Le dernier livre d’Éric Zemmour, Un destin français, tranche avec sa production antérieure. Le journaliste est à l’apogée de son talent et sa plume rejoint celle de l’écrivain. Est-il historien ? Les spécialistes diront que non. Mais il connaît l’histoire, la lit et la relit et, surtout, il la met en perspective avec ce que nous vivons. Il lui donne un sens. En somme, il nous instruit.
Bien sûr, il a son style, fait de raccourcis et de fulgurances. Il a son point de vue, souvent original, mais dont le lecteur découvre, au fur et à mesure qu’il déroule le panorama, qu’il était judicieux et faisait mieux voir que la banalité sans cesse recopiée sur le même sujet. Ce point de vue le conduit souvent à la polémique, car d’un fait ancien rapproché des événements actuels, il fait une charge contre nos inconsciences, nos mensonges et nos lâchetés. L’histoire n’est pas neutre. Clio est une muse terrible. Elle porte le jugement et ce jugement s’exerce, non pas tant sur ceux qui ont fait le passé, mais sur ceux qui font ou défont le présent. A la lumière de notre passé, que pèsent les célébrités d’aujourd’hui ? La leçon est rude. D’où les cris qui jaillissent de tous côtés. Car Zemmour est lucide. Il a le mot juste, donc cruel pour les menteurs et les lâches. Et il aime la vérité qu’il va chercher jusqu’au fond des époques les plus discutées, les plus diffamées : « les heures les plus sombres de notre histoire ».
D’où parle cet écrivain ?
Il parle de sa place de jeune juif algérien, berbère, devenu, sous la conduite de ses parents et sous un charme qui l’a saisi, enfant, et ne s’est jamais démenti, un Français éperdument amoureux de la France. « Je ne suis pas un Juif français, disait son père, excédé par cette formule, je suis un Français juif ». Le fils ajoute « de culture catholique ».
Son chapitre sur Charette se termine par cette phrase, détachée comme une sentence qui résume l’ensemble, ou comme un point d’orgue :
« Nous sommes tous des catholiques vendéens. »
Dans cette symphonie tragique, plusieurs mélodies s’entrecroisent mais une revient, comme un thème central qui ressurgit à chaque chapitre – c’est-à-dire à chaque époque… –, les élites, en France, ont une appétence particulière à la trahison. Est-ce leurs grands biens ? Leurs espérances immédiates ? Un souvenir de la féodalité écrasée par le pouvoir central ?
Les motifs varient suivant les moments, mais la constante se dégage. Que l’ennemi soit espagnol, autrichien, allemand ou anglais, « le parti de l’étranger » est toujours là pour lui donner un coup de main, et ce « parti de l’étranger » est le plus souvent composé des élites en place.
C’est le peuple, avec son Roi, qui résiste, et, malgré elles, continue l’histoire du Royaume de France. Quand il n’y a plus de Roi et que le peuple, lui-même, se dissout, l’avenir du royaume qui, selon saint Remi, « durera jusqu’à la fin des temps », se fait très incertain.
Bien sûr, pour Zemmour, il y a des rois de substitution. Napoléon a pris la suite de Capet et la République a voulu continuer, sous d’autres habits, « le roman national ». C’est même elle, la IIIe, qui a forgé avec Ernest Lavisse, ce roman, chargé de remplacer le Roi disparu.
Chef-d’œuvre d’art politique en péril.
Le roman national devait être le ciment qui, auparavant s’appelait la fidélité au Roi. Car la France, rappelle-t-il, n’est ni une race ou une ethnie, ni un impératif géographique.
C’est une construction politique, disons mieux, un chef-d’œuvre comme on le disait des artisans-compagnons qui en faisaient un pour devenir maître, un chef-d’œuvre d’art politique.
Quand l’art politique n’est plus là, la France se défait.
On pourra discuter, dans le détail, de telle ou telle appréciation, trouver que le procédé se répète à chaque chapitre, a quelque chose de systématique…, chercher à y mettre quelque nuances. Il n’en reste pas moins que cette charge, conduite au galop – car la plume de Zemmour a quelques ressemblances avec les compagnons de Jeanne dans la plaine de Patay ou les soldats de Napoléon à Austerlitz – finit par emporter l’adhésion du lecteur, même si elle le laisse parfois pantelant et quelque peu essoufflé.
Ce thème de la trahison des élites rejoint celui de la guerre civile larvée ou éclatée dont même la guerre étrangère ne nous protège pas. Au contraire ! Sauf à quelques moments tragiques et miraculeux – 14-18 –, la guerre étrangère devient la guerre civile. Ceux que Jeanne appelait « les faux Français » jouent le rôle de la cinquième colonne : les intérêts partisans, religieux, économiques, féodaux, idéologiques, l’emportent sur la nécessaire unité nationale.
Seul un roi, un empereur, un dictateur momentané fait – parfois par la Terreur… - valoir cette unité. Mais, à chaque fois, il y parvient, parce qu’il a, avec lui, le consentement de la nation, ce qu’Homère appelait « le murmure approbateur du peuple ».
Dans cette cavalcade glorieuse et tragique qui va de Vercingétorix à nos jours, Zemmour mène lui-même sa propre guerre, qui est celle de l’historien. Il rappelle le mot de Fustel de Coulanges selon lequel notre histoire est elle-même une guerre civile.
Je me souviens d’un fascicule aperçu dans ma jeunesse, sous la signature de Charles Maurras, La bagarre de Fustel. On se battait, à l’époque, dans les réunions des Sociétés savantes, sur la façon de traiter l’histoire… Les adversaires d’hier se sont accordés. Michelet et Fustel, Lavisse et Péguy, après les combats de l’instant, se retrouvent, car ils ont en commun, comme Clemenceau et Daudet, « la passion de la France ».
Zemmour livre une nouvelle bataille, celle qui pourfend les « déconstructeurs de la France ». Nous n’en sommes plus aux trahisons classiques, ni même aux collaborations avec l’ennemi. Nous en sommes à la volonté de détruire la France, de faire qu’elle n’existe plus, d’abord dans les esprits et dans les cœurs.
Le rêve de ces déconstructeurs est qu’elle ne soit plus qu’un hexagone sur la carte, un lieu tempéré, au climat agréable, où se retrouvent ceux qui s’y trouvent bien et s’essaient à vivre ensemble. Cette utopie est sanglante. Le rêve devient cauchemar. Le « vivre ensemble » est mortifère.
Il n’y a donc plus, conclut le lecteur, en refermant le récit saccadé de cette tragédie, qu’à mourir ou qu’à retrouver les promesses de saint Remi au baptême de Clovis, la toujours lumineuse Jeanne, la majesté du roi Louis le quatorzième, le génie de Napoléon…
Et si, achevant les propos, nous concluions simplement que les rois ont fait la France, qu’elle se défait sans roi, … et qu’il est urgent de travailler, une fois encore, au retour du Roi. ■
Éric Zemmour, Le destin français, Éd. Albin Michel, 576 pages, 24,50 €