La réflexion de Jean-Michel Quatrepoint est toujours intéressante, libre de l'idéologie dominante, réaliste à la maurrassienne. Comment expliquer le succès de Donald Trump et la résistance de Bernie Sanders dans la course à l'investiture présidentielle ? C'est la question à laquelle Jean-Michel Quatrepoint répond ici pour Figarovox [18.03]. Pour lui, Trump et Sanders sont les candidats anti-establishment qui portent les rancœurs et les revendications des classes moyennes étatsuniennes. Et ils sont les archétypes de cette réaction antisystème, de ce retour des nationalismes et des cultures qui parcourt le monde en ce moment et s'oppose au modèle d'un univers globalisé, indifférencié qu'annonçait la doxa. Quels que soient les défauts et les qualités des hommes, cette évolution, pour nous positive, n'échappera pas à ceux qui comme nous sont, pour la France, patriotes et, dans notre cas, royalistes. LFAR
Comment expliquer le succès fulgurant de Donald Trump dans les primaires républicaines ?
Donald Trump et Bernie Sanders, de même que Jeremy Corbyn et l'UKIP en Grande-Bretagne, l'AfD et Die Linke en Allemagne, ou encore le Front national et le Front de gauche en France, en incluant Dupont-Aignan, expriment la voix des classes moyennes paupérisées qui estiment que le système économique actuel les met dans une impasse. Au lieu de se concentrer sur les cheveux de Trump, son aspect bateleur et ses provocations verbales, il faudrait plutôt comprendre les raisons profondes de son succès. La montée des «populistes», comme on les qualifie non sans un certain dédain, est la manifestation de l'échec patent de ceux qui gouvernent et du modèle économique dominant depuis un quart de siècle.
Trump est un mélange de Jean-Marie Le Pen et de Bernard Tapie: Le Pen, car il est dans la transgression ; il dit ce que plus personne n'osait dire. Tapie, car il n'est pas du sérail politique, et que c'est un meneur d'hommes et un entrepreneur… controversé. Comme Tapie, Trump sait parfaitement utiliser ses qualités de showman et son rapport à la télévision. Tapie s'est fait laminer par un système qui ne voulait pas de lui, parce qu'il n'était pas du sérail. Le Pen ne voulait pas du pouvoir, les gens au pouvoir lui ont laissé son fonds de commerce, car ainsi il ne les menaçait pas.
Au lieu de pousser des cris d'orfraie sur la vulgarité et les saillies de Trump, il conviendrait de s'interroger sur les mécanismes profonds qui l'ont poussé à se présenter à l'investiture républicaine. L'une des motivations de Trump est sa volonté de revanche sur un système qui l'a humilié et exclu. En 2011, Barack Obama, lors du grand dîner des correspondants de la Maison-Blanche, s'était moqué de lui, en sa présence, provoquant l'hilarité de tous les participants. Par la suite, il a été humilié par l'establishment du parti républicain. En 2012, il a soutenu Mitt Romney. Il voulait jouer un rôle politique important dans sa campagne ; finalement, il a été cantonné à un rôle d'apporteur de capitaux. Il se présente aujourd'hui à un moment où l'Amérique profonde est en plein désarroi.
Côté démocrate, la victoire du «système» incarné par Hillary Clinton apparaît très probable…
La base démocrate est pour l'heure très divisée. La victoire d'Hillary Clinton est probable, mais pas aussi spectaculaire qu'on ne le dit. Une partie de la base, jeunes en tête, soutient fermement Bernie Sanders, dont les combats sont populaires à commencer par celui contre la cherté des études supérieures et l'endettement étudiant. Pour eux, Hillary Clinton est l'incarnation de l'establishment.
Trump et Sanders sont les candidats anti-establishment qui portent les rancœurs et les revendications des classes moyennes, plutôt blanches de la middle-working class, encore majoritaire aux Etats-Unis.
Chez les républicains, en quoi le programme de Trump tranche-t-il avec celui d'un Romney ou d'un Bush ?
Le parti républicain traditionnel n'avait pas de candidat qui s'imposait ; Marco Rubio s'est effondré et Ted Cruz, dans la mouvance religieuse évangéliste, est beaucoup plus droitier et conservateur que Trump. La base du parti républicain, les dégoûtés des partis politique et les indépendants qui vont voter dans les caucus et les primaires se déplacent pour protester contre le système en place.
Paul Krugman, un démocrate, prix Nobel d'économie, a jugé dans le New York Times, le 7 septembre 2015, que le programme économique de Trump méritait l'attention. Outre le fait qu'il prévoit le maintien de l'« Obamacare », son programme est loin d'être conforme au conservatisme républicain. Notamment pour la fiscalité. Ainsi il veut s'attaquer au carried interest, une niche fiscale qui taxait les profits sur plus-values financières à seulement 15%. Les fonds d'investissement se sont développés à partir du carried interest, et une partie de l'establishment, à commencer par Mitt Romney, a ainsi accumulé des fortunes en payant le minimum d'impôts et en fermant et démantelant le maximum d'usines. Trump prône des mesures protectionnistes, et s'oppose aux traités de libre-échange (le traité transpacifique, signé mais pas encore appliqué, et le traité transatlantique, en cours de négociations).
L'argument principal des anti-Trump repose sur l'idée que s'il accède au pouvoir, ce sera la guerre civile aux Etats-Unis. Mais il va mettre de l'eau dans son vin, notamment vis-à-vis des hispaniques. En réalité, il renoue avec l'isolationnisme traditionnellement ancré dans le parti républicain jusqu'au tournant de la Deuxième guerre mondiale. Sa vision du monde n'est pas unipolaire mais multipolaire ; son slogan « Make America great again » est concentré davantage sur la situation socio-économique interne du pays que sur son implication dans les affaires du monde. S'il est élu, il devrait renouer avec une politique extérieure réaliste, pragmatique et non messianique, à la différence de Clinton.
S'agit-il d'une remise en cause intégrale d'un développement disproportionné du capitalisme et du libre-échange ?
Depuis un quart de siècle le libre-échange a été érigé en dogme. Avec un ajustement salarial et social qui a d'abord pesé sur les classes populaires puis sur les classes moyennes qui en ressentent une angoisse croissante. Le triple dumping social, fiscal et environnemental a grippé le traditionnel ascenseur social. Elles vivent dans la peur du déclassement, de la précarité, puis de la pauvreté, pour eux-mêmes ou pour leurs enfants. Avec en parallèle, une montée des inégalités ; les classes moyennes ont été appauvries et l'infime classe des très riches s'est enrichie. Et cela commence à se voir.
Dans la première partie du vingtième siècle, à l'époque du fordisme, puis pendant les Trente glorieuses, il existait une possibilité d'enrichissement des travailleurs. C'était le rêve américain et en France le rêve républicain. Aujourd'hui, cela apparaît impossible: le modèle économique n'est plus attractif. C'est dû à la globalisation et surtout aux délocalisations avec, hier, cette alliance contre nature entre le PCC, Wall Street et Walmart. Entre 2001 et 2013, les importations de produits chinois par Walmart ont coûté aux Etats-Unis 400 000 emplois, la plupart dans l'industrie manufacturière. Au total, 3,2 millions d'emplois ont disparu ces années-là, dans l'industrie manufacturière. Des délocalisations massives qui se sont conjuguées avec l'irruption du numérique, cette troisième révolution industrielle qui accroît les inégalités, le stress et les transformations massives d'emplois protégés jusqu'alors (parmi lesquels les plus célèbres sont les taxis). L'« iconomie» met en concurrence tous les secteurs d'activité. L'immigration en provenance de pays pauvres aux salaires plus bas fait partie de ce phénomène de dumping social. D'où les réactions de ces classes moyennes qui voient peu à peu tous leurs avantages disparaître.
Pourquoi Hillary Clinton incarne-t-elle autant l'establishment politique étasunien ?
Hillary Clinton, et son mari avant elle, font partie d'un système entièrement lié au système financier américain. Sur le plan de la politique étrangère, elle est un faucon néoconservateur. Elle est très hostile à la Russie - il ne serait pas improbable qu'elle engage une lutte armée contre la Russie avec l'OTAN - alors que Trump souhaite trouver un accord avec Poutine. Elle poussera le traité transatlantique dans le sens des avantages aux multinationales américaines, dont elle est une représentante. Quand on additionne les conférences payantes auxquelles Bill et Hillary Clinton ont participé en quinze ans, on arrive à 125 millions de dollars. La Fondation Clinton a noué des relations très lucratives avec le Qatar, Oman, l'Arabie saoudite. Ou encore avec des oligarques russes pour le rachat de mines d'uranium (Uranium One) au Canada, comme l'a montré une enquête très fouillée du New York Times.
Le système de financement électoral américain favorise-t-il, compte tenu du rejet populaire qu'il suscite, un Trump qui, lui, n'en profite pas ?
La démocratie américaine est limitée, et sa limite, c'est le système de financement des élections. À plus forte raison quand les financements sont déplafonnés, souvent d'ailleurs pour payer de gigantesques campagnes de démolition de l'adversaire, plutôt que pour promouvoir ses propres idées. Obama avait réussi à contourner ce système en 2008, en s'appuyant sur de petits donateurs privés, comme Sanders aujourd'hui. Trump a réussi à court-circuiter la machine à financements, car il est auto-suffisant. Il ne dépend de personne, et c'est pour ça que beaucoup d'Américains le soutiennent. C'est la seule manière d'élire quelqu'un qui ne soit pas corrompu et qui ne dépende de personne, d'aucun gros donateur, d'aucun lobby. Comment Hillary Clinton peut-elle être indépendante de Goldman Sachs quand cette banque est l'un des principaux contributeurs du financement de sa campagne ?
Quelles sont les similitudes avec la situation française ?
L'UMPS français est l'équivalent du gros axe républicain-démocrate américain. Aux Etats-Unis, les républicains penchent davantage vers le «big business» (grosses entreprises traditionnelles) et les démocrates vers Wall Street (sociétés financières). Pour les électeurs de Trump et Sanders, ces partis se soucient des milieux d'affaires, mais ne s'occupent pas des classes moyennes paupérisées.
En France, le FN a beaucoup plus percé que le Front de gauche car il s'est approprié une part des revendications sociales autrefois portées par la gauche de la gauche, et a attiré à lui les «petits blancs», la white middle working class qui n'est pas, n'est plus, dans ces grandes métropoles qui se distinguent particulièrement du reste du territoire: le désert français, ou l'Amérique profonde. Les habitants des périphéries sont peut-être mal considérés par l'élite métropolitaine, mais s'expriment par leur vote. Après avoir essayé droite et gauche, et devant l'aggravation de leur situation, ils veulent tenter autre chose. C'est Trump outre-Atlantique, c'est le FN en France.
Quelles sont les principales différences entre la situation aux Etats-Unis et celle en France ?
Trump a pris tout monde par surprise, alors que cela fait quarante ans que le FN est installé dans le paysage médiatique et politique. Ses dérapages verbaux ne le desservent pas. Au contraire, ils le font monter dans les sondages. Ses soutiens se disent: «enfin quelqu'un qui parle notre langue et qui nous défend!». Mais il n'a pas gagné, car l'Establishment, le « Big Business », fera tout pour l'abattre. Tout comme le système fait tout pour abattre les Le Pen, dès lors que la fille, contrairement à son père, veut vraiment accéder au pouvoir. •
Jean-Michel Quatrepoint est journaliste économiste. Il a travaillé entre autres au Monde, à La Tribune et au Nouvel Economiste . Il a écrit de nombreux ouvrages, dont La crise globale en 2008 qui annonçait la crise financière à venir. Il est membre du Comité Orwell.
Dans son livre, Le Choc des empires. Etats-Unis, Chine, Allemagne: qui dominera l'économie-monde ? (Le Débat, Gallimard, 2014), il analyse la guerre économique que se livrent les trois grands empires qui règnent en maîtres sur la mondialisation.
Son dernier livre, Alstom, scandale d'Etat - dernière liquidation de l'industrie française, est paru en septembre 2015 aux éditions Fayard.
Entretien réalisé par Eléonore de Vulpillières