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Idées, débats... - Page 466

  • Action française & Histoire • Jean-Pierre Fabre-Bernadac : « L'affaire Daudet, un crime politique »

     

    IMG.jpgENTRETIEN. En novembre 1923 éclate « l'affaire Philippe Daudet ». Le fils du célèbre homme de lettres et figure de proue de l'Action française Léon Daudet est retrouvé mort dans un taxi. Un prétendu suicide aux allures de crime politique. Jean-Pierre Fabre-Bernadac, ancien officier de gendarmerie, diplômé de criminologie et de criminalistique, a rouvert le dossier à la lueur de sources nouvelles.

    ROPOS RECUEILLIS PAR RAPHAËL DE GISLAIN

    LE 24 NOVEMBRE 1923, BOULEVARD MAGENTA, PHILIPPE DAUDET EST RETROUVÉ AGONISANT DANS UN TAXI. QUE S'EST-IL PASSÉ EXACTEMENT CE JOUR-LÀ ?

    Il y a deux choses importantes à rappeler à propos de Philippe Daudet pour comprendre ce qui s'est effectivement passé. Le jeune homme avait une grande admiration pour son père et il avait tendance à faire des fugues. Agé de 15 ans lors des faits, il avait l'âme excessivement romanesque, exaltée. Juste avant sa mort, il essaie de partir pour le Canada. Mais une fois au Havre, il s'aperçoit qu'il n'ira pas plus loin...Dès lors, comment revenir chez lui sans subir les foudres de ses parents ? Comment faire pour que cette nouvelle fugue ne déçoive pas trop son père ? Dans son esprit, il s'agit d'être à la hauteur ; son grand-père Alphonse est un immense écrivain et son père Léon une figure royaliste brillante et redoutée. Comme il sait que les anarchistes ont déjà essayé de tuer son père un an plus tôt, il se dit qu'un acte de bravoure, qui consisterait à révéler la préparation d'un nouveau complot pourrait faire oublier cette fugue... De retour à Saint-Lazare, il se rend donc au Libertaire, journal qui hait Léon Daudet, pour infiltrer les cercles anarchistes. Il tombe dans un panier de crabes parce que le milieu est complètement infiltré par la police politique. Avec son air de bourgeois et son projet fumeux d'assassinat de haute personnalité, Philippe Daudet n'a pas dû faire illusion très longtemps. Son identité certainement devinée, on l'envoie vers un libraire, un certain Le Flaoutter, indic notoire, et son sort bascule. La Sûreté générale, l'organe de la police politique, est prévenue, onze hommes débarquent pour arrêter le jeune homme... qui est retrouvé mort dans un taxi.

    LA THÈSE OFFICIELLE CONCLUT À UN SUICIDE. VOUS MONTREZ QU'ELLE EST COUSUE DE FIL BLANC...

    En effet, les incohérences se succèdent. Philippe Daudet a récupéré chez les anarchistes un « 6.35 ». Il tenait-là la preuve de son courage vis-à-vis de son père. Pourquoi ne rentre-t-il pas chez lui à ce moment-là ? Par ailleurs, il était extrêmement croyant et on ne comprend pas ce geste de suicide - un péché absolu -, d'autant qu'il était heureux chez lui même s'il aimait l'aventure. En reprenant le dossier - j'ai pu accéder aux archives nationales de la Police et à l'ensemble des documents de la famille Daudet -, les partis pris de l'enquête m'ont sauté aux yeux. Des témoignages fondamentaux sont écartés, des pistes ne sont pas exploitées et les conclusions sont pour la plupart approximatives. Le « 6.35 » qui a donné la mort au jeune homme n'est manifestement pas celui retrouvé, vu qu'aucune balle ne s'est chargée dans le canon après le coup de feu comme elle aurait dû le faire automatiquement ; la douille réapparaît dans le taxi dix jours après le drame au moment de la reconstitution, alors qu'il avait été soigneusement nettoyé ; aucun des onze policiers postés spécialement ne voit Philippe Daudet entrer ou sortir de la librairie, les horaires ne concordent pas, etc.

    DANS QUEL CONTEXTE IDÉOLOGIQUE S'INSCRIT ETTE DISPARITION ?

    Marius Plateau, le secrétaire général de l'Action française, a été tué de 5 balles un an auparavant par Germaine Berton, une anarchiste. À l'issue d'un procès absolument inique, la meurtrière est acquittée... Le contexte est donc extrêmement tendu. Des élections approchent, qui vont être gagnées par la gauche. Poincaré, qui a eu un lien amical avec l'Action française pendant la guerre - il sait le nombre de soldats et d'officiers qui ont été tués dans ses rangs - change son fusil d'épaule lorsqu'il voit que sa carrière est en jeu. Une tension sous-jacente vient du fait que l'Action française essaie de se rapprocher par le cercle Proudhon du mouvement ouvrier. Cela fait peur au pouvoir. On craint qu'une forme de national populisme ou monarchisme ne s'installe, d'autant que les scandales comme Panama ou le trafic des légions d'honneurs n'ont fait que discréditer la classe politique. Il faut bien voir que les tranchées ont donné naissance à une fraternité nouvelle considérable entre des français d'horizon divers. Le bourgeois et l'ouvrier ont maintenant un point commun : ils ont risqué leur peau de la même manière. Le fascisme, et d'une certaine façon, le national-socialisme sont nés de ce même élan à l'époque. Cette union qui bouleverse les classes effraie et on veut y mettre un terme à tout prix.

    DANS CE CLIMAT, POURQUOI ABATTRE LE FILS DE DAUDET ?

    Disons que, parmi les personnalités de l'Action française, mouvement qui suscitait une inquiétude grandissante, Léon Daudet avait des enfants et que Maurras n'en avait pas... Philippe, avec ce caractère éloigné des réalités, était quelqu'un de facilement manipulable. Voir cet enfant se jeter dans la gueule du loup était une aubaine pour des adversaires politiques. Je ne pense pas qu'il y ait eu de préméditation. Je ne crois pas qu'on ait voulu le tuer au départ mais que les circonstances ont conduit la Sûreté générale à le supprimer, lorsqu'elle a su qui elle tenait... Les Daudet étaient des sanguins ; il est possible que, se sentant démasqué, Philippe se soit rebellé, qu'un coup de feu soit parti et que l'on ait voulu maquiller les choses en suicide... On y a vu le moyen d'ouvrir une brèche et d'affaiblir l'Action française, qui bien sûr était visée in fine.

    IL Y A AUSSI CET INCROYABLE PROCÈS POLITIQUE CONTRE LÉON DAUDET...

    C'est la cerise sur le gâteau. Le père vient de retrouver son fils mort dans un taxi. Il fait un procès au chauffeur et voilà qu'il se retrouve condamné à cinq mois de prisons ! Il faut bien saisir la perfidie de ce jugement, à travers lequel on a opposé de façon fictive un père et un fils, salissant la réputation de l'un et la mémoire de l'autre. Les anarchistes n'ont cessé de répéter au cours du procès que Philippe était des leurs, ce qu'il n'a bien sûr jamais été. Lorsque l'on sait que les anarchistes étaient à l'époque le bras armé de la République, la manoeuvre est particulièrement écoeurante. Léon Daudet va finir par se rendre, mais l'histoire ne s'arrête pas là. Grâce au détournement des lignes téléphoniques du ministère de l'intérieur par une militante de l'Action française, il parvient à s'évader d'une façon rocambolesque. Après quoi il est contraint de se réfugier plusieurs années en Belgique...

    UNE TELLE AFFAIRE POURRAIT-ELLE SE REPRODUIRE AUJOURD'HUI ?

    Le pouvoir donne tous les moyens pour agir en cas de menace. Je crois qu'évidemment de tels évènements pourraient se reproduire aujourd'hui et qu'ils ne sont pas l'apanage d'une époque. Depuis 1945, les disparitions troubles d'hommes proches du pouvoir n'ont pas cessé - on en compte au moins trois. La police politique n'a pas disparu, elle est inhérente à la République. 


    À LIRE : ON A TUÉ LE FILS DAUDET, de Jean-Pierre Fabre-Bemardac, éditions Godefroy de Bouillon, 265 p., 26 euros.

  • Livres & Voyage • Venise, mythe éternel


    Par Jean Sévillia

     

    2266144432.jpgLes touristes peuvent envahir la place Saint-Marc et d'invraisemblables navires de croisière, semblables à des immeubles flottants, se profiler sur la lagune, le charme des lieux opère toujours : défiant le temps, écrasant de sa superbe les clichés qui courent à son encontre, Venise reste un des sites les plus saisissants au monde. Ici, dans un décor qu'il ne se lasse pas d'admirer, le visiteur a tout à la fois rendez-vous avec la foi, la politique, la littérature, la fête, la sensualité, la musique, la peinture, le . théâtre, l'opéra, le carnaval ou le cinéma, sans parler de la séduction de l'Italie. Afin de rendre compte de la multiplicité de ces facettes, la collection Bouquins consacre à la ville un livre qui s'inscrit dans une série où figurent Berlin, Istanbul, Lisbonne, New York, Saint-Pétersbourg ou Shanghaï (Histoire, promenades, anthologie et dictionnaire). Ce volume manifeste toutefois la volonté de passer en revue les classiques sans lesquels Venise ne serait plus Venise, mais aussi de mettre en avant des aspects moins connus, plus originaux, plus novateurs. Car la ville n'est pas une belle endormie, prisonnière de son passé : au XXIe siècle, elle demeure, quoi
    qu'il en soit, le coeur battant d'une aventure commencée sous Byzance. Dans ce livre, cinq chapitres initiaux sur l'histoire de la ville et un précieux résumé chronologique, à la fin de l'ouvrage, fournissent d'indispensables repères sur l'échelle des siècles, de l'élection du premier doge, en 697, à la chute de la République, en 1797, et de l'unité italienne à nos jours. Le reste du volume est organisé par thèmes. Quartier par quartier, les promenades nous guident entre canaux, églises et palais. L'anthologie littéraire nous conduit à travers les mille sources qui ont inspiré les écrivains d'hier et d'aujourd'hui : on passe, dans un savant désordre, de Hemingway à Julien Gracq, de Lawrence Durrell à Michel Tournier, et de Françoise Sagan à Philippe Delerm. Quant au dictionnaire, de Canaletto à Vivaldi et du Grand Canal à la Salute, il permet de réviser ses connaissances en quelques minutes. A lire pour préparer son voyage, à glisser dans sa valise en partant, et à relire après. 

    ven-1.jpg

    Venise. Histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, sous la direction de Delphine Cachet et Alessandro Scarsella, Robert Laffont, « Bouquins », 1216 p., 32 C.

    [Le Figaro magazine, 22.04]

  • Livres & Société • Les Saint-Just du samedi soir

     

    par Jean-Philippe CHAUVIN 

     

    arton8470-7b8cd.jpgIl est en France un philosophe qui s'oppose à la « ferme des mille vaches » et à la construction d'un aéroport à Notre-Dame-des-Landes, et qui use de sa notoriété médiatique pour dénoncer les conditions indignes de l'élevage productiviste et les absurdités de la course à la bétonnisation aéroportuaire et mondialiste : en somme, certains, à cette rapide description, pourraient croire qu'il était, au regard de ces combats qu'il est l'un des seuls intellectuels français à assumer publiquement en France, le bienvenu sur cette place de la « Nuit debout » contestatrice de tant de scandales environnementaux et sociaux... Et pourtant ! Après quelques dizaines de minutes passées à écouter les intervenants des débats, Alain Finkielkraut en a été chassé comme un malpropre par quelques extrémistes qui, le plus souvent, n'ont même pas pris le temps de le lire, se contentant de quelques slogans et arguments faciles. Quelle déception, quelle colère peut-on éprouver devant une telle situation absurde et, il faut le dire, éminemment révoltante ! 

    Le philosophe Alain Badiou, maoïste pas vraiment repenti, n'a pas, lui, hésité à discuter avec son confrère maudit par les nouveaux Saint-Just du samedi soir, et un livre en est né, qui mérite d'être lu*. D'autres, qui n'ont pas la notoriété de Badiou ou de Finkielkraut, ont été invités dans l'émission que ce dernier anime, depuis des années, sur France-Culture, sans censure aucune, et ont pu faire valoir des idées parfois fort éloignées de celles de leur hôte...  

    Je suis d'une tradition dans laquelle on discute beaucoup, et je n'ai jamais hésité à franchir quelques barrières idéologiques pour chercher à comprendre, mais aussi à convaincre mes adversaires, parfois en vain. Je me souviens, entre autres, d'un débat sur la question universitaire organisé par le groupe anarchiste de l'université de Rennes2 auquel je m'étais rendu, accompagné de quelques monarchistes : la surprise était grande parmi les libertaires qui, refusant d'entamer le dialogue avec nous, avaient préféré annuler leur réunion et quitter les lieux... Cela, en définitive, m'avait plus agacé qu'amusé car j'ai toujours trouvé choquant ce genre d'attitude d'exclusion et de fermeture : que l'on ne parle pas de débat et de liberté d'expression si l'on n'accepte pas celle des autres !  

    Il n'est de pire sourd que celui qui ne veut entendre, dit le proverbe, et les excités qui ont poursuivi M. Finkielkraut de leur vindicte l'ont aisément et méchamment prouvé en refusant, non même sa parole, mais sa simple présence, sans doute trop bruyante à leur ouïe délicate de maîtres censeurs... « Messieurs les censeurs, bonsoir ! », lâchait Maurice Clavel en quittant le plateau de télévision après le caviardage d'une phrase de son reportage sur la Résistance, phrase qui mettait en cause le président Pompidou... Son cri du cœur est aussi celui de ceux qui, aujourd'hui, veulent pouvoir parler envers et contre tout, même si cela n'a pas l'heur de plaire aux Saint-Just qui, en un héritage qui n'a rien d'illégitime au regard de son histoire, se revendiquent d'une République qui ressemble trop, ainsi, à une place de Grève ou de la Révolution façon 1793... 

    La République, par ces quelques fanatiques (qui ne peuvent être, je le crois, confondus avec les premiers initiateurs de la Nuit debout chantant la Marseillaise en descendant dans le métro, le premier soir...), retrouve ses mauvais démons qui, semble-t-il, ne l'ont jamais quittée... Il est dommage que, du coup, ils assassinent un mouvement qui, malgré ses excès et son folklore, avait quelque légitimité à être et à faire valoir... 

    * L'explication, débat entre MM. Badiou et Finkielkrault, animé par Aude Lancelin, éditions Lignes, 2010.

    Le blog de Jean-Philippe Chauvin

  • Théâtre • Une pièce à ne rater sous aucun prétexte

     

    par Bruno Stéphane-Chambon

     

    Le théâtre Classique avait ses trois règles, unité de temps, unité de lieu et unité d’action que Boileau, dans son Art Poétique décrivait ainsi :

    « Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli,
    Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli » 

    De nos jours la qualité et le succès d’un spectacle se doivent de respecter trois substrats : un grand sujet, une écriture majestueuse et un comédien de talent pour défendre la pièce. A l’heure où la transmission du savoir est mise à mal, il est heureux d’assister à une leçon d’histoire, nourrie d’extraits de Dumas, Michelet, Victor Hugo, Saint-Simon et interprétée par Maxime d’Aboville. Ce dernier a été formé par Jean-Laurent Cochet. Il a interprété Bernanos et incarné Bonaparte dans La Conversation de Jean d’Ormesson. En 2010, il a été nominé pour le Molière de la révélation théâtrale pour Journal d’un curé de campagne et en 2011, son second rôle dans Henri IV, le bien aimé a été nominé au Molière. Enfin, il reçoit en 2015 le Molière du comédien pour son interprétation dans la pièce The Servant.

    Pour faire vivre sur scène ces grands moments de l’Histoire, il tient le rôle de l’instituteur d’autrefois, avec sa blouse grise, juché sur son estrade avec pour fond la grande carte de France. Le cours devient un palpitant récit d’aventures qui débute par l‘évocation de la célèbre victoire de François Ier à Marignan, puis survolant deux siècles, s’achève par la mort du Roi Louis XIV.

    Cette prestation rare, ne se jouant que le samedi après-midi, l’affluence du public y est très importante. Nous recommandons à nos lecteurs de réserver très rapidement leurs places, pour les prochaines semaines et mois. Les trésors sont rares sur les scènes, il serait dommage de ne point découvrir cette perle. 

    Une Leçon d’Histoire de France, de 1515 au Roi-Soleil
    D’après Alexandre Dumas, Jules Michelet, Victor Hugo et Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon.
    Interprétation et mise en scène de Maxime d’Aboville.

    Théâtre de Poche Montparnasse
    75, Boulevard du Montparnasse, 6ᵉ arrondissement de Paris
    Réservations : 01 45 44 50 21
    Le samedi à 16h
    Du 2 avril au 2 Juillet – Samedi à 16h, durée 1 heure.
    Relâches exceptionnelles les 7 et 14 mai
    Places : Plein tarif 24€ / Tarif réduit 18€ / Tarif jeunes -26 ans 10€ 

  • Histoire • Quand la cour survit aux rois

     

    Par Jean Sévillia

    Disparue en 1789, la cour du roi ? Un passionnant ouvrage montre au contraire, comment, de Napoléon à la IIIe République, le système de cour a perduré pendant tout le XIXe siècle, en jouant un rôle politique et culturel fondamental. [Le Figaro 15.04]

     

    XVM06e8d676-796d-11e5-ba18-c49418e196fb.jpgLorsqu'on évoque la cour des rois de France, on pense à Louis XIV ou Louis XV à Versailles, plus rarement aux Valois au Louvre ou dans un château de la Loire, presque jamais à ce qui s'est passé après la Révolution. Or Louis XVI (même après les journées d'octobre 1789), Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe ont eu une cour, de même que Napoléon Ier et Napoléon III. C'est le sujet étudié par un jeune historien, Charles-Eloi Vial, conservateur à la Bibliothèque nationale de France où il est chargé des manuscrits modernes et contemporains. Son ouvrage, appuyé sur de patientes recherches dans les archives et sur une bibliographie impressionnante, est un modèle car l'auteur fait partie de ces nouveaux universitaires qui ont compris, contrairement à tant de leurs prédécesseurs, qu'il ne sert à rien d'écrire dans un style austère : les lecteurs d'aujourd'hui étant pressés, les ennuyer, c'est s'exposer à ce qu'ils abandonnent définitivement leur livre.

    Cette étude, illustrée par de nombreuses historiettes et anecdotes, se lit donc avec bonheur. Elle n'en est pas moins extrêmement sérieuse, car ce que montre Vial, c'est que le système curial a joué un rôle politique et culturel fondamental dans la France du XIXe siècle.

    La cour de Louis XVI, à Versailles, est le reflet d'un régime bloqué qui finira par emporter la monarchie. C'est Napoléon qui recrée une cour évoquant l'Ancien Régime par certains aspects extérieurs, mais dont le but profond est d'assurer le contrôle des élites par le pouvoir, et de donner une légitimité aux institutions nouvelles par le mélange de l'ancien et du nouveau monde. La Restauration, contrairement à une idée reçue, puis la monarchie de Juillet et enfin le Second Empire ne dérogent pas à ce principe. Dans son dernier chapitre, l'auteur expose comment la IIIe République, à ses débuts, tente de perpétuer la tradition de la cour, notamment à travers les voyages présidentiels, les grands dîners et les réceptions à l'Elysée. Le budget du palais, son mobilier et ses cuisines son un héritage lointain de la liste civile du roi. « La cour, observe Charles-Eloi Vial au terme de cette passionnante rétrospective, projette dans tous les esprits comme une ombre sur l'histoire de notre pays: son souvenir hante encore les Français. »   

    Jean Sévillia           

  • Société & Histoire • Resurrection du Sphinx

    Le Sphinx en 2016 © Copyright : DR

     

    Par Peroncel-Hugoz

    Notre confrère n’a pas eu besoin d’aller loin pour trouver l’inspiration de son billet puisque le thème se trouvait à sa porte : l’ex plus célèbre « maison de tolérance » du Vieux Monde était située en effet à deux pas de Casa … En résulte un savoureux récit et des anecdotes instructives ...

     

    peroncel-hugoz 2.jpgEn principe, c’est le Phénix qui renaît de ses cendres; mais à Mohamédia, ex-Fédala, à 25 km de Casa, c’est le Sphinx qui vient de ressusciter. Oh ! n’ayez crainte, Mesdames et Messieurs des ligues de vertu, l’ancien plus fameux — quel mot utiliser ? Bordel, maison de passe, lupanar, maison de tolérance, etc …, je laisse le lecteur choisir.  L’enseigne défunte, qui attira jadis tant de « fines braguettes » à Fédala,  a bien ressuscité, sous son nom d’origine, mais en tant que respectable « maison d’hôtes », tout ce qu’il y a de plus bon chic-bon genre, un hôtel-restaurant soigné pour couples en règle, pour familles honnêtes et bien sûr, ayant des moyens. 

    A la fin du protectorat et au début de l’indépendance, le Sphinx première formule, avait été un « Eros Center » de tout premier choix : uniquement de splendides filles, toutes européennes ou israélites — pas de musulmane afin de ne pas provoquer la gent théologienne dans une petite ville. La majorité de la clientèle fut longtemps européenne même si, dès l’origine, la « maison » eut aussi sa clientèle maghrébine au portefeuille bien rempli, type, dit-on, El Glaoui, pacha de Marrakech. Un brave vieil Espagnol, travailleur manuel retraité, rencontré à « Moha », me confiait en 2009 qu’il n’avait jamais eu les moyens d’aller « consommer au Sphinx » et que pour seulement « apercevoir les pensionnaires », il s’était fait embaucher comme manutentionnaire par la tenancière de l’époque. Il s’agissait alors de la renommée (et redoutée) « Madame Andrée », celle que connut le grand chanteur belge Jacques Brel, l’une de ces célébrités de la fin du XXe siècle qui eurent leurs habitudes au Sphinx. Le Belge le mit même dans ses chansons …

    Après avoir été propriété de divers gens d’affaires, étrangers ou marocains, le Sphinx fut fermé, sous le règne d’Hassan II, par un maire istiqlalien de Moha qui, en vieillissant, se trouva soudain choqué par l’existence dans sa cité d’une telle « maison du péché »… A la fin de la décennie 2000, il fut question de démolir le bordel abandonné, et de construire à sa place un immeuble de rapport. Le peintre Nabili ( 1952-2012), que j’eus l’honneur d’accompagner ce jour-là, vint spécialement de son atelier de Benslimane, à 35 km de Moha, pour protester in situ contre cet éventuel « crime architectural », proposant d’installer au Sphinx, un « Institut de l’imaginaire artistique enfantin ». S’il ne fut pas écouté sur ce dernier point, il le fut pour la conservation de cette œuvre exemplaire de feu Albert Planque, architecte français établi jadis à Moha où il construisit plusieurs bâtiments bien pensés dont le Sphinx, « premier bordel du monde construit pour être un bordel » : discrétion, confort, sécurité, salubrité, plusieurs entrées et sorties, etc … 

    Si on sait que, dans les ruines romaines d’Italie et de Libye, les maisons de passe antiques conservées sont les vestiges les plus visités par les touristes occidentaux, on se dit qu’un jour le Sphinx, désormais sauvé de la destruction, fera partie du patrimoine historique de l’ancienne Fédala. C’est déjà un peu le cas puisque, dimanche 10 avril*, le nouvel hôtel-restaurant mohamédien au passé sulfureux, sera ouvert à tout public lors de la Journée du patrimoine. 

    Comme auteur d’un livre d’histoire sur le Maroc où j’ai consacré un chapitre au Sphinx en son époque légère, je peux témoigner que la plupart des articles de presse sur mon ouvrage ont tourné autour de ce haut-lieu de la débauche. Idem pour les questions de lecteurs rencontrés au Maroc ou en France… Les lupanars font et feront toujours recette, même fermés. Ajoutons, pour être franc, qu’un autre thème intrigua mes lecteurs : le puits du Sphinx avait-il reçu, oui ou non, tout ou partie de la dépouille du politicien Mehdi Ben Barka, disparu à Paris en 1965 ? Ce qui accrédita la rumeur du puits — lequel existe toujours dans le jardin du Sphinx ressuscité —, c’est que la maison de tolérance fut gérée un temps, vers 1965, par le truand français Georges Boucheseiche qui devait ensuite être liquidé discrètement (en 1974) par des tueurs qu’on a dit « issus des services secrets français et marocains »… Vrai ou faux ? On ne sait point. En tout cas il y a là un piment de plus pour la trouble auréole du Sphinx qui ne manquera pas d’amener des clients tant au nouvel hôtel qu’à son restaurant qui s’appelle justement … « Chez Madame Andrée ».  ♦ 

    * Le Sphinx, avenue Moulay-Youssef, entre Casbah et Corniche, Mohamédia.

    Livres : 

    Abdelhouahab Bouhdiba, « La sexualité en Islam », PUF, Paris ; J.Mathieu et P-H Maury, « Bousbir, la prostitution au Maroc colonial », Iremam, Paris ; Denis Bachelot, « L’Islam, le sexe et nous », Buchet-Chastel, Paris ; Péroncel-Hugoz, « Le Maroc par le petit bout de la lorgnette », Xénophon, Anet, France ; « 2000 ans d’histoires marocaines », Casa-Express, Rabat. Ces deux ouvrages comportent à peu près le même chapitre sur le Sphinx.

    Péroncel-Hugoz

    Repris du journal en ligne marocain le 360 du 8.04.2016

  • Hubert Védrine [2] : « L'hubris américaine »

      

    Dans son dernier essai, Le monde au défi, Hubert Védrine fait le constat de l'impuissance voire de l'inexistence de la communauté internationale. Il dresse un vaste et éclairant panorama de l'état du monde et des illusions perdues du marché, de la mondialisation heureuse et de l'Union européenne. Secrétaire général de l'Élysée sous François Mitterrand et ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, Hubert Védrine se distingue par sa finesse d'analyse et sa connaissance précise des dossiers. Loin des incantations et de la dialectique binaire qui tend à remplacer la géopolitique, il défend, à la manière d'un Bainville, une vision réaliste et pragmatique de la politique étrangère. Il plaide pour « un  retour au monde réel, et inévitablement à la realpolitik, moins néfaste que l'irreal politikLafautearousseau en publie au fil des jours des extraits choisis par Vincent Trémolet de Villers pour Le Figaro [8.04].  LFAR

     

    hubert_vedrine_sipa.jpgL'hubris américaine

    Ainsi, au cours des vingt-cinq dernières années, les États-Unis ont souvent abusé, jusqu'à l'hubris, de ce qu'ils ont cru être leur toute-puissance - et c'est d'ailleurs dans la décennie 1990 que j'ai utilisé à leur égard le terme d'« hyperpuissance ». Lors de la décennie suivante, les États-Unis réagirent de façon contrastée et contradictoire à la prise de conscience, partielle et douloureuse, de la perte de leur monopole de puissance, tandis que les Européens se berçaient d'illusions, que les Russes ressassaient leur amertume, que le monde arabo-islamique oscillait entre verrouillage, dénonciations et convulsions, qu'enflait la vague du terrorisme islamique et que l'économie globale de marché, financiarisée et dérégulée, finissait par exploser en 2008. 

    Hubert Védrine           

    9782213700892-001-X.jpg

    Le monde au défi, Fayard, 180 p.

  • Société • Il faut dire adieu à Simone de Beauvoir

     

    Adieu mademoiselle, la défaite des femmes est un brûlot antiféministe qui se place sous la tutelle protectrice de la compagne de Jean-Paul Sartre. Audacieux, mais non dénué de contradiction, selon Zemmour, qui oppose à Eugénie Bastié, sa propre analyse. Laquelle n'est pas non plus dénuée de justes arguments [Figarovox du 6.04]. Controverse ? Pourquoi pas ? Une raison de plus de lire au plus tôt le livre d'Eugénie Bastié !  LFAR 

     

    ZemmourOK - Copie.jpgTout a été déjà écrit. Chaque nouvelle génération doit affronter cette loi d'airain. Et il faut un mélange d'audace et de présomption pour ajouter quand même son propre texte sur la pile. Eugénie Bastié ne manque ni de l'une ni de l'autre. Cette jeune femme a donc choisi d'inscrire son nom sur la liste - déjà longue - des féministes critiques. La tâche est aisée : les femmes peuvent seules critiquer le féminisme - mais la voie est encombrée : de l'inconvénient d'être née à la fin du XXe siècle.

    Bastié rejette les Femen, la théorie du genre, Judith Butler et Éric Fassin, le mariage pour tous, la PMA, la GPA. Elle dénonce un « féminisme dévoyé » dont « l'horizon n'est plus l'égalité des droits, mais l'interchangeabilité des êtres », qui planifie la « déconstruction des identités » et pense « la différence comme une discrimination ». Cet ancien « garçon manqué » chante la joie d'être une « fille réussie ». Elle écrit ses plus belles pages pour repousser l'existence d'un « droit à l'avortement ». Elle s'inscrit dans la lignée des Élisabeth Badinter ou Sylviane Agacinski, auxquelles elle ajoute une pincée bienvenue de christianisme. Elle retrouve la pertinence de leurs analyses mais n'évite nullement l'écueil de leurs contradictions.

    Elle ouvre son livre sur un hommage appuyé à Simone de Beauvoir. Notre auteur fait allégeance à l'icône : « Le lecteur sera-t-il tenté de jeter le bébé féministe avec l'eau de ce néoféminisme dévoyé. Il aurait tort de céder à cette mauvaise tentation… Est-il encore possible, en 2016, de se dire féministe en Occident ? L'ambition du présent essai est de montrer pourquoi et comment on peut répondre par la positive à chacune de ces questions. »

    Sauf qu'elle n'y parvient pas. Elle fait avec le féminisme ce que les apôtres du « padamalgam » font avec l'islam, et ce que les compagnons de route du communisme ont fait avec le marxisme. Et c'est le même échec. Comme tout l'islam est dans le Coran, et tout le communisme dans Marx, tout le féminisme est dans Beauvoir, bon ou mauvais. Beauvoir est à Butler ce que Lénine fut à Staline, ou le Mahomet de La Mecque au Mahomet de Médine : un paravent rhétorique, un rideau de fumée, un pieux mensonge. Eugénie Bastié elle-même passe son temps à nous en fournir les preuves les plus accablantes. Tout le monde connaît le célèbre « On ne naît pas femme, on le devient » ; mais on évoque moins le « Je rêvais d'être ma propre cause et ma propre fin ». Et pourtant, ces deux phrases fondent la théorie du genre et autres queer theory de Judith Butler. Si on devient femme, comment ne pas le devenir ? Étape suivante, logique, irrécusable. Et déjà prévue par Beauvoir elle-même, qui avait bien compris que la spécificité féminine - celle dont tout découlait - était bien sûr la maternité : « son malheur, disait-elle en parlant de la femme, c'est d'avoir été biologiquement vouée à répéter la vie ». C'est pour cette raison qu'elle refusa d'avoir un enfant et n'a jamais caché son mépris pour « les pondeuses ».

    Tout le reste est aussi dans Beauvoir : l'alliance des féministes avec les mouvements antiracistes naît dans la fascination de la compagne de Sartre pour le FLN et les Noirs américains. Une fascination qui a amené ces héritières au déni de Cologne! C'est le mâle blanc hétérosexuel qui est leur ennemi commun. Leur cible à abattre. Qui fut aussi le fondement de l'autre alliance décisive, celle des années 1970, entre les mouvements féministes et homosexuels. Et qui finira de la même façon en piège intégral, comme s'en lamente notre auteur : « Objectivement, femmes et homosexuels n'ont pas les mêmes intérêts… En faisant de la maîtrise des corps le critère de la libération, il (le féminisme) a désigné le corps féminin comme terrain d'expérimentation et futur cobaye. » Mais qui a défilé en criant « mon corps m'appartient » ? Qui s'est battu pour le droit au divorce, considéré comme une liberté pour les femmes ? « Les femmes sont les premières victimes de la dislocation de la famille occidentale. Ce sont les pères qui fuient. Ce sont elles qui restent seules à éduquer les enfants. Le droit a comme un arrière-goût amer. » Un goût de répudiation.

    Un faux progrès qui se paye cher

    C'était écrit d'avance. Le féminisme est un libéralisme qui ramène la gauche à ses sources. Il exalte l'individu et le contrat, au détriment de la famille et de la nation. C'est un faux progrès qui se paye cher. Par les femmes et les hommes. N'en déplaise à notre auteur, c'est Houellebecq qui a raison : la conversion à l'islam a pour source première la volonté des jeunes hommes de retrouver une virilité et une domination ruinées par quarante ans de féminisme. Au contraire de ce que pense Eugénie Bastié, nous subissons une féminisation de la société, qui s'affirme dans ses valeurs les plus sacrées : pacifisme, principe de précaution, négociation, consultation, psychologisation, hiérarchie délégitimée. Et dans les comportements de ces hommes occidentaux qui refusent de se battre, assument leurs sentiments et laissent couler leurs larmes, et préfèrent allumer des bougies et « refuser la haine » plutôt que de venger leurs femmes ou leurs enfants massacrés par les djihadistes.

    2258380137.pngNotre auteur touche juste lorsqu'elle pointe: « Le féminisme est devenu le refuge du nouvel ordre moral » ; mais elle ignore qu'il en a toujours été ainsi. Elle vante la féministe à l'ancienne George Sand ; mais on lui rappellera ce qu'en disait Baudelaire : « La femme Sand est le Prudhomme de l'immoralité. Elle a toujours été moraliste. Seulement elle faisait autrefois de la contre-morale. » Elle compare les obsessions grammaticales des féministes à la « novlangue » dans 1984 d'Orwell ; mais les femmes savantes de Molière contrôlaient déjà le langage de ces malotrus de mâles. « J'entends le rire de Beauvoir, et c'est à lui que je dédie ces pages », nous avait-elle lancé en guise de défi au début de son livre. À la fin, malgré ses tentatives talentueuses et culottées, elle a perdu son pari ; et j'entends le rire de Molière, le rire de Baudelaire, le rire de Bossuet, et son fameux rire de Dieu qui rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ; et c'est à eux que je dédie cet article. 

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    Adieu mademoiselle, la défaite des femmes, Eugénie Bastié, Éditions du Cerf, 220 p., 19 €.

    Eric Zemmour           

     

  • Culture • L’excellence à la française a 250 ans

     

    Par Camille Pascal

    Camille Pascal fait partie de ces agrégés sachant écrire qui participent éminemment de cette excellence à la française menacée par les équarrisseurs égalitaristes aujourd'hui encore dominants. Le concours de l’agrégation, inauguré en 1766, fête cette année son 250e anniversaire. Camille Pascal rappelle ici opportunément qu'il n'est donc pas une création de la république mais de la monarchie française [Valeurs actuelles, 1.04].  LFAR

     

    Camille%20Pascal_22222222222222.pngDeux siècles et demi après son inauguration, l’agrégation est plus que jamais dans la ligne de mire d’une administration égalitariste.

    Le concours de l’agrégation, inauguré en 1766, fête cette année son 250e anniversaire. Ceux qui pensaient que cette clé de voûte de notre méritocratie républicaine était une invention de Jules Ferry ou, à tout le moins, de Bonaparte, en seront pour leurs frais. L’agrégation est un héritage de l’Ancien Régime, finissant à une époque où l’esprit des Lumières inspirait au despotisme éclairé ses dernières réformes. L’expulsion des jésuites ayant laissé bien des collèges sans maîtres, il fallut les remplacer. L’idée de recruter des enseignants laïcs sur le modèle des mandarins chinois, soumis à un concours difficile, s’imposa. Cette « chinoiserie » à peu près contemporaine de la pagode de Chanteloup a, par la suite, survécu à tous les régimes au point de s’identifier à une République qu’elle a pourtant précédée. C’est ainsi que la figure de « l’agrégé sachant écrire » attachée à Jaurès ou à Pompidou est devenue une sorte de mythe de la vie politique française qui permet, de temps à autre, à un jeune agrégé d’échapper à sa classe pour partir à la conquête du pouvoir et de ses cimes plus ou moins enivrantes.

    Ces carrières aussi rares que fulgurantes masquent une réalité beaucoup moins légendaire. Si l’agrégation reste l’un des concours les plus exigeants au monde, elle est aujourd’hui la victime de l’égalitarisme absurde qui règne depuis bientôt un demi-siècle sur notre éducation nationale.

    Un agrégé de l’université — entendez par là un agrégé reçu au concours externe —, après avoir été soumis à une préparation intensive pendant une période qui peut compter plusieurs années, a non seulement démontré qu’il pouvait être un véritable spécialiste sur les diverses questions inscrites à son programme mais aussi un généraliste capable de faire la démonstration d’une profonde culture. En effet, et sans vouloir offenser quiconque, la leçon « hors programme » qui attend un « agrégatif » d’histoire ou de lettres classiques est à l’épreuve dit de « culture générale » de certains concours administratifs ce qu’une leçon inaugurale du Collège de France est au Jeu des mille francs.

    La France peut donc s’honorer d’avoir formé et de disposer d’un corps d’enseignants d’élite qui ne sont pas uniquement des « éducateurs » ou des « répétiteurs » mais de véritables intellectuels rompus à l’art de la synthèse autant que de l’analyse, et lestés d’une culture qui leur permet de transmettre le coeur de ce qui fait l’identité de notre civilisation et même de quelques autres !

    Pour prix de leurs capacités et de leurs mérites, les agrégés sont payés un salaire qui n’excédera jamais trois fois le Smic et, contrairement à leur statut, une grande partie d’entre eux reste cantonnée en collège par une administration qui se méfie d’eux. La vieille lune communiste qui rêvait d’un seul corps enseignant depuis le primaire jusqu’au lycée a la vie dure.

    À l’heure où la question de la transmission est au coeur du débat public, la France dispose d’une force qu’elle a décidé de sous-employer quand elle ne projette pas de la faire disparaître. Car ne doutons pas qu’après le latin et le grec les agrégés qui enseignent ces matières “bourgeoises” seront les prochains à se trouver inscrits sur la liste des équarrisseurs de l’excellence. 

     Camille Pascal  

  • Livres • Réarmer la France

     

    par Nicolas Julhiet

     

    Rioufol-385x600.jpgIvan Rioufol, plume bien connue des colonnes du Figaro, revient avec un nouvel essai après De l’urgence d’être réactionnaire en 2012. Le titre, La guerre civile qui vient, est aussi provocateur que le précédent. Là encore, pour l’auteur, il y a urgence : la France – comme l’Europe – est face à un péril comme elle n’en a plus connu depuis longtemps : celui de l’islam radical, le « totalitarisme du XXIe siècle ». Les récents attentats ayant rythmé l’actualité, en France, depuis l’affaire Merah en 2012 jusqu’à ceux de novembre 2015, n’en sont, pourtant, que la sanglante partie émergée.

    Toute la face immergée est sondée et analysée par l’essayiste. Il faut voir la longue série des causes : l’abandon de toute politique sérieuse d’immigration au niveau national, qui devrait passer par un contrôle renforcé des arrivants ; la démission des élites face au péril islamiste : « la classe politique, seule ne fera rien. Elle ne croit plus en la France », prévient Ivan Rioufol ; la percée des islamistes radicaux et des islamologues complaisants, partout en Europe ; le travail de désinformation réalisé par les progressistes aveuglés par leur idéologie.

    Ce sont des dizaines d’exemples que l’auteur utilise pour appuyer sa démonstration ; les prodromes sont déjà là de cette « guerre civile qui vient ». Tous les ferments sont, pour lui, réunis. Est-ce, dans ces conditions, un énième essai apocalyptique, destiné à prendre la poussière comme tant d’autres ?

    Eh bien, non ! Ivan Rioufol cherche à trouver des parades, à entretenir l’espoir que cette « guerre civile » peut être évitée, que l’heure appartient aux « insoumis », comme il les nomme, qui doivent se lever : « Le temps est venu pour eux de tenir tête aux démolisseurs de la nation, aux nouveaux conquérants et à leurs porteurs d’eau. » Mais le salut ne viendra, pour lui, ni de l’État, ni de la classe politique, encore moins d’un homme providentiel. « C’est à la société civile elle-même, forte de ses expériences, de ses expertises et de ses indignations » que revient cette lourde charge.

    Notre pays ne peut plus s’offrir le luxe du temps et du choix : « la France, blessée, meurtrie, est à un moment charnière de son destin », avertit Ivan Rioufol. Il invite donc les Français à se réarmer et à se préparer à l’affrontement qui pourrait survenir. Ce sursaut d’optimisme ne prétend pourtant pas échapper à la réalité. La guerre est déjà là et elle ne fait que commencer. 

    La guerre civile qui vient, d’Ivan Rioufol, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 198p., 19 euros. 

  • Cinéma • Les Visiteurs 3 ou le vrai visage de la Terreur, vus par Jean-Christophe Buisson

     

    Jean-Christophe Buisson a vu Les Visiteurs 3 - La Révolution. Il estime que Jean-Marie Poiré et Christian Clavier ont pris le parti inédit et courageux de se saisir à bras-le-corps de cette page sombre de l'histoire de France. Sans complexe ni manichéisme [Figarovox - 7.04]. Jean-Christophe Buisson est homme de goût et de jugement. Il n'affiche pas grande inclination pour la période révolutionnaire. Pas plus que nous qui lirons son avis avec attention et ... sympathie.  LFAR 

     

    PHOace7ebf0-cac5-11e3-ae1d-fb39e4002cc5-300x200.jpgDepuis 1870 et l'instauration de la République en France, la Révolution a plutôt bonne presse. Le mot lui-même est synonyme universel de progrès, de nécessité, d'avancée, qu'il concerne un nouveau médicament, la mécanisation des outils agricoles ou les régimes alimentaires. Politiquement, il sonne comme une promesse d'avenir radieux : même le maréchal Pétain, instituant pourtant un régime aux accents résolument contre-révolutionnaires, se sentit obligé de reprendre le terme, invitant la France à se lancer dans une « Révolution nationale ». Et nous ne parlons pas d'Hitler et de sa « révolution nationale-socialiste »… Quant à l'événement lui-même, bien que Lénine, Trotski, Mao, Pol Pot et quelques autres dictateurs sanguinaires s'en fussent réclamés à corps et à cris (surtout ceux de leurs millions de victimes), il n'en garde pas moins, dans les livres d'Histoire comme dans la classe politique ou médiatique dominante, auréolé d'un prestige certain. 1789, c'est neuf, donc c'est bien.

    Bien sûr, une école de pensée contre-révolutionnaire qui va de Louis de Bonald à Charles Maurras s'est attelée, depuis deux siècles, à insister sur ses noirs aspects et ses fâcheuses conséquences. Mais la somme de ses réussites (droit de vote, Droits de l'Homme, abolition de l'esclavage, établissement d'une Constitution, création d'une Assemblée nationale, émancipation des Juifs, liberté de la presse, etc.) est jugée supérieure à celle de ses désagréments (guerre civile en Vendée, guerre contre la moitié de l'Europe, destruction des communautés traditionnelles, confiscation ou destruction des biens du clergé, loi Le Chapelier interdisant les regroupements professionnels et la grève, etc.). Cette vision globalement positive de la Révolution a conduit les cinéastes à la représenter, à de rares exceptions près (le sublime Le Duc et l'Anglaise, d'Eric Rohmer) de manière globalement positive. La Bastille vidée plutôt que les prisons remplies. La joie illuminant le visage des paysans libérés du servage plutôt que la grimace des propriétaires et des prêtres sur le point d'être raccourcis. Des foules qui réclament du pain plutôt que des têtes. La terrine plutôt que la Terreur.

    Dans Les Visiteurs - La Révolution, Jean-Marie Poiré et Christian Clavier, coauteurs du scénario, ont pris le parti inédit et courageux de se saisir à bras-le-corps de cette page sombre de l'histoire de France. Sans manichéisme, sans faux-fuyants, sans complexe. Leur film est un divertissement qui s'appuie sur une tragédie - c'est souvent une excellente recette (voir La grande vadrouille, La Vache et le prisonnier, Monsieur Batignole, etc.). Il débute en janvier 1793 et court jusqu'à la Grande Terreur. On y voit (furtivement mais réellement) des prêtres et des nobles de tous âges emprisonnés, puis conduits à l'échafaud comme des bêtes à l'abattoir. On y voit des hommes et des femmes dont la seule ambition révolutionnaire est de s'emparer du bien des anciens possédants pour en profiter à leur tour, quitte à substituer une inégalité sociale à une autre. On y voit des bourgeois confisquer le processus révolutionnaire pour chiper la place des aristocrates. On y voit un Robespierre glaçant, sinistre, terrifiant (remarquablement interprété par Nicolas Vaude) décider, en compagnie de ses amis du Comité de Salut public réunis autour d'un bon dîner au champagne, qui, demain, méritera la mort (« exterminer les ennemis », disait l'un de ses zélés membres, Couthon, annonçant par là quelques génocides futurs…). On y voit, en face, un preux chevalier du XIIe siècle pétri de valeurs qui ont pour noms courage, honneur, noblesse d'âme (Godefroy Amaury de Malefète, comte de Montmirail, d'Apremont et de Papincourt, dit le Hardi et alias Jean Reno) refuser la fatalité et préférer risquer sa vie que salir son nom en cédant, comme d'autres, à une mode égalitariste et progressiste qui est la négation de son éducation et de son statut de fidèle vassal de Louis VI le Gros. On le voit, à l'annonce de la mort de Louis XVI, se jeter à genoux et réciter le Pater Noster après avoir crié « Le Roi est mort, vive le Roi! ». Pui s'échapper de prison en assommant ses gardes pour gagner Paris afin de libérer Louis XVII de sa prison du Temple et « remettre le Dauphin sur le trône ». Puis s'étonner sincèrement de se retrouver face-à-face à un Noir habillé aux couleurs de la Révolution (« Les Sarrasins sont parmi nous ! »). Et enfin, écrasé par la puissance ennemie, décider de revenir dans son château pour le reprendre, les armes à la main, à ses nouveaux propriétaires car « si tu perds ta terre, tu perds ton âme ».

    Autant de scènes et de formules qui, bien sûr, font hurler les si prévisibles thuriféraires habituels de Robespierre et de la Terreur. Ils trouvent bien entendu ce film « réactionnaire ». Quitte à oublier la somme considérable de saynètes du film ridiculisant (donc dénonçant) aussi les familles d'Ancien Régime engoncés dans leurs rites et leurs mentalités parfois détestables. Mais pour ces gens-là, sur ce sujet-là, il ne saurait être question d'objectivité, de neutralité, d'honnêteté intellectuelle, d'équilibre, de mesure. Leurs slogans n'ont pas changé depuis deux siècles : pas de liberté pour les ennemis de la liberté, la vérité est révolutionnaire, etc. Montrer la Révolution sous son jour sanglant aussi, c'est forcément être suspect d'antirépublicanisme, d'antipatriotisme, de révisionnisme. Même s'il s'agit de cinéma. Même s'il s'agit de la réalité historique. Mais ils n'aiment pas la réalité. Ni celle d'hier ni celle d'aujourd'hui. C'est à cela qu'on les reconnaît. 

    Jean-Christophe Buisson

    Jean-Christophe Buisson est journaliste et écrivain. Il dirige les pages culture et art de vivre du Figaro Magazine. Il est notamment l'auteur d'Assassinés (Perrin, 2013).

  • Histoire & Actualité • Hommage républicain à la Résistance royaliste : Inauguration de la place Mireille-et-Jacques-Renouvin

     

    par Daoud Boughezala
    rédacteur en chef de Causeur

    S'il est plusieurs façons possibles d'être et agir en royaliste - pourvu de ne pas nuire à l'objectif poursuivi - cet article en est un exemple. Intéressant, honnête et bien écrit, comme d'ordinaire les articles de Daoud Boughezala. LFAR

     

    boughezala.jpgIls étaient venus, ils étaient tous là à Saint-Germain-des-Prés ce samedi 26 mars pour honorer un couple de grands résistants en inaugurant la place Mireille-et-Jacques-Renouvin : le maire de Paris Anne Hidalgo, le député frondeur Pascal Cherki, l’adjointe communiste Catherine Vieu-Charier et le maire LR du 6e arrondissement Jean-Pierre Lecoq. Quelque 250 quidams, parmi lesquels des militants d’Action française, des membres de la Nouvelle Action royaliste fondée par Bertrand Renouvin, mais aussi Gabriel Matzneff et Lorànt Deutsch côté people, vibraient au son du Chant des partisans.

    Jean-Pierre Lecoq a longuement rendu hommage au camelot du roi et compagnon de la Libération Jacques Renouvin qui avait participé « à tous les chahuts et bagarres décidés par Léon Daudet et Charles Maurras » dans sa jeunesse avant de se retourner contre ses anciens maîtres, à la signature des accords de Munich en novembre 1938. Le futur héros de guerre gifla publiquement le président du Conseil, Pierre-Antoine Flandin, après que celui-ci avait envoyé un télégramme de félicitations à Hitler.

    Non sans courage, Anne Hidalgo a reconnu la filiation « patriote » et « monarchiste » d’une branche de la Résistance qui s’était élevée contre « la démission de Charles Maurras face à la menace allemande ». Engagé volontaire la guerre venue, prisonnier des Allemands puis résistant FFI après l’armistice, Jacques Renouvin rencontra une dénommée Mireille Tronchon lors d’un sabotage antipétainiste. Particulièrement inspiré, le maire de Paris est longuement revenu sur cet amour né au cœur de la Résistance, entre une jeune démocrate-chrétienne et un « fervent catholique » monarchiste qui multiplièrent les opérations punitives anticollabos. Arrêtés en Corrèze par la Gestapo un jour de janvier 1943, ils se marièrent en prison avant de se séparer, Jacques mourant d’épuisement dans le camp de Mauthausen tandis que Mireille allait donner naissance à leur fils Bertrand, figure du royalisme de gauche.

     

    On connaît le mot de Clemenceau, « la Révolution française est un bloc » ; on peut en dire autant de la Résistance. Si on avait épuré sa mémoire des admirateurs de Staline, des royalistes germanophobes et autres nationalistes tenant d’une France éternelle, l’armée des ombres serait réduite à peau de chagrin. C’est pourquoi le Front républicain, le vrai, devrait s’étendre jusqu’aux royalistes !   

    Daoud Boughezala

  • Livres & Société • La misère du néoféminisme contemporain : Le livre d’Eugénie Bastié va faire hurler les féministes

     

    Eugénie Bastié publie Adieu Mademoiselle, qui sera en librairies le 8 avril et va faire hurler les féministes. Journaliste au Figaro et rédactrice en chef politique de Limite, la « revue d’écologie intégrale », elle avait accédé à la notoriété en crevant l’écran, en septembre dernier, sur le plateau de Ce soir (ou jamais !), lançant à Jacques Attali : « Le vieux monde est de retour Monsieur Attali ! ». Nous avons déjà dit notre sympathie de fond pour la réflexion que mène Eugénie Bastié. Une réflexion qui nous paraît marquée par cette pensée selon la Tradition qui est aussi la nôtre. On lira cette recension de Novopress - et naturellement le livre qu'elle évoque - avec beaucoup d'intérêt.  LFAR  

     

    CeUqV-uWQAAchwF.jpgAvec ce premier livre, qui a justement failli s’appeler La Défaite des femmes, la jeune et talentueuse journaliste s’en prend à la « misère du néoféminisme contemporain » et accuse « l’idéologie postmoderne » de travailler « à la défaite des femmes ». La thèse : alors que l’égalité des droits est actée, que le contrôle de la fécondité est acquis, que la parité a été rendue obligatoire, « les nouvelles ayatollettes entendent poursuivre sans fin le combat, et lutter sans relâche pour un monde déjà advenu. Quitte, pour exister, à promouvoir les pires cauchemars d’Orwell ».

    Selon Eugénie Bastié, les véritables menaces qui pèsent sur les femmes et, plus largement, sur l’humanité tout entière, sont à rechercher du côté des laboratoires de la Silicon Valley, dans le « tapage des Femen », dans le « déni de Cologne », dans les colloques « queer et trans », bref, dans ce mélange de postmodernité politiquement correcte et d’idéologie « transhumaniste » contre lequel s’étaient déjà dressés Eric Letty et Guillaume de Prémare dans leur ouvrage Résistance au meilleur des mondes.

    Cours toujours, Attali, le « vieux monde » retrouve de la vigueur et tu ne le rattraperas plus !   

    NOVOpress 28.03

  • Théâtre • Un vrai moment de théâtre

     

    par Madeleine Gautier

     

    Inspirée du film Potins de femmes, cette adaptation de Didier Caron nous est livrée dans un écrin d’émotions et de charme. Nous sommes en 1981, à la veille de l’élection présidentielle. Thérèse tient, à Paimpol, un salon de coiffure flashy des années 80. Très à l’écoute de ses clientes, certaines d’entre elles deviendront ses amies. Ce rendez-vous de détente pour Magalie, Jeanne, Agnès, Claire et Odette – projecteur de leurs confidences faites de joies, rêves trahis, et difficultés partagées -, laisse entrevoir leur vie dans ce qu’elle a d’incertain, de fragile et de grand à la fois. Comme celle de Jeanne, dont la fille Magalie, mariée, diabétique depuis l’enfance, annonce qu’elle attend un enfant, malgré l’interdiction des médecins. Tout démarre dans la bonne humeur, où l’humour et les bons mots fusent comme des exocets. Mais le drame n’est pas loin et, lorsqu’il éclate, c’est encore le rire libérateur de ces « drôles de dames » qui dynamite la tragédie. La mise en scène de Dominique Guillo, conjuguant habilement légèreté et gravité, nous offre une comédie exquise. Et les six comédiennes, toutes excellentes, nourrissent ce spectacle d’une grande justesse et d’une saisissante humanité donnant à voir un vrai moment de théâtre, intelligent, drôle et très émouvant.

    Coiffure et confidences, comédie de Robert Harling. Adaptation : Didier Caron. Mise en scène : Dominique Guillo. Avec : Anne Richard, Marie-Hélène Lentini, Léa François etc…

    Théâtre Michel
    38 rue des Mathurins - 75008 Paris - Tél : 01 42 65 35 02 

  • Livres • Le secret de Pierre Boutang : retour sur l'ouvrage de Stéphane Giocanti

     

    Pierre Boutang a été et reste l'un de nos maîtres, comme on eût dit plus volontiers en d'autres temps. Mais un maître au sens de George Steiner, un maître duquel on apprend, mais avec qui l'on dialogue, dans une relation vivante, où parfois s'affirment divergences ou développements. Et à la différence des Maurras, Daudet, Bainville, nombre d'entre nous ont approché, connu, écouté, interrogé un Pierre Boutang de chair et d'os, qualités et défauts confondus. L'excellente recension qui suit du dernier ouvrage de Stéphane Giocanti nous le fait redécouvrir tel qu'en lui-même. Nous la devons à Philitt, un site de réflexion philosophique et culturelle qu'il faut, selon nous, connaître et faire connaître. LFAR   

    Après une biographie consacrée à Charles Maurras (Flammarion, 2006), Stéphane Giocanti s’attaque à l’un des plus talentueux disciples du maître de l’Action française : Pierre Boutang (Flammarion, 2016). Ce livre nous permet de découvrir un personnage complexe et souvent sous-estimé, de l’étudiant facétieux au philosophe virtuose en passant par le talentueux polémiste.

    Une des choses qui ravit lorsqu’on évoque le nom de Pierre Boutang, c’est qu’on sait d’emblée – à la différence des intellectuels d’aujourd’hui – qu’on peut le nommer écrivain ou philosophe. Car Boutang, bien qu’il ne soit pas si loin de nous – il meurt le 27 juin 1998 – était incontestablement les deux. Il avait à la fois l’âme d’un poète et celle d’un métaphysicien. Dans sa biographie consacrée à l’auteur d’Ontologie du secret, Stéphane Giocanti dresse le portrait d’un homme dont la complexité déroutera plus d’un lecteur, trop habitué que nous sommes au monolithisme de nos contemporains. D’abord normalien et militant de l’Action française, maréchaliste puis giraudiste pendant la Seconde Guerre mondiale, soutien de De Gaulle dans l’espoir de voir le comte de Paris succéder à ce dernier, disciple de Maurras renonçant petit à petit à son antisémitisme pour finir fervent défenseur d’Israël… Boutang est insaisissable bien que toujours mû par l’idéal monarchique et par son catholicisme.

    Jeune, Boutang se distingue par sa beauté, par sa force physique et par sa verve. Ce Rimbaud aux mains de paysan est aussi espiègle que charmeur. Il envoûte ses professeurs autant que ses camarades. Giocanti nous dépeint avec talent cette période de la vie du philosophe. On ressent nettement la tension inhérente chez Boutang entre sa curiosité intellectuelle inépuisable et son tempérament dionysiaque – qui va de ses nombreuses conquêtes à son besoin de faire le coup de poing. Ainsi, il manque d’être exclu de l’école Normale pour avoir réservé un accueil très spécial à Jean Zay qui venait donner une conférence en Sorbonne « Pour répondre à cette personnalité politique, qui en 1924 a comparé le drapeau français à un « torchecul » dans un poème antimilitariste, l’étudiant répand de haut en bas des murs de l’École quantité de papier hygiénique », raconte Giocanti. Mais dans le même temps, Boutang est un élève brillant, lecteur compulsif qui impressionne ses professeurs que sont, entre autres, Vladimir Jankélévitch, Gabriel Marcel et Jean Wahl. « […] il recopie ou commente Nietzsche, Kierkegaard, Hegel, Platon, Pascal, Bergson, rédige toute une dissertation sur le langage, commente l’article que Jean Wahl vient de consacrer à Karl Jaspers dans la Revue de métaphysique et de morale », souligne le biographe.

    La vie d’étudiant fut également pour Boutang l’occasion de rencontres décisives : Philippe Ariès, Raoul Girardet – tous deux futurs historiens de renom – Maurice Clavel, qui sera un écrivain et journaliste célèbre, puis celle qui deviendra sa femme, Marie-Claire Canque. Giocanti tient à montrer que, si Boutang est très fidèle en amitié, il l’est moins en amour. Le couple était déjà un petit miracle en soi : lui militant Action française, elle imprégnée d’un humanisme de gauche. Mais Boutang ne peut s’empêcher d’user de son charme sur les femmes. Il multipliera les conquêtes, les trahisons qui seront, en partie, à l’origine d’un de ses ouvrages les plus importants Le Purgatoire, son chemin de croix philosophique. « De son mariage, Boutang dira rétrospectivement qu’il a été heureux autant qu’il était possible », note Giocanti qui veut témoigner de ce pessimisme amoureux propre à Boutang.

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      Stéphane Giocanti                 Boutang parlant à Maurras

     

    S’il faut trouver un défaut au travail remarquable de Giocanti, il concerne le récit de la Seconde Guerre mondiale. L’auteur perd Boutang de vue pour parler en détail de la rivalité entre le général de Gaulle et le général Giraud. Si cette contextualisation a un sens puisque le « maréchaliste » Boutang a choisi le camp de Giraud pendant la guerre avant de célébrer De Gaulle dans les années 60, Giocanti s’éloigne un peu trop de son entreprise biographique pour aller sur le terrain de l’analyse historique. Pendant un chapitre entier, Boutang est un peu délaissé et on ne le retrouve véritablement que quand l’auteur se décide à aborder l’après 1945. On retiendra néanmoins la position complexe de Boutang dans ce conflit. Boutang reste fidèle à Maurras et soutient le maréchal Pétain. Pourtant, il ne se sent pas du tout proche de l’administration de Vichy et abhorre l’esprit de collaboration. Boutang se mobilisera pour faire sortir du camp de Drancy son ancien professeur Jean Wahl qui lui en sera reconnaissant toute sa vie. L’historien Simon Epstein dira de l’auteur d’Ontologie du secret qu’il fut « résistant à sa manière ». En lisant Giocanti, on comprend d’ailleurs que ce n’est pas le « maréchalisme » de Boutang qui lui a posé problème après la guerre mais bien plutôt son giraudisme. Sans doute aurait-il été ministre, comme Malraux, s’il avait rejoint Londres en 1940, dira de lui un ami.

    L’avènement d’un philosophe

    Boutang a 29 ans quand la guerre se termine. Philosophe royaliste et catholique, il doit ferrailler avec les existentialistes, les structuralistes et les marxistes qui dominent la scène intellectuelle française. Il mènera son combat depuis deux revues qu’il dirigera successivement, Aspects de la France puis La Nation française. Avec ce deuxième titre, Boutang veut donner un nouveau souffle à la pensée monarchique affaiblie depuis la mort de Maurras en 1952. « Le projet est de dépasser ce qui a été tenté à Aspects de la France et de tracer une voie intellectuelle et politique nouvelle. Il s’agit de créer un laboratoire d’idées et un espace de débat, de relever le royalisme politique et doctrinal », précise Giocanti avant d’ajouter que Boutang entendait résumer la ligne éditoriale du journal par une boutade : « Ne pas être trop bête. » Longtemps, cette carrière de polémiste va retarder le destin philosophique de Boutang qui éprouve beaucoup de difficultés à se retirer du monde. Il faudra attendre 1973 – il a alors 57 ans – pour que soit publiée sa thèse Ontologie du secret dans laquelle il a mis toutes ses forces. Ferdinand Alquié salue une « prouesse » tandis que Gabriel Marcel, son vieux maître, évoque un « monument ». De son côté, George Steiner parle d’un « rendez-vous décisif ». « Avec Ontologie du secret, Pierre Boutang s’impose comme un penseur à la fois considérable et singulier. Ce traité, qui est aussi le journal de bord d’une pensée qui se construit, aborde les fondements mêmes de l’ontologie et de la métaphysique, en examinant les articulations entre l’être et le secret », explique Giocanti.

    Dès lors, ce Boutang consacré peut envisager de rejoindre la Sorbonne. Il est élu professeur de métaphysique le 12 mars 1976. Mais son passé de militant politique le rattrape et une campagne est lancée pour l’empêcher d’enseigner dans cette prestigieuse université. Jacques Derrida, Pierre Vidal-Naquet, Pierre Bourdieu ou encore Luc Ferry font partie des signataires. Ils mettent en doute le sérieux philosophique de Boutang et lui reprochent d’avoir ressuscité « la presse d’extrême droite ». L’alliance des libéraux, des marxistes et des structuralistes contre le philosophe royaliste et catholique est un échec. Les défenseurs de Boutang sont nombreux, d’Emmanuel Levinas à André Froisard en passant par René Schérer. Avant que François Mitterrand, alors Premier secrétaire du Parti socialiste, ne rappelle : « […] la liberté de nos adversaires n’est-elle pas un peu la nôtre ? » En dernière instance, c’est le talent de professeur de Boutang, sa générosité aussi, qui légitimeront sa place à la Sorbonne. « Pédagogue de la liberté intérieure, Boutang donne aux étudiants l’occasion de rompre avec le conformisme marxiste et freudien ambiants, mais il leur offre surtout la possibilité d’interroger les textes comme ils ne l’ont pu auparavant, avec des recours à l’étymologie, aux comparaisons entre les langues, et des parallèles inattendus qui surgissent pour éclairer une notion, ouvrir un problème… », souligne Giocanti.

    Universitaire controversé mais respecté, Boutang pourra enfin se consacrer à l’essentiel : la philosophie. Après Ontologie du secret (1973), c’est Le Purgatoire (1976), Apocalypse du désir (1979) ou encore Maurras, la destinée et l’œuvre (1981) qui contribueront à forger sa réputation de penseur de premier plan. Cent ans après sa naissance, la biographie de Giocanti apparaît comme un hommage nécessaire à cet homme hors du commun qui aura traversé le XXe siècle comme une comète. 

    Crédits photo : Rue des Archives/mention obligatoire©Louis Monier

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