« Il se fait passer pour raisonnable mais présente les dangers de toutes les idéologies ».
C’est une chose entendue chez les gens de bon ton, dans les classes dirigeantes occidentales : il faut se méfier des extrêmes, ils sont dangereux. L’extrême droite évoque le spectre du nazisme (à supposer que le « parti socialiste national des travailleurs allemands » d’Hitler ait été vraiment de droite), l’extrême gauche le spectre du stalinisme ou du maoïsme.
Non seulement, ils sont dangereux, mais ils véhiculent, dit-on, des sentiments mauvais, « nauséabonds »: ils sont le parti de la haine.
Le peuple et son contraire
Le populisme, qui ambitionne d’exprimer le sentiment populaire, porte généralement des idées jugées extrémistes en particulier quand il remet en cause l’ordre libéral international ou encore la construction européenne ou l’euro : il sent mauvais. Pour tout dire, comme son nom l’indique, il sent le peuple. Il faut s’en méfier comme de la peste. Dans notre géographie idéologique, les personnes convenables ne sauraient se mêler à lui.
Face aux extrêmes, les centristes de toute nature sont, eux, des gens bien élevés : ils s’inscrivent dans le « cercle de la raison » tracé par Alain Minc. Ils ne rejettent ni l’euro ni l’Europe de Bruxelles, pas même l’Otan ou le libre-échange, encore moins la mondialisation, nécessairement heureuse. Pour parler comme Karl Popper, ils sont partisans de la société ouverte et non de la société fermée. La société, c’est comme le visage qu’il vaut mieux avoir ouvert que fermé.
L’illusion de la modération
Les hommes du centre représentent une idéologie libérale très convenable. Dangereuse illusion.
D’abord parce que le rattachement des idées de la droite ou de la gauche fortes aux totalitarismes du passé, que généralement ces courants récusent, est hasardeuse. Une personnalité aujourd’hui aussi peu contestée que le général De Gaulle fut, tout au long de sa carrière, suspectée, voire accusée de menées fascistes ; nous mesurons aujourd’hui l’absurdité de ce procès.
Ensuite et surtout parce que le libéralisme auxquels se réfèrent les gens convenables a, lui aussi, pris au fil des ans le caractère d’une idéologie ; c’est cette idéologie que nous appelons l’extrême centre.
L’extrême centre, une idéologie comme les autres
Une démarche idéologique se reconnait à plusieurs caractères : des idées trop simples, comme par exemple la suppression de la propriété privée ou le libre-échange universel, avec souvent des effets collatéraux désastreux : l’oppression totalitaire ou la régression économique dans le cas du libéralisme européen. Au bout, le rejet des peuples : hier les dissidents, aujourd’hui les gilets jaunes.
Mais il est un caractère de l’idéologie qui, plus que les autres, ne trompe pas, c’est l’intolérance, le refus de conférer quelque respectabilité que ce soit aux positions adverses. Car toute idéologie est un projet messianique : l’ambition de transformer radicalement la condition humaine, par la suppression de tel ou tel fondamental anthropologique : la propriété, la nation, ou l’instauration de la démocratie libérale. L’opposition aux idéologies n’est pas une opinion parmi d’autres ; elle est tenue par ses partisans pour un obstacle à une ambition mirifique. Les ennemis du communisme étaient des « vipères lubriques ». Ceux du libéralisme, assimilé à tort ou à raison aux constructions supranationales sur lesquelles repose l’Occident : Otan, Union européenne, etc. sont relégués dans les ténèbres extérieures où ont sombré les gens infréquentables. Infréquentables, c’est-à-dire qu’aucun débat n’est permis avec elles. Dix prix Nobel d’économie ont contesté la pertinence de l’euro ; il n’est néanmoins pas permis d’en débattre ; sur l’euro, l’intimidation des opposants est telle que le Parti communiste et le nouveau Front national (Rassemblement national) n’osent plus le remettre en cause.
La menace fantôme
Cette véhémence contre les opposants a son volet national. L’idéologue a besoin d’adversaires diaboliques. Porteur d’une vision eschatologique qui doit faire passer des ténèbres à la lumière, il ne supporte pas d’être mis en échec. La moitié néo-conservatrice (ou ultralibérale) de l’opinion américaine, qui a soutenu Hillary Clinton, n’a toujours pas digéré la victoire de Trump, voué aux gémonies : l’idéologie amène la grande démocratie américaine au bord de la partition. La même véhémence a aussi un volet international : porteuse d’un projet universel, l’idéologie ne supporte pas non plus les résistances extérieures à son projet universel. A intervalles réguliers, l’idéologie dominante occidentale désigne un bouc émissaire tenu pour l’ennemi de l’humanité et lui fait la guerre ; elle a besoin de produire des monstres pour se justifier : de Bachar el Assad à Vladimir Poutine, pour ne prendre que de récents exemples. Ceux qui, aux Etats-Unis et en Europe occidentale sont les plus agressifs vis-à-vis de la Russie sont, sur le plan intérieur, des centristes.
Le bilan des guerres des vingt dernières années est accablant : elles ont fait des centaines de milliers de morts. Aucune pourtant n’a été déclarée par des extrémistes, presque toutes par des idéologues du « mainstream ». En tous les cas, en Europe au moins, elles ont reçu le soutien de courants centristes et le désaveu de ceux que l’on taxe d’extrémisme.
On dira que Bush fils et son âme damnée Dick Cheney, responsables de la guerre d’Irak (2003) étaient des extrémistes – peut-être mais les Clinton, Obama et leurs émules européens qui ont soutenu leurs entreprises : Blair, Hollande, Macron, Merkel, Juncker étaient tenus à des degrés divers pour des modérés.
Les moins démocrates d’entre tous ?
A l’inverse, les présidents américains qui sont passés pour des hommes de la droite dure, Nixon, Reagan et jusqu’ici Trump n’ont, à la différence des précédents, déclenché aucune guerre mais, au contraire, en ont terminé plusieurs.
Quand la secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright dit en 1996 que le renversement de Saddam Hussein méritait qu’on lui sacrifie la vie de plus de 500 000 enfants irakiens, elle exprime l’opinion d’une centriste.
Avant même de faire des guerres, certains centristes s’avèrent des gens dangereux : le chercheur américain David Adler n’a-t-il pas montré que l’électeur du centre, aux États-Unis, était le moins attaché à la défense de la démocratie ? Ce qui est assez logique s’agissant d’un idéologue certain d’avoir raison et donc intolérant à toute opposition. ■