Par Ronan Wanlin (mai 2018)
Spécialiste d'intelligence économique
Un article remarquable parce qu'il ne se contente pas d'analyser la situation désastreuse, mais parce qu'il formule un ensemble de propositions pour restaurer l’héritage industriel de la France. C'est là un sujet qui touche à l'intérêt supérieur du pays
L’industrie peut se résumer à l’ensemble des activités socio-économiques orientées vers la production en série de biens, grâce à la transformation de matières et à l’exploitation des sources d’énergie. D’un point de vue purement fonctionnel, l’activité industrielle est assurée par des entreprises évoluant sur deux terrains qui peuvent se superposer ou au contraire s’opposer : le terrain de l’économie, et un terrain plus politique.
Exemple concret : un pétrolier comme Total évolue sur le marché du pétrole et de l’énergie à échelle mondiale et se trouve représentant de facto d’intérêts français et doit donc rendre des comptes à la France
Il faut être clair, précis, et surtout lucide. La mondialisation n’est pas heureuse. Le vaste marché autorégulé n’a jamais existé, » la main invisible » du marché d’Adam Smith n’a pas gagné. La mondialisation est en revanche une réalité, et la stopper peut être considéré, à tort ou à raison, comme une utopie. Un pragmatisme nécessaire oblige à prendre en compte cette réalité : les échanges et les flux sont mondiaux, ainsi que le sont, par définition, les rapports entre les Nations. Il appartient donc à la France d’exister, de reconstruire et d’affirmer sa puissance dans cette mondialisation. A ce moment seulement il sera opportun de discuter d’un autre système politico-économique mondial : on n’impose aucune vision sans puissance. Il faut ainsi penser à l’accroissement de puissance par l’économie. L’activité industrielle est donc un secteur clef privilégié pour penser cet accroissement de puissance.
Une situation désastreuse
Mais, la situation industrielle française est hélas désastreuse, et le rôle du politique est réduit au minimum. À vrai dire, d’un État traditionnellement colbertiste, la France est passée à un État régulateur; et encore cela est-il de plus en plus vague.
Le constat est sans appel : il y a encore quelques dizaines d’années, l’industrie représentait 20% du PIB, aujourd’hui elle n’en représente que 10% ! Fermetures d’usines, restructurations, plans sociaux, faillites, rachats par des entreprises étrangères, en dix ans environ, la France a perdu 850.000 emplois dans l’industrie, et la part de marché mondiale des exportations françaises a fondu de 40% depuis 15 ans. C’est l’échec d’un modèle économique qui ne sert plus la puissance française et qui a choisi l’automatisation et les délocalisations. On peut parler de désindustrialisation.
Afin de protéger au mieux les PME française, certaines pistes sont à explorer. Adoption d’un « Buy French Act » sur le modèle du « Buy American Act », c’est à dire réserver une large proportion d’achats publics (75% minimum) aux entreprises produisant encore en France lors des marchés publics ; ou encore la valorisation du « Made in France » par un étiquetage rigoureux tout en renforçant le développement des labels régionaux. Les pistes ne manquent pas. La France devrait également reconnaître et favoriser ses intérêts en abrogeant par exemple la traduction française de la directive européenne sur les travailleurs détachés qui légalise le travail à bas prix (low-cost) , la concurrence déloyale des pays européens de l’est et du sud, et qui pèse à la baisse sur les exigences des conditions de travail.
Le cas d’Alstom
Des cas concrets parlent mieux que des chiffres et à ce propos, le cas d’Alstom est emblématique. Il permet de comprendre le monde dans lequel évoluent les acteurs industriels, mais également ce que représente l’industrie pour l’indépendance, l’autonomie, la résilience française.
En 2015, Alstom a été racheté à 70% par le géant américain de l’énergie General Electric. En effet, les Etats-Unis faisaient pression sur Alstom, impliqué dans des affaires de corruption dans le monde, en utilisant son « Foreign Corrupt Practices Act » qui permet aux Etats-Unis de juger n’importe quelle société ayant un lien avec eux (via l’utilisation du dollar par exemple). Or, le nucléaire représente 75% du mix énergétique français. Dans le processus de production énergétique, Alstom Energie fournissait la turbine Arabelle, qui est une technologie indispensable, on parle de technologie industrielle critique. Outre un très complaisant transfert de technologie, c’est une perte de savoir-faire immense, qui pose un double problème stratégique : commercial et décisionnel, puisque c’est tout le parc énergétique français qui pourrait se retrouver sous le coup d’un embargo américain sur la fourniture de pièces de maintenance des dites turbines. La France a donc perdu un pan entier de souveraineté énergétique, un leader national dans le commerce de l’énergie nucléaire et sa future capacité à exporter son savoir-faire.
Les entreprises françaises évoluent sur un marché mondial asymétrique. Les Etats-Unis se sont dotés d’un arsenal de guerre économique, à la différence de la France et les pays de l’Union européenne.
En l’espèce, l’État français n’a pas assuré son rôle de stratège : il n’a pas détecté - ou il ne l’a pas voulu- la menace qui pesait sur Alstom, ni les conséquences qu’un rachat entraînerait, et il n’a donc pas assuré la survie d’une entreprise stratégique.
Une guerre économique mondiale
Autre leçon de l’affaire Alstom : les industries portent des savoir-faire qui sont à la fois des outils concurrentiels, et donc des sources de richesses, mais aussi des leviers stratégiques internationaux. Lorsqu’une entreprise française est la seule à produire des biens avec une haute technicité, la France peut assurer son exportation mondiale. L’exportation de produits français est un atout diplomatique majeur permettant de peser sur ses clients. En 2003, devant le refus français d’intervenir en Irak, les Etats-Unis avaient décidé un embargo sur la France en ce qui concerne les matériels militaires, nous privant ainsi des catapultes utilisées sur le Charles de Gaulle pour lancer nos avions de guerre. La France perdait ainsi sa capacité de projection militaire dans le monde. C’est de cela que nous sommes privés aujourd’hui : d’une capacité à être résilients, à peser dans le monde à travers nos savoir-faire industriels.
L’industrie française donc est ballotée au grès des courants d’une guerre économique mondiale qu’elle ne domine pas. Aux États-Unis, l’industrie est considérée comme un enjeu de sécurité nationale. Des empires industriels ont ainsi réussi à mettre au pas les entreprises en leur faisant comprendre qu’un pays fort profite nécessairement aux industries fortes et vice versa. Il faut donc comprendre l’asymétrie implacable qui règne. Sans cela, rien n’est envisageable. Il faut ensuite doter notre politique industrielle d’une vision, qui sera servie par diverses actions que j’exposerai ensuite. Cette vision s’appuie sur un postulat de base indispensable : l’intérêt national.
La France devrait mener sa politique industrielle dans une double logique : une logique d’accroissement de puissance ainsi qu’une logique sociale et écologique.
Accroissement de puissance donc. Il faut penser cet accroissement notamment à travers l’économie, ce qui implique une subordination de l’économie au politique. Un exemple simple : la Russie qui a développé sa puissance notamment autour du gaz qui lui assure non seulement une source de richesses, mais également des éléments de puissance diplomatique et militaire. Pour cela, nos industries doivent être concurrentielles afin de se positionner au mieux dans leurs secteurs respectifs. Le politique doit donc prendre en compte les intérêts stratégiques des entreprises. Enfin le politique se doit de prendre en compte et d’anticiper le contexte diplomatique.
Des solutions visant à satisfaire cette vision sont nombreuses. Il serait nécessaire, par exemple, d’entamer une troisième extension de la protection des domaines sensibles, laquelle est prévue initialement par le Traité de Rome, mais réservée qu’aux domaines régaliens, élargis par Arnaud Montebourg aux transports et à l’énergie. Protéger les entreprises en matière de propriété intellectuelle, lutter contre la contrefaçon qui détruit 30.000 emplois par an sans compter les effets indirects à moyen et long terme s’avère également nécessaire ; tout comme mettre en place un système d’actions préférentielles pour protéger les entreprises stratégiques des prises de contrôle étrangères. Pourquoi même ne pas considérer un droit de réquisition de ces entreprises stratégiques en cas de rachat étranger ?
Redonner la main à l’État
Le secteur industriel a besoin de main d’œuvre et de matière grise. L’exonération de charges pendant cinq ans sur le recrutement en CDI d’un chômeur longue durée (1,2 million selon l’INSEE) permettrait justement au secteur industriel de recruter à des prix raisonnables. Surtout, parce qu’une vision stratégique implique d’avoir des coups d’avance, il faut favoriser la Recherche et Développement (R&D), en la faisant passer de 2,2% à 3% du PIB.
En Allemagne, la R&D atteint 2,9% du PIB. De manière urgente, la France se doit de développer de nouvelles sources d’énergie comme l’hydrogène, car l’uranium sera épuisé dans 60 ans, ainsi que le stockage de l’énergie. De même il nous faut renforcer et développer de nouveaux secteurs sur lesquels nous pourrons développer des positions d’excellence, tels que l’économie de la mer ou de l’espace. Le monde connaît un tournant technologique et maitriser l’intelligence artificielle, travailler sur les utilisations de l’ordinateur quantique et des supercalculateurs est d’une grande importance.
Les propositions ne manquent pas. En revanche, les lois issues de la législation de l’Union européenne, notamment celles régissant le marché intérieur, s’opposent à toute forme de d’intervention étatique, et de valorisation des produits. De même, le TTIP et CETA ne laissent pas présager une amélioration en ce sens.
Un autre obstacle à la revalorisation de nos filières industrielles est l’idéologie. La vision libérale de la mondialisation prétendument « heureuse » semble occuper la tête de la plupart des dirigeants politiques, les privant de toute volonté nationale. Emmanuel Macron expliquait lors de la vente d’Alstom à General Electric que l’Etat n’avait pas à intervenir dans une relation entre deux entreprises privées. Pourtant, l’État, garant de l’intérêt général, ne devrait -il pas suppléer aux circonstances en ce cas ?
Même s’il faut saluer quelques initiatives qui vont, au moins partiellement, dans le bon sens comme la récente loi Sapin II, la loi sur le secret des affaires ou encore la commission d’enquête parlementaire sur les décisions de l’Etat en matière de politique industrielle, la situation avance trop lentement. A côté de propositions techniques, il est nécessaire de restaurer la primauté de l’intérêt national et de l’accroissement de la puissance par le levier industriel. Il s’agit tout à la fois de restaurer cet état d’esprit, mais aussi de redonner la main au politique, c’est à dire à l’État-nation.
En vérité, la mondialisation-globalisation et l’autorégulation du marché sont le vieux monde. A contrario le nouveau monde est celui de ceux qui ont compris que la scène mondiale reste faite de rapports de forces. C’est pourquoi, il faut défendre avec lucidité – et restaurer - l’héritage industriel de la France. ■