Par Pierre Builly
Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois (2010)
Dans l'Algérie de 1996, au plus fort de la rébellion islamiste et des crimes de terreur qui ensanglantent au quotidien un peuple pris en otage entre les dirigeants corrompus et les fanatiques barbares, il y a neuf moines bénédictins, cisterciens de stricte observance qui, dans un monastère de l'Atlas, perpétuent la présence chrétienne en Afrique du Nord, et essayent de maintenir praticable un passage avec l'Islam.
Comme le veut la règle de leur Ordre, ils prient à toutes les heures du jour et de la nuit ; ils étudient ; ils travaillent, cultivent les champs, recueillent le miel de leurs ruches. Ils sont tout ouverts à la population musulmane, pauvre, digne, amicale ; ils soignent les enfants et les malades, habillent les miséreux, aident à remplir les papiers ; ils sont fraternels, bienveillants, pleins d'amour ; ils vivent leur Foi dans une région magnifique et austère, au milieu du respect et de l'estime de toute la population.
Mais la folie islamiste est là, partout ; dans la région, dans toute l'Algérie, les barbares assassinent pour un rien, un hidjab non porté, un sourire entre deux adolescents, un enseignements d'instituteurs jugé insultant pour leur interprétation du Coran ; la terreur est là, et le fanatisme, avec son infinie bonne conscience. Et les autorités savent bien que l'ancrage, la persistance du monastère chrétien ne peut qu'appeler l'orage...
Nous savons tous ce qui s'est passé : le 27 mars 1996, sept des neuf moines présents sont enlevés et égorgés. Le plus âgé, Luc (Michael Lonsdale), le médecin, avait 82 ans ; le plus jeune, Christophe (Olivier Rabourdin) en avait 36. Tous, au bout de longs débats, de longues interrogations, avaient décidé de rester pour témoigner.
Le chemin du martyre n'est pas celui de l'inconscience, et moins encore celui de la fascination morbide et masochiste ; c'est celui de l'acceptation. On ne le gravit pas sans peur et sans angoisse. Peur physique, celle de la violence, des coups, des tortures ; angoisse métaphysique où la question de la place de son sacrifice est posée.
Il importe assez peu, en fin de compte que les assassins des moines de Thibirine soient les islamistes fanatiques qui tiennent les maquis dans les années Quatre-vingt-dix en Algérie, ou les forces de sécurité de l'État algérien, qui sont exaspérées par la présence des cisterciens et cherchent à discréditer leurs ennemis dans l'opinion internationale ; la grande force, la force lumineuse du film de Xavier Beauvois est très au delà de cette interprétation conjoncturelle : sa grande force est de porter la réalité de la spiritualité.
Des hommes, dont plusieurs sont faibles, angoissés, épuisés, des hommes qui quelquefois doutent et, pour beaucoup ressentent le silence de Dieu, des hommes qui choisissent de rester là parce que c'est leur destin, leur choix et leur vocation. Parce que partir, pour se préserver, c'est précisément renier ce pourquoi ils sont venus : témoigner, dans l'absolue nudité de leur présence, de la fraternité des hommes.
Des hommes et des dieux est un film grave, poignant, d'une tristesse infinie, et d'une infinie sérénité. La scène magnifique du dernier repas pris avant l'irruption des assassins, qui, dans la douceur amicale et l'émotion partagée, peut évoquer la Cène et montre des moines apaisés, réconciliés, déterminés à rester en Algérie quelles que soient les suites de leur décision, est profondément émouvante, et exaltante tout autant. Les visages des neuf moines, dont sept seront assassinés, portent une joie et une sérénité bouleversantes : il savent que leur choix est le plus grand.
Beauvois filme cela avec mesure et force tout à la fois : la beauté grandiose des paysages, les relations fortes nouées par les moines avec les habitants, la sauvagerie obtuse des assassins, les craintes, les doutes, les personnalités rétives, les angoisses sont incarnés par des acteurs au plus haut de leur talent. Lambert Wilson, prieur souvent cassant, trop conscient de sa supériorité intellectuelle est remarquable ; comme le sont les autres moines, remarquables d'authenticité, notamment le vieil Amédée (Jacques Herlin) ou le brûlant Jean-Pierre (Loïc Pichon), les deux miraculeusement rescapés du massacre ; mais aussi, évidemment, une note spéciale au grand Michael Lonsdale, frère Luc, le médecin de la communauté, dont on connaît l'engagement charismatique personnel, et qui trouve là un rôle à la mesure de son immense talent.
Magnifique œuvre, dont chaque séquence est bouleversante. ■
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