jpgRobert Redeker : Cette citation est remarquable parce qu'elle pointe une forme inédite de guerre, jamais envisagée: la guerre des objets contre l'homme. « Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » demandait le poète Francis Jammes. Non : l'âme, c'est ce qui recherche la paix. Ont-ils alors une conscience, le savoir de soi ? Chez l'homme la conscience est une fonction de l'âme, témoignant de sa liberté. Un vers magnifique de Victor Hugo, dans La Légende des Siècles, exprime la fusion de l'âme, de la conscience et de la liberté : « L'œil était dans la tombe et regardait Caïn ». L'autonomie des objets (des armes) dont vous parlez est tout le contraire de Caïn, c'est-à-dire de l'homme : c'est une autonomie sans liberté, sans conscience, donc incapable de remords (Hugo pointe le remords poursuivant le criminel même après son décès), sans âme. De ce point de vue la crainte, assez répandue, de voir un jour les machines supplanter l'homme en ses facultés les plus élevées me paraît relever du fantasme, pouvant donc être étudiée par une anthropologie de l'imaginaire. Cependant, qu'elles parviennent, dans un très proche avenir, à la dépasser en intelligence tactique, purement opératoire, est une certitude. Pourront-elles pour autant déclarer la guerre à leur créateur ? Du fait de leur différence de nature avec l'homme, ce risque, dont l'évocation fait frissonner la sensibilité et assure une récréation à la pensée, est exclu.

    Pour la première fois, nous allons devoir cohabiter sur la terre avec une espèce que nous avons créée. Cela va-t-il modifier la définition même de l'humanité ?

    Nous nous retrouvons dans un monde à trois : les machines, les animaux et les hommes. Jusqu'ici les outils et machines n'étaient pas intelligents, ils n'étaient que des prolongements des organes humains. Voici qu'ils deviennent des prolongements de son cerveau, et acquièrent une part d'autonomie. Il va falloir apprendre à vivre à trois. L'autonomie de ces machines est illusoire, seconde, inévitablement limitée : elle dérive de l'autonomie humaine. Une machine, aussi perfectionnée soit-elle, dépend toujours, ontologiquement, de son créateur. C'est pourquoi ces machines ne parviendront jamais au degré d'autonomie qui est celui des hommes et des animaux. Elles peuvent, à l'occasion, et non par nature, être nos ennemies, jamais nos rivales. Une différence apparaît entre ces machines et les animaux: dans un monde de plus en plus sous l'emprise de la technique: les animaux ont besoin de notre protection (nous avons des devoirs envers eux, même s'il est absurde de leur accorder des droits), l'aide des hommes leur est due sans qu'ils en aient conscience, alors que nous n'avons aucun devoir envers les machines. Ceci s'explique : les animaux et les hommes sont des fins en soi, les machines sont créées pour l'utilité de l'homme, son bien être ou le bien public (l'homme se doit les détruire dès qu'elles contreviennent à ce bien-être). Il n'y a pas de devoir envers les machines. Plus ces machines gagneront en puissance, plus l'homme lui-même tendra à leur ressembler, plus il sera important de maintenir comme une norme rigoureuse la définition « classique », « humaniste » de l'homme, héritée aussi bien des Grecs que du christianisme et de Kant. Pareille définition est un rempart et un garde-fou.

    L'hypothèse souvent développée par le cinéma de voir la machine supplanter l'homme vous parait-elle réaliste ? La religion du progrès va-t-elle conduire à notre destruction ?

    L'imaginaire a besoin de la fin du monde pour sublimer l'angoisse - au sens freudien de la sublimation: la transformer en lui donnant un contenu acceptable par la conscience, par exemple à travers des créations artistiques -, cette affection fondamentale de l'être humain, étrangère à toute machine. La littérature - pensons au Golem, à Frankenstein - et le cinéma sont le lieu de ce travail de sublimation. Des siècles durant, le christianisme (y compris ses hérésies) a porté cet imaginaire de la fin du monde à travers le discours sur l'Apocalypse. Cet imaginaire se nourrit de la pulsion de mort, il est l'ombre de Thanatos. Il est un rapport trouble à la mort. Dans nos temps post-chrétiens, le mythe de la fin du monde change de vêtements, l'angoisse demeurant la même: l'apocalypse peut être apportée soit par des extra-terrestres, soit par des machines qui décideraient de nous exterminer. Le discours sur ces machines qui mèneraient une guerre à l'homme se développe selon la même structure que celui sur les extra-terrestres. Les mêmes fantasmes et les mêmes peurs l'habitent. Selon lui, l'homme serait soumis au risque d'être détruit par des intelligences non-humaines. Lorsqu'elles sont extra-terrestres, ces intelligences hostiles viennent du dehors. Lorsqu'elles sont des machines, elles viennent du dedans, étant une externalisation des facultés du cerveau humain. Je dis du cerveau, non de la conscience ou de l'âme, qui sont des réalités différentes. En fait, l'une et l'autre, l'intelligence des extra-terrestres et celle des machines, sont avant tout des productions de l'imagination humaine, des projections dans le monde objectif de ce que l'homme porte au plus profond de lui. Du coup, avant tout, les guerres ainsi imaginées sont des guerres qui se déploient au sein de l'âme humaine.

    Certains veulent mettre un coup d'arrêt à cette évolution. Peut-on arrêter le progrès ?

    Il n'est pas certain qu'il s'agisse de progrès. Il ne faut pas oublier cependant que ces évolutions peuvent se révéler utiles au bien être des hommes, à la médecine, à la chirurgie. Il ne faut pas oublier non plus que ces intelligences peuvent être nos serviteurs en faisant à notre place ce que nous ne pouvons faire. A ce titre aucun droit n'existe de les arrêter. Quoiqu'il en soit, quand bien même ce droit existerait-il, il y a un destin métaphysique de la technique, qui a bien été mis en lumière par Heidegger, dont rien ne dit que puissions sortir dans un futur proche. Un destin est un envoi depuis une origine qui est aussi une destination. Le destin technique de l'Occident se façonne dans la grande révolution intellectuelle (scientifique et philosophique) du XVIIème siècle. On ne sort pas de la technique (pas plus d'ailleurs que du capitalisme, cet autre destin de l'Occident) par un acte de la volonté.

    Au-delà du problème des robots autonomes, google développe actuellement une idéologie transhumaniste et se donne les moyens de la faire triompher. Cette volonté de la firme californienne de créer un homme nouveau est-elle totalitaire ?

    La volonté de fabriquer un homme nouveau a connu de multiples figures dans la modernité. Le communisme et le nazisme en ont été de monstrueux exemples. Cette volonté est la signature même des utopies totalitaires. Exprimer cette ambition trahit quelque chose à quoi l'on ne prête pas assez attention: l'entreprise Google est une entreprise politique, pas uniquement commerciale et technologique, dont le but est de soumettre les hommes à son propre fantasme, à une idéologie unique, à fabriquer un homme unique (comme on parle de pensée unique) planétaire.

    « Quel que soit le problème rencontré, que ce soit un grand challenge pour l'humanité ou un problème très personnel, il y a une idée, une technologie qui attend d'être découverte pour le résoudre » assurait au Time Magazine Ray Kurzweil, l'ingénieur en chef de Google. La science peut-elle vraiment résoudre tous les problèmes ?

    Il n'y a rien de nouveau dans ce propos, qui était déjà tenu par le positivisme dans sa version obtuse au XIXème siècle. Il tient dans un mélange assez classique d'ignorance de la nature humaine, trahissant une inculture philosophique et théologique consternante, et de millénarisme de bas étage. Ici, le millénarisme de la technique apparaît. Ray Kurzweil n'est pas différent du ridicule Monsieur Homais, le pharmacien d'Yonville dans le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary. Ce Monsieur Homais du nouveau siècle, Ray Kurzweil, ne se rend peut être pas compte que son rationalisme n'est qu'une croyance, extrêmement fruste, qui porte le nom péjoratif de scientisme. Voyons en elle un néo-scientisme naïf, pour ne pas dire bête. Au-delà de la bêtise, l'arrogance et la volonté de domination montrent dans ce propos leur hideux visage. S'imaginant rationaliste et scientifique, cette foi dans la science et la technique n'est rien d‘autre que de la religiosité dévoyée, celle-là même dont s'alimentent les sectes.

    Face à ce postmodernisme triomphant, on assiste au retour en force des religions et des identités, notamment à travers la montée en puissance de l'islam radical. Le risque n'est-il pas d'être pris en étau entre deux totalitarismes ?

    Ce sont deux totalitarismes différents qui reposent sur une haine commune de l'homme tel qu'il est. Ce sont aussi deux volontés de domination appuyées sur deux idéologies schématiques. On remarquera que cet islamisme, que vous appelez islam radical mais qui est en fait un islam politique, utilise les technologies informatiques les plus sophistiquées, réunissant l'archaïsme obscurantiste et la postmodernité techno-scientifique. Il faut distinguer ces phénomènes: retour des religions, des identités, et montée de l'islam radical. Les deux premiers renvoient, souvent maladroitement, à un besoin de réhumanisation du monde, quand le dernier renvoie à l'opposé, au désir de destruction, passant par le point commun de tous les totalitarismes, la déshumanisation. Il n'est pas possible d'indexer le développement de l'islamisme sur le retour des religions. Il ressemble plutôt à ces contrefaçons de religion que furent les religions séculières du XXème siècle, les idéologies totalitaires. Contrefaçon de rationalisme dans le cas de l'utopie Google et des idées de Ray Kurzweil, contrefaçon de religion dans le cas de l'islamisme.

    41e3XpShQxL__SX341_BO1,204,203,200_.jpgProfesseur agrégé de philosophie, Robert Redeker est écrivain. Son dernier livre « Le progrès, point final ? » vient de paraître aux éditions Ovadia.

    2266800133.jpg

     

     

     

  • SOCIETE • Luchini, superbement antimoderne, comme Baudelaire ...

     

    Cet entretien avec Fabrice Luchini est paru dans Le Figaro du 13 décembre 2014. « Poésie ? » le spectacle du comédien, rencontre, depuis le mois de janvier 2015, un succès phénoménal. Les réservations se font déjà pour l'année 2016.

    « Poésie ? » Théâtre des Mathurins. Réservations: 01 42 65 90 00 ou 0892 68 36 22

     

    Vous jouez un spectacle intitulé « Poésie ? ». Vos choix sont de plus en plus exigeants...

    Fabrice LUCHINI. - La poésie ne s'inscrit plus dans notre temps. Ses suggestions, ses silences, ses vertiges ne peuvent plus être audibles aujourd'hui. Mais je n'ai pas choisi la poésie comme un militant qui déclamerait, l'air tragique : « Attention, poète ! » J'ai fait ce choix après avoir lu un texte de Paul Valéry dans lequel il se désole de l'incroyable négligence avec laquelle on enseignait la substance sonore de la littérature et de la poésie. Valéry était sidéré que l'on exige aux examens des connaissances livresques sans jamais avoir la moindre idée du rythme, des allitérations, des assonances. Cette substance sonore qui est l'âme et le matériau musical de la poésie.

    Valéry s'en prend aussi aux diseurs...

    Il écrit, en substance, que rien n'est plus beau que la voix humaine prise à sa source et que les diseurs lui sont insupportables. Moi, je suis un diseur, donc je me sens évidemment concerné par cette remarque. Avec mes surcharges, mes dénaturations, mes trahisons, je vais m'emparer de Rimbaud, de Baudelaire, de Valéry. Mais pas de confusion : la poésie, c'est le contraire de ce qu'on appelle « le poète », celui qui forme les clubs de poètes. Stendhal disait que le drame, avec les poètes, c'est que tous les chevaux s'appellent des destriers. Cet ornement ne m'intéresse pas. Mais La Fontaine, Racine, oui. Ils ont littéralement changé ma vie. Je n'étais pas « un déambulant approbatif », comme disait Philippe Muray, mais je déambulais, et j'ai rencontré, un jour, le théâtre et la poésie comme Claudel a vu la lumière une nuit de Noël.

    La poésie est considérée comme ridicule, inutile ou hermétique...

    Elle a ces trois vertus. Ridicule, c'est évident. Il suffit de prononcer d'un air inspiré : « Poète, prends ton luth...» Musset est quatorze fois exécrable, disait Rimbaud, et tout apprenti épicier peut écrire un Rolla. Inutile, elle l'est aussi. Hermétique, c'est certain. J'aimerais réunir les gens capables de m'expliquer Le Bateau ivre.

    C'est un luxe pour temps prospère ?

    La poésie, c'est une rumination. C'est une exigence dix fois plus difficile qu'un texte de théâtre. La poésie demande vulnérabilité, une capacité d'être fécondée. Le malheur est que le détour, la conversation, la correspondance qui sont les symboles d'une civilisation ont été engloutis dans la frénésie contemporaine. Nietzsche, il y a un siècle, fulminait déjà contre les vertus bourgeoises qui avaient envahi la Vieille Europe. Vous verrez, disait-il, ils déjeuneront l'oeil sur leur montre et ils auront peur de perdre du temps. Imaginez le philosophe allemand devant un portable !

    Vous êtes hostile au portable ?

    J'en ai un comme tout le monde. Mais c'est immense, l'influence du portable sur notre existence. Une promenade, il y a encore vingt ans, dans une rue pouvait être froide, sans intérêt, mais il y avait la passante de Brassens, ces femmes qu'on voit quelques secondes et qui disparaissent. Il pouvait y avoir des échanges de regard, une possibilité virtuelle de séduction, un retour sur soi, une réflexion profonde et persistante. Personne, à part peut-être Alain Finkielkraut, n'a pris la mesure de la barbarie du portable. Il participe jour après jour à la dépossession de l'identité. Je me mets dans le lot.

    N'est-ce pas un peu exagéré ?

    La relation la plus élémentaire, la courtoisie, l'échange de regard, la sonorité ont été anéantis pour être remplacés par des rapports mécaniques, binaires, utilitaires, performants. Dans le train, dans la rue, nous sommes contraints d'entendre des choses que nous aurions considérées comme indignes en famille. Dans mon enfance, le téléphone était au centre d'un couloir parce qu'on ne se répandait pas.

    C'est le triomphe de Warhol, du « Moi ». Nous vivons un chômage de masse, il y a mille personnes qui perdent leur métier par jour et ces pauvres individus ont été transformés en petites PME vagabondes. Constamment, ils déambulent comme s'ils étaient très occupés. Mais cela se fait avec notre consentement : tout le monde est d'accord, tout le monde est sympa. Et la vie qui doit être privée est offerte bruyamment à tous. Les problèmes d'infrastructures des vacances du petit à Chamonix par rapport au grand frère qui n'est pas très content, le problème du patron qui est dégueulasse : nous saurons tout ! Si au moins on entendait dans le TGV : « Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène », et que, de l'autre côté du train, un voyageur répondait bien fort : « Déjà pour satisfaire à votre juste crainte, j'ai couru les deux mers que sépare Corinthe », peut-être alors le portable serait supportable.

    C'était mieux avant...

    « Le réel à toutes les époques était irrespirable », écrivait Philippe Muray. J'observe simplement qu'on nous parle d'une société du « care », d'une société qui serait moins brutale, moins cruelle. Je remarque qu'une idéologie festive, bienveillante, collective, solidaire imprègne l'atmosphère. Et dans ce même monde règne l'agression contre la promenade, la gratuité, la conversation, la délicatesse. Je ne juge pas. Je fais comme eux. Je rentre dans le TGV. Je mets un gros casque immonde. J'écoute Bach, Mozart ou du grégorien. Je ne regarde personne. Je n'adresse la parole à personne et personne ne s'adresse à moi. La vérité est que je prends l'horreur de cette époque comme elle vient et me console en me disant que tout deuil sur les illusions de sociabilité est une progression dans la vie intérieure.

    Vous n'aimez pas notre époque...

    Elle manque de musicalité. Elle est épaisse et schizophrène aussi. Elle mêle à une idéologie compassionnelle, une vraie brutalité individualo-technologique. Une des pires nouvelles des vingt dernières années a été l'invention du mot « sociétal ». Pour des gens qui aiment la musique, l'avenir sentait mauvais.

    Vous résistez à cette évolution ?

    C'est intéressant de savoir qu'il peut y avoir une parole de résistance, même modeste. Ce qui m'amuse, c'est de mettre un peu de poésie dans l'écrasante supériorité de l'image, à l'heure de l'écrasante puissance de la bêtise. Il faut reconnaître qu'elle a pris des proportions inouïes. Ce qui est dramatique, disait Camus, c'est que « la bêtise insiste ». La poésie, la musique n'insistent pas.

    C'est-à-dire ?

    Nous sommes comme lancés dans une entreprise sans limite d'endormissement. Une entreprise magnifiquement réglée pour qu'on soit encore plus con qu'avant. Mais je ne crache pas dans la soupe, je profite à plein de ce système. Je ne pourrais pas vivre si je restais dix heures avec Le Bateau ivre. Je ne pourrais pas vivre comme Péguy, comme Rimbaud, qui finissait par trouver sacré le désordre de son esprit. Moi, je ne suis pas un héros qui se dérègle intérieurement. Je fréquente ces grands auteurs, mais rien ne m'empêche de me vautrer dans un bon Morandini. C'est peut-être pour cela que les gens ne me vivent pas comme un ennemi de classe. Au départ, je suis coiffeur, il ne faut pas l'oublier. J'étais très mauvais, mais je l'ai été pendant dix ans.

    Vous avez choisi de jouer dans de très petites salles. Vous devenez snob ?

    Je ne veux pas imposer la parole que je sers. Je suis un artisan, et ceux qui veulent achètent. J'ai choisi la Villette, un endroit de 70 places. On va dire que je tourne un peu dandy. Eh bien, oui ! Un peu baudelairien. Trois semaines plus tard, j'irai au Lucernaire, parce que Laurent Terzieff y jouait. J'ai aussi le droit de ne pas être préoccupé par la projection sonore dans une grande salle ou par le fait de mettre un micro qui dénature le timbre de la voix.

    Vous avez toujours du mal à être de gauche ?

    Je n'y arrive pas et je crains de ne pouvoir grimper l'Himalaya de générosité que ça exige. En ce qui concerne la culture, l'énorme problème de la gauche (la droite n'est pas brillante, elle est en dessous de tout, parce qu'elle est affairiste), c'est le regard condescendant vis-à-vis des goûts du peuple. Les hommes de gauche trouvent très tristes que les femmes de ménage rêvent de rouler en 4 × 4 ! Le drame de la gauche, c'est l'invocation de la culture pour tous. Terzieff ne voulait pas être subventionné : il haïssait la subvention.

    Et votre public ?

    Il y a de tout dans mes spectacles. Pour Philippe Muray, j'ai même eu des prêtres en soutane. J'ai une affection pour les prêtres en soutane, la messe en latin, même si j'y vais très rarement. Dans ce domaine aussi je suis baudelairien. Il y a un public de droite, donc, mais aussi des bobos en Vélib'. Qui en retire quoi ? Il faut être humble. On pourrait jouer cinquante ans et les gens continueront à dire simplement : quelle mémoire !

    Vous êtes devenu le dépositaire et l'ambassadeur de la littérature française...

    Comment se fait-il qu'un cancre inapte joue le rôle que vous me prêtez ? Inconsciemment, l'autodidacte plaît énormément, parce qu'il n'y a pas l'emprise universitaire du « très bien », du capable de parler de tout comme tous les gens de l'ENA qui savent tenir une conversation sur Mallarmé, l'Afrique ou la réduction des déficits. L'obsessionnel (et l'autodidacte) est extraordinairement limité. Sa culture a été acquise à la force du poignet. Mais il peut témoigner, parce que ce qu'il connaît, il le connaît en profondeur et ça l'habite. Quand il trouve un métier, un instrument, ça lui permet de prolonger ce travail long et pénible. Avec le métier, vous n'êtes plus un phénomène. Louis Jouvet disait : « La vocation, c'est pratiquer un miracle avec soi-même.» Le métier détruit le « moi ».

    Par exemple ?

    Le fait de travailler pendant un an la structure du XVIIe siècle vous guérit. Parce que le XVIIe est complètement structuré et complètement libre. La Fontaine en est l'incarnation suprême. La Fontaine, c'est une pure liberté au milieu de la contrainte, une pure invention au milieu de la rigueur, une pure subversion au milieu d'une exquise courtoisie. Une pure anarchie au milieu d'un super ordre. La Fontaine, c'est le patron ! Écoutons Perette et le Pot au lait : « Légère et court vêtue, elle allait à grands pas...» « Légère et court vêtue » : on la voit, devant nous, en minijupe, les jambes en mouvement, c'est une pub de Dim! C'est ça, la beauté : l'agencement dans le rien. Tout ce qui est fleuri en littérature est intolérable. Regardez le génie de Céline : « La tante à Bebert rentrait des commissions, elle avait déjà pris le petit verre, il faut bien dire également qu'elle reniflait un peu l'éther.» En quelques mots, il redonne à la pauvreté, à la misère, à la banlieue sa vérité.

    Pourquoi continuer à jouer ce rôle de passeur ?

    Comme artisan, j'ai besoin de me confronter à ce qui est difficile. Je pourrais vivre en ayant une vie de cardiologue à la retraite. La piscine à débordement me tenterait bien, mais il faut une grande santé psychologique pour l'assumer et la pratiquer, je n'ai pas cette santé-là. J'essaye donc d'avancer dans le mystère du verbe et de la création, et je fais honnêtement commerce de ce qui me hante. Mais j'essaye toutefois de rester à ma place. Être comédien, c'est s'éloigner de l'aristocratie de la pensée. C'est un dérèglement psychique qui n'a rien de glorieux. Peut-être aidons-nous un peu à créer, le temps d'un soir, une « ré-appartenance » avec nos semblables. Au théâtre, dit Claudel, il se passe quelque chose, comme si c'était vrai. Le mensonge du théâtre mène parfois à la vérité. 

    Source : Vincent Tremolet de Villers

     

  • LITTERATURE & ACTUALITE • Anniversaire de la mort de Soljenitsyne : prophète de la tradition

     

    Par Arnaud Guyot-Jeannin, Journaliste et essayiste*

     

    Soljenitsyne, prophète de la tradition : l'essentiel est excellemment dit, ici, sur cet anniversaire. Rappelons que vous trouverez dans Lafautearousseau, dans notre catégorie Grands Textes, deux discours d'Alexandre Soljenitsyne : son discours aux Lucs-sur-Boulogne pour l'inauguration de l'Historial de Vendée, le samedi 25 septembre 1993,  et son très célèbre discours d'Harvard, le 8 juin 1978. 

    ad2d62187246b67bb88c9d87ec2fa1a9.jpegDisparu le 3 août 2008, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, Alexandre Soljenitsyne représente un modèle d’humanité, de courage et de lucidité dans l’histoire contemporaine. Le septième anniversaire de sa mort a été ignoré avec une vacuité révélatrice d’un Occident amnésique. Hormis l’excellent article de Mathieu Slama paru dans Le Figaro du 3 août dernier (« Ce que nous devons à Soljenitsyne »), les grands esprits de l’Hexagone ont pris des vacances avec leur mémoire. D’autres n’ont pas évoqué cette grande figure par sectarisme. Le soleil de la pensée n’a pas beaucoup éclairé les consciences françaises. Une habitude !

    Quelques piqûres de rappel sont donc nécessaires. Autant de clairvoyance – prophétique, notamment – force l’admiration. Après avoir été incarcéré dans les goulags, puis exilé de son pays – l’Union soviétique qu’il ne confondait pas avec la Russie – durant de longues années, Soljenitsyne condamne le totalitarisme communisme avec vigueur et pertinence. En octobre 1970, le prix Nobel de littérature lui est attribué depuis Stockholm. Il ne peut s’y rendre, de peur que le KGB l’empêche de passer la frontière à son retour. Trois ans plus tard, il publie L’Archipel du goulag (1973). Un testament politique et historique d’où il ressort également que la souffrance humaine offerte à Dieu débouche sur la rédemption d’un point de vue spirituel. Soljenitsyne revient alors à la foi chrétienne de son baptême.

    En 1976, Soljentsyne émigre à Cavendish, dans un village montagneux du Vermont, au nord-est des États-Unis. En compagnie de son épouse et de ses enfants, il est comme retiré du monde. C’est deux ans plus tard, en 1978, qu’il prononce son fameux discours de Harvard. Ayant vitupéré contre le communisme soviétique en le qualifiant de « bazar idéologique », il n’épargne pas le modèle américano-occidental en l’identifiant à un « bazar mercantile ». Il avertit du danger qui pèse sur la Russie : « Après avoir souffert pendant des décennies de violence et d’oppression, l’âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les habitudes d’une société massifiée, forgées par l’invasion révoltante de publicités commerciales, par l’abrutissement télévisuel, et par une musique intolérable. »

    En 1990, alors que l’URSS vit sa dernière année, Soljenitsyne publie un essai au titre programmatique, Comment réaménager notre Russie ? Il propose la mise en place d’une « démocratie des petits espaces : […] petite ville, bourg, bourgade cosaque, canton (groupe de villages), et jusqu’aux limites d’un district. C’est uniquement sur un territoire de cette ampleur que les gens pourront déterminer, sans se tromper, leurs élus […] On pourrait dire : à partir des “États” [soslovia]. Ce sont là les deux principes naturels les plus habituels de collaboration et de coopération entre les hommes : d’après le territoire commun sur lequel ils vivent et selon leur genre d’occupation, la direction de leur activité. ». Soit une démocratie locale et organique pour une Russie indépendante et souveraine.

    Soljetnitsyne demeure toujours très actuel lorsqu’il rappelle que les Petits-Russiens (Ukrainiens), les Blancs-Russiens (Biélorusses) et Grands-Russiens (Russes) appartiennent à un même peuple et donc à un même pays : la Russie traditionnelle. Mort d’un grand vivant ressuscité par l’Histoire en cours…

    * - Boulevard Voltaire