Ce jour est d’action pour votre élu. Il a un devoir à remplir, une mémoire à faire revivre : celle d’un écrivain aussi célèbre par la maîtrise de son verbe que par les tempêtes de sa vie publique.
Comment capter quelques reflets d’un si grand art ?
Comment évoquer sans trouble cette carrière pathétique ?
Qu’attendez-vous de moi ? Sinon qu’ayant vécu, par tradition et par goût, loin des partis, et tant soit peu pratiqué cette sorte d’histoire qui, sans s’arrêter à ce qui divise, poursuit sa marche vers ce qui rassemble, j’aborde ma haute et redoutable tâche sans forfanterie et dans la sérénité.
La sérénité, Messieurs, c’en doit être ici le temple !
Ses murs abritent, comme un feu sacré, la continuité de la civilisation française. Le seuil en est ouvert à toutes les idées, mais elles ne doivent le franchir que sous une tunique de lin.
Si Charles Maurras n’avait tenu dans sa main une plume d’or, ce n’est point le seul polémiste que vous eussiez choisi, mais il était un haut écrivain et c’est celui-là que vous avez appelé à siéger parmi vous.
Vous savez quel était, de son côté, son éloignement des honneurs. Le seul auquel il se soit attaché fut celui d’être des vôtres. Il a aimé l’Académie française, non seulement dans son origine, mais dans le prestige continu de sa mission.
Cependant, en dehors des ouvrages de jeunesse qui se relient aux autres par une logique intérieure, presque tous ses livres ont un objet politique. On ne soulignera jamais assez que la matière en est principalement fournie par les articles donnés aux revues et à la presse quotidienne. La plus grande part de son œuvre et de son temps relève du journalisme.
De tout son cœur, il a soutenu cette branche de nos lettres dont l’importance n’a cessé de s’accroître au XIXème et au XXème siècle. Et il compte parmi ceux qui ont prouvé et continuent d’affirmer ici qu’un tel genre littéraire, grandi dans les tourmentes politiques, a de quoi s’égaler aux talents les plus affirmés.
De telle sorte que cet implacable adversaire de la Révolution française lui doit, au moins, une chose issue d’elle : sa profession !
Il n’a donc pas construit son système dans la retraite, à la manière de Descartes ou de Spinoza, mais il l’a martelé sur l’enclume de la discussion.
Ainsi jetées dans la mêlée, tantôt en ordre dispersé, tantôt resserrées en des formules rapides, qui n’ont leur plein sens que par les développements qu’elles rappellent, ses idées n’en forment pas moins un corps de doctrine tel qu’on ne peut ni l’adopter, ni le combattre sans s’imposer — comme l’a dit, au milieu de vous, M. Jules Romains — l’ascétisme de pensée qui a veillé à sa construction.
Et pourtant, au point de départ, se sont affrontés beaucoup de possibles et beaucoup de contraires.
« Pourquoi fais-tu cela ou ne le fais-tu pas ? »
Question que s’est posée, à vingt ans, le jeune Maurras qui ajoute : « Cela n’aurait pas fait difficulté pour nos parents. Leur vie se tenait ordonnée et claire. »
La lutte dans laquelle il va s’acharner contre les autres, il la livre d’abord à lui-même, étouffant ces effluves de romantisme qui baignent sa génération inquiète — et cela, grâce à l’autorité de son horizon natal, étendu à l’Hellade, et à la clarté de ses premières années.
Notre histoire littéraire offre peu de contrastes aussi saisissants que l’enfance de Charles Maurras et celle de Chateaubriand. C’est la clé de leur opposition d’esprit.
Votre pensée m’a déjà précédé, Messieurs, dans cette sombre galerie de Combourg, où M. de Chateaubriand, le père, devant la muette contemplation de sa femme et de ses enfants, faisait retentir ses pas. La crainte révérencielle, une interprétation tragique de la vie, favorisée par le poids des murailles, les hallucinations de la forêt, la houle impitoyable de l’Océan. Voilà les inspirations de René !
Puis, écoutons Charles Maurras :
« S’il m’était offert, écrit-il, de revivre l’une de mes heures passées, je n’hésiterais pas à choisir ma petite enfance. Un mot dira tout, mes yeux s’ouvrent et le monde visible verse, en se révélant, je ne sais quelle fête de surprise enchantée... Mon père me prenait par la main : — Allons, viens, disait-il, nous sommes des hommes ! ... — ... Il me faisait sauter et rire. Tels ont été mes premiers pas dans les jardins et dans les vergers de Martigues, grâce, à l’humeur ingénieuse et gaie que me montrait mon père.
« De condition modeste et de profession sédentaire, il formait un type accompli de petit fonctionnaire, très appliqué à des devoirs que l’amour du bien public ennoblit, mais non moins passionné pour les livres, les arts et tous les autres délassements de l’esprit. »
Charles devait le perdre dès sa sixième année.
Il demeurait sous l’égide de sa mère, elle aussi, délicate et tendre, mais dont la volonté se faisait sentir davantage ne fût-ce que par l’obligation d’accoutumer ses fils à la modeste économie du foyer où elle maintenait, grâce à de sages efforts, une atmosphère d’indépendance.
Avec un accent aussi direct, aussi personnel que celui de père et mère, la Provence agissait sur sa très vive sensibilité.
C’est Martigues, au bord de l’étang de Berre, avec ses collines nues, ses champs de pierres plantés d’oliviers, auxquels s’adresse cette invocation :
« Petit arbre nerveux et pâle, vous n’interrompez d’aucun dissentiment la courbe déliée des collines de nos pays. Non, vous faites corps avec elles. Sans vous presser l’un l’autre, sensibles rameaux, vous aimez vous toucher en rendant un son qui ressemble aux discours de la mer.
« Le paysage, dit-il ailleurs, a des formes calmes, précises, pourtant passionnées. Nos bâtiments couleur d’or roux, aiment à montrer leur dédain du soleil et du vent. Beaucoup s’opposent, seuls et nus sur une éminence, au ciel dur ; les autres se contentent de l’ombre aérienne, spirituelle, abstraite de l’unique cyprès, planté sur le flanc de la maison et qui, bien orienté, dessine l’aiguille du cadran solaire. »
On peut déjà reconnaître chez Maurras, dans la contemplation de ce décor, son penchant pour les idées claires, les situations nettes et même tranchées. Il y trouve aussi son goût de la règle et de la cadence :
« Jamais les défilés de la nuit et du jour ne me sont apparus dans un ordre si beau. »
Après avoir montré que, devant la petite maison parfaitement orientée, le soleil, dans son majestueux arc de cercle, donne une idée des règles du monde, Maurras salue la nuit méditerranéenne :
« Ainsi, sous la tenture de cet air sombre, la campagne se soulevait avec moi : je la sentais monter comme si elle n’eût rien été que la suite de mon regard... Cette large nuit de printemps dut remuer quelques-unes des semences de poésie dont rien ne m’a plus délivré, probablement versa-t-elle un peu de raison... Le soleil est là-haut que nous ne créons pas, ni ses sœurs les étoiles. C’est à nous de régler au céleste cadran, comme au pas de nos idées-mères, la démarche de notre cœur et de notre corps ! Nous ne possédons qu’à la condition d’acquérir la notion de nos dépendances pour conserver un sens de la disproportion des distances de l’univers.
« Si, en présence de ce vaste éloignement, il nous était permis de nous contenter de nous-mêmes, ne serions-nous pas nos premières dupes ? Rien ne contente et ne rassasie que le ciel ! »
C’est dans ces dispositions, éminemment favorables, que ce fils de la petite cité gréco-romaine est allé recevoir au collège d’Aix, selon les bonnes règles, le bienfait des humanités. Il a parlé en connaisseur de ses excellents maîtres, au premier rang desquels il n’a cessé de vénérer le grand humaniste chrétien que fut Mgr Penon.
Nous avons eu sous les yeux, remis par ce prélat à l’un de ses derniers élèves, l’archiprêtre Léon Côte, un cahier d’une juvénile écriture, qui ne laisse point prévoir les mystérieux hiéroglyphes des manuscrits fameux, et qui, pourtant, est signé Charles Maurras, à l’âge de seize ans.
Rencontré au hasard, voici le commentaire d’une fable de La Fontaine : Le chat, la belette et le petit lapin. Et le jeune élève d’écrire : « La question sociale, l’origine de la propriété, tels sont les graves problèmes soulevés dans cette fable. Et l’on traite le genre de frivolités ! »
Voilà quelles étaient déjà ses préoccupations.
La surdité complète dont il fut atteint, avant même cette époque, lui fit traverser une double détresse. Il se sentit comme séparé de son corps, et la vocation de la mer, dont il avait rêvé, lui fut à jamais interdite.
Ce sera vraiment la poésie, la musique intérieure, qui lui apportera son plein réconfort. Il a dit :
« J’ai gardé la poésie comme une prière qui empêche mon âme de se dessécher. »
Mais, bientôt, un autre choc se produisit, et celui-là dans son âme. Il perdait la foi de son premier âge. La privation du secours spirituel, assez fièrement cachée, ne cessera, dès lors, de le hanter silencieusement.
Nous le retrouvons à Paris où il aborde, par le journal, l’activité, qu’il ne quittera plus jamais. Lui-même a évoqué le tourbillon d’anarchie intellectuelle où sa génération s’agitait et dans lequel il se précipita.
Alors, il sent que va lui échapper cette concentration d’esprit — le seul bien qui lui reste — et qu’il tient de ses humanités et de ses contemplations méditerranéennes. Il n’admet pas sa défaite. Il a besoin d’attaquer quelque chose ou quelqu’un. Découvrant que le romantisme a failli l’entraîner, c’est à lui qu’il s’en prend. Il le charge de tous ses maux. Et cette bataille littéraire sera le prologue de sa politique.
Le voilà aux prises avec le fantôme de Chateaubriand !
Il l’accuse d’avoir renversé toutes les positions intellectuelles des lettres françaises. Et, pour mieux l’atteindre, il drape ses invectives dans une magnificence digne des périodes de l’autre :
« Race de naufrageurs et de faiseurs d’épaves, oiseau rapace et solitaire, amateur de charniers, Chateaubriand n’a jamais cherché, dans la mort et dans le passé, le transmissible, le fécond, le traditionnel, l’éternel ; mais le passé comme passé et la mort comme mort furent ses uniques plaisirs. À la cour, dans les camps, dans les charges publiques comme dans ses livres, il est lui, et il n’est que lui, ermite de Combourg, solitaire de la Floride. Il se soumettait l’univers. »
Il y a dans cette éloquence furieuse, le tracé, en lettres de feu, d’une attitude que Chateaubriand ne se fût peut-être pas déplu à reconnaître. Mais il aurait pu justement se plaindre qu’on eût oublié quelques services éclatants, rendus au gouvernement de la Restauration et aussi l’hommage porté dans l’exil au vieux Charles X et au petit duc de Bordeaux.
Laissons un instant, face à face, ces deux illustres tenants de la monarchie. Et demandons-nous, par rapport à elle, ce qui les rapproche et ce qui les oppose.
Et d’abord, on ne saurait voir en eux des serviteurs faciles, mais ils n’ont jamais accepté d’un autre régime aucune compromission, toujours prompts à offrir leur vie à leur cause et à lui sacrifier les honneurs et les biens. Chacun d’eux est mort pauvre et solitaire, fier, ombrageux et fidèle.
Seulement le gentilhomme breton a monté, près de la monarchie, une sorte de garde funèbre, tandis que le petit bourgeois de Provence en a ranimé la flamme dans l’histoire.
Venons au grand débat qui opposait le vivant au mort : le Romantisme !
Maurras n’attaque pas la sensibilité, le mal du siècle, à la manière de ces gens qui, n’ayant jamais péché, ignorent la faiblesse humaine, ou de ces bien portants qui, jetant un regard froid sur les malades, se bornent à leur dire : « Portez-vous mieux ! »
Il a participé à leur inquiétude. Sur son front a passé le vent de leur détresse. Il ne propose pas à la littérature de s’enfermer, du jour au lendemain, ni jamais, dans le genre didactique.
Ce qui l’irrite, c’est le renversement des normes, c’est le caprice individuel érigé en principe, la sensation faite règle. C’est cette hypocrisie qui transforme l’humeur en loi.
Il ne s’est jamais refusé ni à comprendre la volupté, ni à regarder vers les pentes où glisse l’humaine nature. Il demande seulement que l’intelligence mesure les passions et que le dernier mot lui reste.
Avec quelle sollicitude le voit-on se pencher sur Les amants de Venise. Sans doute va-t-il condamner l’amour romantique, l’amour prétendu de droit divin. Mais quelle tendre condamnation ! Quel beau roman compréhensif, avec tant de sympathie pour Alfred de Musset, dont le bien dire — plus classique que romantique — et la naïveté généreuse ont ému, sous toutes les réserves que l’on voudra, le cœur de Maurras.
Même, à ses yeux, « n’avoir pas déliré avec le poète des Nuits n’est pas très bon signe ».
Ce qui est grave, pour l’auteur des Amants de Venise et de l’Avenir de l’Intelligence, ce n’est pas un délire momentané. Les classiques n’ont point supprimé la sensation, mais ils l’ont maintenue sous le gouvernement de l’intelligence.
Avec les romantiques, cette royauté est renversée, comme l’autre. Il suffit de sentir et il n’est plus nécessaire d’expliquer ni de comprendre.
Maurras considère que les tendances du romantisme se sont singulièrement aggravées sous l’influence des philosophes et des poètes allemands — Goethe excepté, auquel il attribue une mystérieuse origine provençale — et il ne cessera de cribler le germanisme de ses flèches et de le repousser comme incompatible avec la tradition du génie français.
Le per
A peine plus de cent-cinquante ans après sa mort [1865], Pierre-Joseph Proudhon ne cesse d’intéresser la réflexion contemporaine [voir plus loin]. Le mouvement socialiste français et européen eût sans-doute été très différent si les idées de ce penseur considérable y avaient prévalu sur celles de Marx. L'histoire du XXe siècle, probablement sauvée des totalitarismes, et la réalité du nôtre auraient été aussi tout autres. On sait qu'il y eut, autour des années 1910 et suivantes, un cercle Proudhon à l'Action française ; et l’on va voir que Maurras ne niait pas qu'on pût le ranger, « au sens large », parmi « les maîtres de la contre-révolution ». Le texte qu’on va lire ici est certes daté, motivé, comme souvent, par les circonstances. Maurras y exprime néanmoins, à grands traits, le fond de sa pensée sur Proudhon et y manifeste, après réserves et nuances, la considération tout à fait particulière qu’il a toujours eue pour ce grand penseur et patriote français. Lafautearousseau
Au lendemain du jour où l'Italie fête le centenaire de Cavour, nous verrons une chose horrible : le monument Proudhon, à Besançon, sera inauguré par M. Fallières*. Le fonctionnaire qui représente l'Étranger de l'intérieur, la créature des Reinach, Dreyfus et Rothschild officiera devant l'image du puissant écrivain révolutionnaire, mais français, à qui nous devons ce cri de douleur, qu'il jette à propos de Rousseau : « Notre patrie qui ne souffrit jamais que de l'influence des étrangers… »
Les idées de Proudhon ne sont pas nos idées, elles n'ont même pas toujours été les siennes propres. Elles se sont battues en lui et se sont si souvent entre-détruites que son esprit en est défini comme le rendez-vous des contradictoires. Ayant beaucoup compris, ce grand discuteur n'a pas tout su remettre en ordre. Il est difficile d'accorder avec cet esprit religieux, qu'il eut vif et profond, sa formule « Dieu, c'est le mal », et, dans une intéressante étude du Correspondant, M. Eugène Tavernier nous le montre fort en peine d'expliquer son fameux « La propriété, c'est le vol ». Nous remercions Proudhon des lumières qu'il nous donna sur la démocratie et sur les démocrates, sur le libéralisme et sur les libéraux, mais c'est au sens large que notre ami Louis Dimier, dans un très beau livre, l'a pu nommer « Maître de la contre-révolution ».
Proudhon ne se rallie pas à la « réaction » avec la vigueur d'un Balzac ou d'un Veuillot. Il n'a point les goûts d'ordre qui dominent à son insu un Sainte-Beuve. Ses raisons ne se présentent pas dans le magnifique appareil militaire, sacerdotal ou doctoral qui distingue les exposés de Maistre, Bonald, Comte et Fustel de Coulanges. La netteté oblige à sacrifier. Or, il veut tout dire, tout garder, sans pouvoir tout distribuer ; cette âpre volonté devait être vaincue, mais sa défaite inévitable est disputée d'un bras nerveux. On lit Proudhon comme on suit une tragédie ; à chaque ligne, on se demande si ce rustre héroïque ne soumettra pas le dieu Pan.
Son chaos ne saurait faire loi parmi nous, et nous nous bornerions à l'utiliser par lambeaux si ce vaillant Français des Marches de Bourgogne ne nous revenait tout entier dès que, au lieu de nous en tenir à ce qu'il enseigne, nous considérons ce qu'il est. De cœur, de chair, de sang, de goût, Proudhon est débordant de naturel français, et la qualité nationale de son être entier s'est parfaitement exprimée dans ce sentiment, qu'il a eu si fort, de notre intérêt national. Patriote, au sens où l'entendirent les hommes de 1840, 1850, 1860, je ne sais si Proudhon le fut. Mais il était nationaliste comme un Français de 1910. Abstraction faite de ses idées, Proudhon eut l'instinct de la politique française ; l'information encyclopédique de cet autodidacte l'avait abondamment pourvu des moyens de défendre tout ce qu'il sentait là-dessus.
Et, là-dessus, Proudhon est si près de nous que, en tête de son écrasant réquisitoire contre les hommes de la Révolution et de l'Empire, à la première page de Bismarck et la France **, Jacques Bainville a pu inscrire cette dédicace : « À la mémoire de P.-J. Proudhon qui, dans sa pleine liberté d'esprit, retrouva la politique des rois de France et combattit le principe des nationalités ; à la glorieuse mémoire des zouaves pontificaux qui sont tombés sur les champs de bataille en défendant la cause française contre l'unité italienne à Rome, contre l'Allemagne à Patay. » #
— Quoi ? Proudhon avec les zouaves pontificaux ?
— Oui, et rien ne va mieux ensemble ! Oui, Proudhon défendit le Pape ; oui, il combattit le Piémont. Au nez des « quatre ou cinq cent mille badauds » qui lisaient les journaux libéraux, il s'écriait, le 7 septembre 1862 : « Si la France, la première puissance militaire de l'Europe, la plus favorisée par sa position, inquiète ses voisins par le progrès de ses armes et l'influence de sa politique, pourquoi leur ferais-je un crime de chercher à l'amoindrir et à l'entourer d'un cercle de fer ? Ce que je ne comprends pas, c'est l'attitude de la presse française dominée par ses sympathies italiennes. Il est manifeste que la constitution de l'Italie en puissance militaire, avec une armée de 300 000 hommes, amoindrit l'Empire de toutes façons. » L'Empire, c'est ici l'Empire français, dont je vois le timbre quatre fois répété sur mon édition princeps de La Fédération et l'Unité en Italie.
« L'Italie », poursuivait Proudhon, votre Italie unie, « va nous tirer aux jambes et nous pousser la baïonnette dans le ventre, le seul côté par lequel nous soyons à l'abri. La coalition contre la France a désormais un membre de plus… » Notre influence en sera diminuée d'autant ; elle diminuera encore « de tout l'avantage que nous assurait le titre de première puissance catholique, protectrice du Saint Siège ».
« Protestants et anglicans le comprennent et s'en réjouissent ; ce n'est pas pour la gloire d'une thèse de théologie qu'ils combattent le pouvoir temporel et demandent l'évacuation de Rome par la France ! » Conclusion : « Le résultat de l'unité italienne est clair pour nous, c'est que la France ayant perdu la prépondérance que lui assurait sa force militaire, sacrifiant encore l'autorité de sa foi sans la remplacer par celle des idées, la France est une nation qui abdique, elle est finie. »
Et, comme ces observations de bon sens le faisaient traiter de catholique et de clérical, « oui », ripostait Proudhon, « oui, je suis, par position, catholique, clérical, si vous voulez, puisque la France, ma patrie, n'a pas encore cessé de l'être, que les Anglais sont anglicans, les Prussiens protestants, les Suisses calvinistes, les Américains unitaires, les Russes grecs ; parce que, tandis que nos missionnaires se font martyriser en Cochinchine, ceux de l'Angleterre vendent des Bibles et autres articles de commerce. » Des raisons plus hautes encore inspiraient Proudhon, et il osait écrire : « La Papauté abolie, vingt pontificats pour un vont surgir, depuis celui du Père Enfantin, jusqu'à celui du Grand Maître des Francs-Maçons » , et il répétait avec une insistance désespérée : « Je ne veux ni de l'unité allemande, ni de l'unité italienne ; je ne veux d'aucun pontificat. »
Deux ans après avoir écrit ces lignes, Proudhon expirait ; assez tôt pour ne pas assister à des vérifications qui devaient faire couler à flots notre sang, mutiler notre territoire, inaugurer le demi-siècle de l'abaissement national ! Cet « immense échec » qu'il avait prévu sans parvenir à comprendre, comme il le disait encore, « l'adhésion donnée par la presse libérale française à cette irréparable dégradation », confirma point par point ce regard d'une sublime lucidité. L'unité italienne et l'unité allemande nous ont fait perdre tout à tour la prépondérance qu'assurait notre force militaire et l'autorité qu'imposait notre foi. Le cléricalisme a été vaincu, le pape dépouillé, et l'on nous a imposé ce gouvernement dont la seule idée stable est l'abaissement du Saint-Siège, le règne de la franc-maçonnerie et de ses grands maîtres divers. Si l'Empereur a disparu, sa politique dure ; la parti républicain en a été quarante ans légitime et fidèle héritier.
Certes, et nous l'avons dit, avec Dumont, avec Georges Malet, avec le Junius de L'Écho de Paris, aux avocats de l'empereur : rien n'efface cette responsabilité napoléonienne que Napoléon III lui-même rattache à la tradition de Napoléon Ier ; mais la vérité fondamentale établie, il faut en établir une autre et rappeler aux hommes de gauche, que leurs aînés, leurs pères, leurs maîtres et, pour les plus âgés, eux-mêmes, en 1860, ils étaient tout aussi Italiens et Prussiens que Napoléon III ! Sauf Thiers, en qui s'était réveillé l'ancien ministre de la monarchie, l'élève de Talleyrand, qui fut l'élève de Choiseul, tous les républicains et tous les libéraux du dix-neuvième siècle ont été contre le Pape et contre la France avec l'Empereur des Français. Il faut relire dans Bismarck et la France ces textes décisifs auxquels nous ramène Bainville ; le ministre Ollivier développant à la tribune la thèse idéaliste des nationalités et M. Thiers, traditionnel pour la circonstance, s'écriant : « Nous sommes ici tantôt Italiens, tantôt Allemands, nous ne sommes jamais Français », toute la gauche applaudissait qui ? Émile Ollivier ! Guéroult défendait l'unité allemande, Jules Favre, un des futurs fondateurs de la République, déclarait le 4 juillet 1868 que nous n'avions « aucun intérêt à ce que les rivalités se continuent entre les deux parties de l'Allemagne » !
Telle était la tradition révolutionnaire impériale ou républicaine et Proudhon s'y étant opposé presque seul, la présence de M. Fallières au monument de Proudhon est plus qu'un scandale, c'est un contresens. Je partage sur la personne de M. Fallières le sentiment de Léon Daudet l'appelant le plus lâche et le plus méprisable des ruminants ; et l'appréciation de Jacques Delebecque, telle qu'on la lira plus loin sur l'harmonie de cet animal et de la fonction constitutionnelle, me semble l'expression de la vérité pure. Mais le nom de Proudhon met en cause plus que la personne ou la magistrature de M. Fallières ; le nom de Proudhon met en accusation le régime avec son revêtement de blagologie nuageuse, avec son fond de sale envie et de bas appétits. Ce grand nom de Proudhon frappe d'indignité et Fallières, et sa présidence et la démocratie parce qu'il évoque le grand nom de la France et l'étoile obscurcie de notre destin national. Ce régime ne signifie que le pontificat de la maçonnerie que Proudhon avait en horreur. Il ne figure rien que les hommes et les idées que Proudhon combattait en France, en Europe, partout. Proudhon était fédéraliste ; que lui veut cette république centralisatrice ? Il était syndicaliste ; que lui veut cette république étatiste ? Il était nationaliste et papalin ; que lui veut cette république anticatholique, antifrançaise ?
Je ne sais quelles bouffonneries l'on débitera à la louange de ce grand écrivain sorti, comme Veuillot et tant d'autres, des entrailles du peuple ; mais les lettrés devront répondre à la venue de M. Fallières par la dérision et le peuple par les huées.
* Les 13, 14 et 15 août 1910, à Besançon, est inaugurée une statue en bronze de Pierre-Joseph Proudhon, réalisée par le sculpteur bisontin Georges Laethier. La décision d'ériger cette statue dans sa ville natale a été prise un an auparavant à l'occasion du centenaire de sa naissance et a donné lieu à une souscription et a un concours de sculpteurs. La statue n'existe plus, fondue (comme de nombreuses autres) par les nazis durant l'Occupation. Elle a été remplacée par la suite.
**1907
Paru dans les Cahiers du Cercle Proudhon, n° 1 de janvier 1912 (le texte date de 1910).
par Stéphane BLANCHONNET
Un article de Stéphane BLANCHONNET paru dans à-rebours.fr et dans L'AF2000. Et un article parmi plusieurs autres qui rappellent utilement les fondamentaux de la politique d'Action française. LFAR
Pour les maurrassiens, la monarchie n'est pas une nostalgie. Maurras critique le goût romantique du passé en tant que tel et exalte, à l'inverse, l'idée de tradition vivante. Pour lui la beauté n'est pas à la racine des choses mais aux fleurs et aux fruits.
La monarchie n'est pas non plus pour l'Action française la défense d'un intérêt de classe. Fondé par des patriotes, par des roturiers, dans un premier temps républicain, le mouvement vient à la conclusion monarchique par raisonnement. L'histoire de France nous enseigne que la monarchie a fait la France et sa civilisation alors que la République consomme cet immense patrimoine matériel et moral... quand elle ne le consume pas au profit d'un universalisme idéologique.
La monarchie n'est pas non plus pour nous une fin en soi. La seule fin du politique c'est l'intérêt général de la nation. Mais la monarchie nous apparaît comme le plus sûr moyen de l'atteindre et de le servir. Le monarque héréditaire en est par position le gardien. Sa raison d'être est d'incarner ce Bien commun que la somme des intérêts particuliers ne suffit jamais à produire et que les revendications des classes, groupes, communautés composant la nation, peuvent même parfois contredire.
Enfin, en attendant la restauration de la monarchie, les royalistes d'Action française ne sont pas inactifs. Ils participent à une forme de régence en servant la France en toutes circonstances au sein du nationalisme, dont ils se veulent le fer de lance et l'élément le plus conscient. •
Repris de L’AF2000 - A Rebours
Voir aussi ...
Le nationalisme intégral
Le Quadrilatère maurrassien
La Monarchie que nous voulons
Le « coup de force »
La civilisation
(retrouvez l'intégralité des textes et documents de cette visite, sous sa forme de feuilleton ou bien sous sa forme d'Album)
Aujourd'hui : À l'Académie française, Henri Bordeaux répond à Charles Maurras, qui vient de prononcer son discours de réception...
En 1952, Henry Bordeaux intervient, avec Maxime Réal del Sarte, auprès du Président de la République, Vincent Auriol, et obtient la grâce médicale pour Charles Maurras...
"...Je suis fier d'avoir contribué à la liberté qui lui a été rendue - une liberté de sept mois après sept années d'injuste emprisonnement, car il est mort libre dans cette Touraine, coeur de la France qu'il a tant aimée..."
Lorsque Maurras fut élu à l'Académie, et prononça son traditionnel Discours de réception, ce fut Henry Bordeaux qui, après lui, répondit à ce disours :
Réponse au discours de réception de Charles Maurras
Le 8 juin 1939
Henry BORDEAUX
Réception de M. Charles Maurras
Monsieur,
Le roi Louis XIV, dont vous avez en quelques pages tracé un magnifique portrait politique, le Roi-Soleil qui fut notre protecteur après Richelieu, manda un jour à Versailles certain abbé de Caumartin qui était alors directeur de notre Compagnie et il le morigéna vertement. Quelle faute le malheureux avait-il donc commise ? Il s’était permis de mal accueillir au Louvre, siège, avant cette Coupole, de nos réceptions, le nouvel élu, Mgr de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon. J’espère ne pas être appelé à l’Élysée par notre libéral protecteur actuel pour vous avoir distribué des louanges insuffisantes.
D’Alembert, ratifiant le verdict royal, assure que l’orateur de l’Académie est voué et même condamné à l’éloge, comme le récipiendaire à la modestie et la timidité. Sans accepter cette condamnation qui exclurait une liberté dont nous revendiquons les privilèges, tempérés par la courtoisie, je ne serais gêné, pour vous accueillir, que par ma vieille et fidèle amitié. Elle est née, cette amitié, au pays latin où je vous rencontrais, mon aîné de peu d’années, au café Vachette en compagnie du poète Jean Moréas, célèbre déjà parmi nous, ou chez l’aimable et fringant Lionel des Rieux qui habitait dans le voisinage de la Sûreté générale et nous offrait des orgies de poésie d’où nous ne sortions guère qu’à trois ou quatre heures du matin, et par la fenêtre afin de ne point contrister le concierge. Je me hâte d’ajouter que notre hôte logeait au rez-de-chaussée.
Jean Moréas, Lionel des Rieux, ne devais-je pas commencer ma réponse par ce rappel de votre jeunesse ? Lâun, venu de Grèce pour vous faire plaisir et aussi pour enrichir notre patrimoine littéraire, lâautre dont vous avez célébré la mort héroïque dans la guerre et qui, dans le comte dâOrange, paraphrasant sans le savoir la formule de Maurice Barrès : « Nous sommes les instants dâune chose immortelle », écrivait ce vers digne de servir dâépigraphe à lâhistoire de France :
Tous nos êtres changeants font un peuple éternel.
Tandis que vous hantait la poésie avant la politique, Henri-Robert, dont vous venez de prononcer le panégyrique avec une telle puissance dâévocation que nous avons cru le revoir quelques instants parmi nous, remportait ses triomphes oratoires dans ce Palais de Justice que vous ne fréquentiez pas encore pour votre compte personnel. Plus dâune fois jâai connu la joie de lâentendre. Toujours il a mis des visages sur les dossiers, sur les chiffres, sur les mots, sur les idées. Il ne plaidait pas abstrait, il concrétait et à travers les faits on pénétrait plus avant dans le cÅur des hommes. Sa manière, vous lâavez dit, câétait la tactique napoléonienne : il sâacharnait sur les points faibles et tout cédait. Il déployait ses arguments en ordre serré, jamais en ordre dispersé, et câétait la charge menée à une cadence prévue, soudaine, rapide, irrésistible.
à mesure que lââge venait, se reconnaissait son travail de ciselure à plus de hauteur de vues, à plus de sérénité. Il dominait sa matière. Il revêtait, avec lâauréole du prestige et des honneurs, une sorte de majesté.
Jâai assisté à ce procès de Maubeuge dont vous avez souligné lâimportance. Le général Fournier comparaissait devant le Conseil de guerre pour y répondre de la reddition de la place. Henri-Robert commença par un coup de maître : il vint sâasseoir à côté de son client. Son client, un petit homme blanc, dâun aspect si honnête, si consciencieux, mais si douloureux. Et tout de suite lâavocat eut cet art de le relever à ses propres yeux, de ne pas le laisser au rang des accusés, de le porter sur le même plan que lâassemblée des généraux appelés à le juger. Maubeuge nâétait tombée que le 7 septembre. Maubeuge avait donc pris sa place dans le commencement de la bataille de la Marne en maintenant devant elle jusque là le corps dâarmée qui lâassiégeait, et le maréchal Joffre lâavait déclaré. Jâentends encore la voix incisive et musicale dâHenri-Robert, volontairement sans éclat, déclarer que le général Fournier réclamait à ses juges de pas lui enlever lâhonneur sans quoi lâon ne peut vivre.
â Prenez garde, ajouta-t-il. Vous êtes les bleu horizon qui allez juger les pantalons rouges. Votre expérience, à vous qui êtes les vainqueurs, nâest-elle pas faite des erreurs des autres ?
Et jâentendis le président, cet admirable général Maistre qui, vainqueur de la plus parfaite bataille de la guerre, la Malmaison, était resté le plus modeste des chefs, murmurer à mi-voix :
â Et des nôtres...
Dans sa péroraison, Me Henri-Robert, rappelant que lâAllemagne vaincue nâavait pas cessé dâhonorer ses Hindenburg et ses Ludendorf, demanda simplement aux juges de ne pas diminuer notre victoire en frappant des hommes entravés dans lâaccomplissement de leur devoir par les instruments imparfaits quâils tenaient de notre imprévoyance politique.
Ce fut peut-être la plus belle plaidoirie de celui qui en prononça tant dâémouvantes et qui connut tous les succès.
Nous le vîmes plus tard chez nous ennobli par la plus redoutable épreuve. Frappé dans sa vue, il refusa dâabdiquer. Jamais on ne lâentendit se plaindre. Il écartait la compassion. Il prenait au contraire cette noblesse dâallure que le malheur communique à ceux qui lâacceptent et en lâacceptant le dominent. Tranquillement, il se contenta de modifier ses méthodes de travail. Le dévouement de ses secrétaires et le développement de sa mémoire lui permettaient de sâemparer de la lecture des pièces et, avec les conversations directes des clients, il composait ses plaidoiries où lâon ne pouvait relever nulle défaillance. Câétait presque un continuel tour de force. De même, il se faisait lire les ouvrages dâhistoire indispensables à la composition de ses conférences aux Annales et mentalement il en tirait lâordonnance de ses exposés lumineux et de ses arguments toujours persuasifs, quand il faisait acquitter Louis XVI par le tribunal révolutionnaire, ou condamner une seconde fois Calas. Les auditeurs non prévenus ne pouvaient se douter de sa cécité. Il avait réussi à la vaincre, à lâasservir à sa profession. Mais elle lui avait apporté autre chose encore, dont lui-même ne se doutait pas, et qui était la grandeur. Rien nâest plus rare que la grandeur. Si peu de vies y parviennent ! Réellement, dans ses dernières années, cet homme dâun si beau talent, de tant de courtoisie et dâaffabilité, qui aimait la vie et le monde, mais qui, somme toute, était paré des qualités et des défauts humains, sâétait élevé au-dessus de lui-même. Il fut grand dans sa stoïque résignation et nous garderons le souvenir de cette existence brillante et de cette fin magnanime.
La soumission au destin aboutissant à sa domination, comment la demander à un enfant ? Et pourtant câest le drame que vous avez traversé dans votre adolescence. Avant de le rencontrer, ne dois-je pas remonter jusquâaux années heureuses où vous fûtes bercé, mais aussi formé par la tendresse familiale et la terre de Provence ? Plus dâune fois, au cours de votre vie de batailles, vous vous êtes abandonné, dans vos livres ou vos préfaces, à ces confidences où lâon entend battre le cÅur de lâhomme, même sâil est recouvert dâune cuirasse, et câest lâhomme que je chercherai en vous avant de chercher la doctrine.
Une sorcière du nom de Marthe qui accompagnait Marius dans les Gaules a donné son nom à Martigues, votre ville natale. Mais les Grecs, déjà soucieux de vous obliger avant leur descendant le poète Moréas, avaient précédé les Romains sur la terre de Provence. Peut-être même ont-ils débarqué chez vous avant dâaborder à Marseille et bâti une ville sur le promontoire qui domine lâétang de Citis, si lâon en croit les vestiges de ce beau mur antique, déjà palpé par vos mains dâenfant, que vous mâavez montré un jour avec émotion parce que vous y retrouviez lâempreinte des ouvriers qui bâtirent lâAcropole et le Temple de Delphes.
Martigues est un pays de marins. Un de ses écrivains locaux assure que la mer est pour les enfants de Martigues un élément aussi naturel que le feu lâest aux salamandres : « à peine sortent-ils du berceau, écrit-il, quâils tendent vers elle leurs petites mains empressées ; à peine ils se soutiennent sur leurs pieds chancelants que les premiers pas sont pour le rivage... Le premier usage quâils font de leur liberté câest dâentrer dans lâélément qui les attire ; on les voit en foule et tout nus, en dépit des remontrances et des coups du soleil et du vent, de la pudeur et de la police, se jouer au milieu des ondes et disputer aux poissons lâhabileté de la nage. » Vous fûtes de ces gentils polissons. Plus tard, vous avez célébré comme des héros dâHomère, ces excellents marins, tels le patron Victor Domenge bravant la mer démontée avec les dix sauveteurs de Carro pour secourir le vaisseau la Russie échoué devant la plage de Faraman, digne descendant de ces Martégaux qui défendirent la tour de Bouc dont ils avaient la garde contre la flotte de lâamiral Doria envoyée par Charles-Quint.
Tandis que le monde entier se contente de sept merveilles, vous avez relevé à Martigues jusquâà trente beautés. Câest peut-être que vous la voyez de loin. Un de vos chroniqueurs, François Amy, avocat provençal, prétendait au XVIIIe siècle quâil fallait naître à Martigues pour les talents, mais en sortir pour les faire valoir. Vous y êtes né, vous en êtes sorti, mais vous y retournez fidèlement.
Henri III érigea la vicomté de Martigues en principauté. Ainsi le maréchal de Villars fut-il prince de Martigues. Vous pouvez revendiquer pour prédécesseur un maréchal de France. Vous en retrouvez deux ici pour confrères. Le prince de Martigues avait droit à lâencens à lâéglise : vous nây avez droit que sous la Coupole.
Je nâai quâà puiser dans vos livres, Nuits de Provence, Au signe de Flore, les Vergers sur la mer, lâÃtang de Berre, pour connaître vos familles paternelle et maternelle. La première venait de Roquevaire qui nâest pas très loin de Martigues. Le passé romain se manifestait par les prénoms, tirés de Plutarque et de Tite Live, qui décoraient votre père et ses sept frères et sÅurs. Vous-même, occasion dâune flatterie grecque, fûtes appelé Photius. Déçu par lâEmpire libéral, votre père mourut plein dâespérance en M. Thiers. Mais votre famille maternelle se revendiquait de la vielle tradition religieuse et royaliste. En 1848, il fallut apprendre avec ménagements à votre grandâmère lâavènement de la IIe République : malgré ces précautions, elle sâévanouit. Encore nâavait-elle accepté Louis-Philippe que par condescendance pour son mari qui avait servi sous le prince de Joinville et que celui-ci vint voir en petite tenue de la marine. Votre mère, tout enfant, était présente à la visite. Elle sâattendait à voir un fils de roi en grand apparat. Ce fut, vous avoua-t-elle plus tard, sa première déception. Quelle compensation ne lui apporteriez-vous pas aujourdâhui avec lâhabit vert ?
Ces humbles vies provinciales, ces familles honorables de fonctionnaires, dâofficiers, de magistrats, de médecins, dâarchitectes, proche les souches paysannes de Sophie, la servante de votre enfance, de cette Adrienne, sa pareille, qui garde aujourdâhui sur le chemin de Paradis votre maison ancestrale, de toutes ces petites gens si dignes et si probes qui transmettent dans leur pureté primitive la pensée et le langage populaires et qui ont entouré vos premières années des « chefs-dâÅuvre de lâaffection », câest le bon terreau sur quoi a poussé la force française. Aujourdâhui encore, il nây quâà gratter le sol pour retrouver sous lâherbe ou les cailloux la glèbe qui attend la main du semeur et ne demande quâà porter les moissons futures.
Votre maison de famille, vous-même lâavez décrite un jour à lâun de vos plus anciens amis dont la présence, aujourdâhui, vous manque, ce Frédéric Amouretti à qui vous avez dédié le Chemin de Paradis : « Vous vous rappelez ce chemin. Il est pauvre, il est nu et triste, souvent pris entre deux murailles et seulement fleuri de joncs et de plantes salines. Je lâaime chèrement, comme tout ce qui est, je crois, ce que jâai de meilleur au monde. Terre maigre et dorée où siffle le vent éternel, ses vergers dâoliviers, ses bois de roseaux et de pins voilent à peine ses rochers ; mais le ciel y est magnifique, exquis le dessin des rivages et si gracieuse la lumière que les moindres objets se figurent dans lâair comme des Esprits bienheureux. »
Les parvenus tuent les châteaux rien quâen les achetant, et les vrais terriens le font avec une chaumière, rien quâen sây succédant. Je connais votre maison, un peu au-dessus des eaux et de lâassemblée des barques, un peu au-dessous dâun moulin qui ne bat plus dâaucune aile. Le jardin fait figure de parc et de musée, avec son allée des philosophes, avec des vases de grès et des morceaux de sculpture antique.
Vous y recevez en seigneur, comme Mistral recevait à Maillane. Charles Gounod, composant la musique de Mireille, écrivait que Maillane un jour signifierait Mistral, et Camille Bellaigue, commentant Gounod, ajoutait que Martigues un jour se confondrait avec Maurras. Jâai goûté les plaisirs de votre hospitalité et nâoublierai point ces soirées où nous nous enchantions, loin de la politique, et après une bouillabaisse parfumée, avec des poèmes alternés de Lamartine que vous appeliez lâarchange, de Baudelaire qui sent, disiez-vous, le musc et les roses fanées, et du Jean Moréas de ces Stances parfaites et brèves comme les statuettes de Tanagra.
Là , jâai retrouvé vos origines et votre cÅur. Toute la Provence sâest réunie, comme une assemblée de fées, autour de vos premiers ans, avec lâodeur spéciale de sa mer, la splendeur de son soleil, la beauté même de son ciel nocturne qui vous bouleversait enfant, avec ses chansons dont raffolait votre père, avec ses enchantements et ses sorcelleries quâentretenait soigneusement Sophie, la vieille servante accordée aux secrets et au merveilleux de la terre. Toute une musique intérieure sâamassait en vous pour vous composer un trésor qui vous deviendrait bientôt nécessaire et ne sâépuiserait jamais. Vous avez quitté Martigues à huit ans pour Aix-en-Provence, mais vous nâavez pas cessé dây revenir. Elle pouvait changer physiquement, vous acceptiez ces changements et preniez bravement votre parti des ponts métalliques et des autobus. « Tant quâon ne touchera ici, disiez-vous, ni à lâeau, ni à lâair, ni au vent, ni à lâastre, les éléments sacrés se riront des entreprises de lâhomme. »
Et voici que, plus tard, vous y découvriez nos réserves historiques, cette large autonomie qui laissait à chaque province son caractère et ses libertés. Ainsi la Provence, réunie à la France, garda-t-elle sous le pouvoir royal ses lois et ses mÅurs. Louis Veuillot pourra écrire en 1872 que le comte de Chambord serait le protecteur des républiques françaises et, lors du triomphe de Mistral, le maire dâAix, évoquant le passé, sâécriera : « Alors nous avions des droits véritables. Alors nous avions des privilèges, nous avions des franchises, des prérogatives, des libertés ! Le rouleau de lâuniformité nâavait pas encore fait de la terre de France une grande aire plane ; les sangsues de la centralisation ne sâétaient pas encore gorgées de nos énergies : aujourdâhui la même cloche règle tout uniformément. »
Continuant ce voyage de découvertes au pays du passé qui devait orienter un jour votre carrière politique, vous vous aperceviez encore que la différence des classes, quâun parti ignorant de la vraie France a tenté de transformer aujourdâhui en haine de classes, ne ressemblait nullement au tableau tant de fois décrit avec complaisance par les écrivains révolutionnaires. Du peuple à la bourgeoisie, de la bourgeoisie à la noblesse, lâaccession était insensible et continue, venue du libre effort accumulé du travail et de lâépargne. En philosophes réalistes qui connaissaient lâhistoire, Bonald lâavait bien vu pour le Rouergue et Maistre pour la Savoie. Ainsi, plus tard, direz-vous de votre rencontre avec Maurice Barrès : « Nous venions de Mistral et de nos braves contes ; il dérivait de Claude Gelée, de Callot et de ses bons ducs. » Ainsi devait-il écrire les Déracinés comme vous entrepreniez vos campagnes pour décongestionner Paris et rendre au sang provincial, au bon sang de France, sa force vitale.
La dette de gratitude que vous avez contractée envers la Provence, comment la rappeler ici sans évoquer celui qui fut ensemble son Homère et son Littré, Frédéric Mistral qui se fût réjoui tout à lâheure dâentendre citer sous la Coupole les vers dâun chanoine provençal et dont vous avez voulu mêler le souvenir à lâémouvante évocation des grandes ombres qui habitent toujours notre maison ? Sur chaque feu qui meurt dans lââtre des mas provençaux a soufflé son génie pour en ranimer la cendre. Vous a-t-il apporté à votre naissance les présents dâusage, une couple dâÅufs, un quignon de pain, un grain de sel et une allumette avec la formule sacrée : « Mignon, sois plein comme un Åuf, sois bon comme le pain, sois sage comme le sel, sois droit comme une allumette » ?
Il vous fallait cette provision de lumière et de bonheur pour les années qui allaient suivre. Vous voici donc à Aix à lââge de huit ans. Vous étiez un bon élève, couvert dâaccessits et même de prix. « Je jouais bien, me battais bien », vous souvenez-vous. Déjà ! suis-je tenté dâajouter. « Je nâobéissais quâà ma mère, dites-vous encore, mais, il est vrai, au seul mouvement de ses yeux. » La terrible épreuve est là qui vous attend. Une phrase, inscrite presque négligemment dans vos mémoires, contient à elle seule votre supplice dâenfant, votre volonté, la matière de votre action, comme disait Marc-Aurèle de lâobstacle. Elle évoque votre classe de quatrième au delà de laquelle lâenfant, qui avait engrangé les chants et la musique pour la saison mauvaise, nâaurait plus jamais accès dans le royaume des sons. Comme un oiseau blessé se cache dans les fourrés, vous avez tenté alors de vous abriter dans la passion intellectuelle et de vous perdre dans les livres. La vie vous était devenue indifférente. Quelquâun avait compris ce grand drame douloureux qui se prolongea cinq années et vous me reprocheriez de ne pas rappeler son nom. Câétait lâ
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