Mathieu Bock-Côté : « La révolution Trump est une forme de référendum antisystème »
Par Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté - à qui nous empruntons beaucoup à cause de l'excellence de sa réflexion - voit dans la victoire de Trump le résultat d'un processus entamé depuis longtemps : la révolte des sociétés occidentales contre leurs élites. Mais il va beaucoup plus loin. De cette révolte, il analyse les causes profondes, politiques, sociales et anthropologiques. Il élargit sa réflexion à la dimension - tragique - de l'Histoire, comme un moderne opposé à la modernité, comme un antimoderne de la meilleure tradition, de Poe à Maurras. Sur cette révolution antisystème, depuis de longs mois, Lafautearousseau a pris les devants, publié de nombreux articles, proposé les pistes de réflexion qui nous ont paru essentielles, notamment pour la France. Jusqu'à hier, après l'élection de Trump, en proposant et commentant les excellentes analyses de Natacha Polony, Benjamin Masse-Stamberger et Thomas Flichy de la Neuville. Cette tribune de Mathieu Bock-Côté [Figarovox du 9.11] - et le Grain de sel qui suit, réaction à chaud à l'événement, clôtureront provisoirement cette série. Louis-Joseph Delanglade y reviendra lundi prochain, avec le recul nécessaire. Lafautearousseau
On avait décrété sa victoire impossible. Au mieux, on considérait Donald Trump à la manière d'un porte-voix du désespoir d'un nombre croissant d'Américains. Donald Trump était le symptôme d'une misère politique et culturelle qui frappait même les classes populaires de l'empire de notre temps. Au pire, on se le représentait à la manière d'un bouffon monstrueux, sexiste, raciste et grossier. Il faudra changer notre regard et apprendre à voir Donald Trump le malappris dans le rôle du président des États-Unis. Celui que Barack Obama redoutait de voir en possession des codes nucléaires deviendra pour quatre ans l'homme le plus puissant du monde. Il faut dire que les craintes d'Obama n'étaient pas infondées. La réputation d'aventurier mégalomane erratique de Donald Trump n'est pas nécessairement imméritée.
Sur les plateaux télé, la mine déconfite des journalistes n'était pas difficile à apercevoir. Il faut dire qu'ils ne cachaient pas leurs sentiments catastrophés. L'explication officielle est déjà commencée, et on l'entendra en boucle dans les jours à venir : la vieille Amérique moisie aurait porté Trump au pouvoir. Crispation identitaire, repli sur soi, peur de l'autre, peur de la différence : les formules toutes faites sont prêtes. Certains en rajouteront en faisant sonner la sirène d'alarme de l'antifascisme. On multipliera les comparaisons historiques douteuses et le nouveau président américain sera nazifié à quelques reprises. On se demandera dans quelle mesure Donald Trump témoigne d'un retour du monde occidental aux années trente. On invitera les Américains à avoir honte. On n'y échappera pas. C'est le refrain habituel.
Et pourtant, c'est autre chose qui s'est passé. De la victoire du Brexit à la révolution Trump en passant par la poussée des mouvements populistes européens, c'est une même révolte contre la mondialisation qui semble prendre forme ces années-ci. Chaque fois, les thèmes sont les mêmes : on réclame des frontières, on veut restaurer l'autorité de l'État, on veut contenir l'immigration massive, on veut se porter à la défense des identités nationales. Chaque pays y va à sa manière, en puisant dans ses propres traditions politiques et dans ses propres archétypes. Souvent, ce sont des figures politiques atypiques et excentriques qui portent ces aspirations ou du moins, qui parviennent à les faire surgir au cœur de la vie publique, comme on l'a vu, par exemple, avec Nigel Farage, au moment du Brexit. Ceux qui s'ouvrent aux préoccupations populaires peuvent répondre à une demande politique qui ne trouvait pas son offre.
Faut-il parler de la fin de la mondialisation heureuse ? Peut-être devrait-on se dire qu'elle n'a jamais été ressentie positivement par les couches populaires et les classes moyennes. Mais leur malaise n'était pas pris au sérieux, ou alors on y voyait simplement le signe d'une nostalgie malvenue dans un univers forcément global. Ces catégories sociales révélaient, croyait-on, une psychologie régressive, témoignant de leur incapacité à s'adapter aux réalités nouvelles commandées par la mondialisation. On oubliait que l'enracinement est un besoin fondamental de l'âme humaine et qu'on ne peut le négliger ou l'étouffer sans qu'il ne finisse par s'exacerber. L'homme a besoin de cadres, de repères, d'ancrages. Lorsqu'on cherche à l'arracher à son monde, il se révolte. La révolte politique n'est pas toujours belle, douce et délicate. Nous sommes contemporains du retour du tragique.
Un monde semble mourir, un autre semble naître. La révolution Trump est à bien des égards une forme de référendum antisystème - et cela, dans une élection où Hillary Clinton, qui personnifie ce « système » était la candidate du camp d'en face. Cette révolution est incompréhensible aussi si on ne comprend pas à quel point Trump a retourné le dédain des élites à son endroit à son avantage. Le mépris régulièrement déversé par le système médiatique sur l'Américain traditionnel, accusé de toutes les tares possibles, a alimenté une profonde rancœur ou si on préfère, un puissant ressentiment. On le présentait de manière caricaturale comme un petit homme blanc hétérosexuel crispé sur ses privilèges et désireux d'opprimer les minorités. Cette dévalorisation des classes moyennes et populaires s'est à terme retournée contre le système médiatico-politique. Elles ont misé sur le candidat de la transgression la plus brutale et radicale qui soit. La candidature de Trump était une occasion protestataire qu'elles ont décidé de saisir, comme si elles avaient surmonté le dégoût qu'il pouvait inspirer par ailleurs chez plusieurs.
Plusieurs invitent déjà le système médiatique à se demander dans quelle mesure il a rendu possible l'élection de Trump. Ce qu'on sous-entend par-là, c'est que la complaisance des médias envers lui aurait favorisé son élection. Les médias n'ont pourtant jamais manqué une occasion d'en dire le plus grand mal. On ajoutera qu'il prêtait flanc à la caricature. Inversement, sa diabolisation l'a servi. Plus Trump subissait les crachats médiatiques et plus ceux qui ne se reconnaissent plus dans le système le considéraient positivement. Le politiquement correct est une véritable tyrannie idéologique. Mais du Brexit à la révolution Trump, pour la deuxième fois en quelques mois, cette tyrannie s'est effondrée. Le système médiatique contre-attaquera très rapidement et mènera contre le nouveau président une guérilla idéologique systématique.
Tirons une réflexion générale de cette élection. Ceux qui, en politique, décrètent une chose inéluctable ou impossible, méditeront longtemps sur l'élection américaine de 2016. Donald Trump demeure un personnage trouble, souvent grossier, pour le dire avec un euphémisme. Il n'était probablement pas appelé à occuper la Maison-Blanche et on peut se demander comment il passera de bouffon contestataire à président réconciliant un pays divisé comme jamais. Sa pensée politique personnelle n'est pas particulièrement bien construite : trouvera-t-il dans l'exercice de la présidence la constance qui lui manque? La fonction parviendra-t-elle à le métamorphoser,? Car la révolte ne saurait être une fin en soi. Et constater la faillite de la rectitude politique à l'américaine ne doit pas nous empêcher de constater que celui qui a remporté la bataille contre elle le temps d'une élection n'est probablement pas à la hauteur des aspirations qui se portent sur lui. •
« Chaque pays y va à sa manière, en puisant dans ses propres traditions politiques et dans ses propres archétypes. »
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l'auteur d'Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Son dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique, vient de paraître aux éditions du Cerf.