par Olivier Pichon
Quand Mario Draghi se prend pour Indiana Jones
Tous les plus de trente ans se souviennent que l’inflation, jusqu’en 1985, était présentée comme le fléau économique par excellence – « Ce pelé de galeux d’où nous vient tout le mal !» – et toutes les politiques économiques s’employaient à la combattre. On verra par la suite que le phénomène n’avait pas que des inconvénients. Néanmoins, toute la politique monétaire de l’Union européenne fut bâtie sur l’idée qu’il fallait à tout prix éviter les facilités monétaires et, en France par exemple, qu’il ne fut plus possible à la banque de France de racheter des actifs bancaires. En bref, de permettre aux français d’emprunter aux Français.
Mieux encore les institutions monétaires européennes, la Banque centrale européenne fut construite, à l’origine, sur le modèle de la Buba (Bundesbank) allemande, indépendante des pouvoirs publics. Ce, afin de se soustraire à la tentation des facilités monétaires génératrice d’inflation. Et patatras ! Voilà que cette politique de désinflation compétitive porta à ce point ses fruits que le mauvais génie inflationniste des Etats fut anéanti. Le règne de l’euro pouvait commencer. Sauf que, sous la protection de celui-ci, les États s’endettèrent, son prestige aidant, il devint un pousse-au-crime de l’endettement et du déficit public. La Grèce étant la forme hyperbolique de cette logique, néanmoins suivie par la majorité des États.
Ainsi, les deux piliers de la théorie dominante, le keynésianisme, se trouvent désormais infirmés, la politique budgétaire crée des déficits qui ne font pas repartir la croissance et la politique monétaire (cheap money) crée des bulles spéculatives sans que la croissance, non plus, soit au rendez- vous, le tout aggravé par la mondialisation.
Depuis quelque jours, Mario Draghi, formé à l’école de Goldman Sachs, a fait passer le taux directeur de refinancement de la BCE de 0,05 % à 0 %. Dès le 16 mars, le taux de dépôt s’établissant à –0,4% et le taux d’escompte est, quant à lui, encore positif à 0,25%. Quelle signification à cette mécanique des baisses ? Faire à tout prix, c’est le cas de le dire, de la « cheap money », idée keynésienne selon laquelle la monnaie à bon marché permet de retrouver le chemin de la croissance. On aura compris qu’il s’agit de lutter contre la déflation – tardivement reconnue – cette langueur de l’économie qui fait que les prix ne remontent pas et que l’espérance d’un peu d’inflation n’est pas au rendez-vous. Pour l’heure, l’Europe est à 0,1% de dérive des prix, autrement dit : inflation nulle. C’est pourquoi Mario Draghi a sorti la grosse artillerie, de l’arsenal du QE (Quantitative easing).
Insurmontables contradiction de la politique économique européenne
Donc l’inflation c’est bon, nous dit-on, mais toutes les institutions monétaires européennes ont été établies pour lutter contre ce mal qu’elles combattaient et qui a disparu. Pire encore, les traités de Maastricht et d’Amsterdam ont été violés pour faire face au nouveau contexte économique. Nous avons donc des institutions créés contre un mal qui a disparu et violées pour lutter contre son contraire. Nous sommes dans la logique du pharmacos grec. Remède et poison, la désinflation fut un remède à l’inflation et l’inflation est un remède à la déflation. Le moins que l’on puisse dire, est que le médecin européen ressemble fortement à ceux de Molière et que ces aller-retours discréditent non seulement la science économique mais compromettent gravement la crédibilité de la BCE et les outils traditionnels de la politique dite monétaire. Cela doit nous conduire à repenser radicalement la discipline et les dogmes qui ont prévalus jusqu’à nos jours. Empêtrée institutionnellement par une Commission non élue, voilà maintenant l’UE en faillite intellectuelle dans ce qui constituait le champ privilégié de ses compétences : la monnaie !
La découverte de l’Amérique et… de l’inflation
Qu’est-ce, au fond, que cet objet tant désiré par nos dirigeants ? S’est-t-on suffisamment interrogé sur sa nature ? Ce grand angevin du XVIe siècle qu’était Jean Bodin, fut le premier à émettre ce que l’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Observant les arrivées d’or et d’argent des Amériques au XVIe siècle, il avait rapproché l’évolution du stock d’or – permettant l’augmentation du monnayage – et le prix du setier de blé en forte hausse. Il en avait déduit génialement sa théorie dans une Réponse au paradoxe de M. de Malestroit touchant l’enchérissement de toutes choses, et le moyen d’y remédier. Alors que Malestroit avait publié un rapport sur la hausse des prix en France, en l’attribuant principalement aux mutations qui modifient la valeur des monnaies – généralement voulues par le monarque -, Jean Bodin estime, au contraire, que l’inflation résulte essentiellement de l’afflux d’or et d’argent en provenance du Nouveau Monde.
Les délices perdus de l’inflation
On peut dire que les eurocrates sont dans la position du sire de Malestroit et qu’ils ne voient guère plus loin que la technique de manipulation monétaire dont était coutumier le pouvoir. En réalité, l’inflation n’est pas seulement la croissance de la masse monétaire, comme le prouve d’ailleurs la situation d’aujourd’hui où le QE n’en produit pas. L’inflation est un phénomène de course prix/salaires typique des années 60-70. Mais, dès lors que, aujourd’hui, les dirigeants politiques ont accepté la mondialisation, ils ont accepté la concurrence, voire l’hyper concurrence. L’ouverture inconsidérée des frontières a été la vraie cause de la chute des prix et de la stagnation des salaires. La mondialisation est, par nature, hyper concurrentielle, et ce n’est pas un hasard si l’on observe que la courbe des prix s’infléchit en raison inverse du degré d’ouverture des économies à partir de 1985/ 1990. Voilà pourquoi Mario Draghi a peu de chances de voir revenir l’inflation. On ne peut vouloir le beurre de l’inflation et l’argent du beurre de la mondialisation. L’économie européenne s’emploie déjà, depuis deux ans, à faire remonter les prix sans succès, un peu comme si l’on voulait faire avancer une voiture au démarreur, avec des chances certaines de vider la batterie. Ainsi, de nouveaux programmes de refinancement seront proposés aux banques pour une durée de quatre ans au taux de 0%. Si le volume des prêts d’une banque est supérieur à un certain niveau, celui-ci pourra bénéficier de taux négatifs jusqu’à -0,40%. Les banques toucheront ainsi de l’argent de la BCE pour prêter ! Quoiqu’il en soit, l’Europe est gagnée par un réflexe déflationniste typique, à savoir que les prix baissent parce que les agents économiques attendent qu’ils baissent encore et, pendant ce temps, ni d’embauche, ni d’investissement, ni d’achat. L’inflation des Trente Glorieuses, il faut s’en souvenir, permettait de contourner le mécanisme psychologique des salaires nominaux en faisant baisser les salaires en termes réels.
Les taux négatifs, un phénomène jamais vu dans l’histoire
On a affaire à un phénomène totalement nouveau hors inflation. En effet, en situation d’inflation, le taux de l’emprunt nominal peut être inférieur au taux de l’inflation : c’est le taux d’intérêt réel (= nominal moins inflation). En revanche, en situation de baisse des prix, cela ne s’est jamais observé. Une situation tout à fait inédite qui incite, encore une fois, à se poser la question de la pertinence des dogmes économiques et, partant, de ceux qui prétendent s’y conformer. La BCE a d’ailleurs révisé, à la baisse, ses prévisions d’inflation et de croissance jusqu’en 2017, en prenant acte, par la même occasion, d’un autre phénomène : celui de la baisse du pétrole qui, décidément, ne fait rien pour aider à « reflater »les prix. Dans ce dernier cas, on peut se demander, aussi, si la pénurie n’a pas été artificiellement organisée – pour faire remonter les prix – et que le désordre et l’anarchie concurrentielle n’ont pas, eux aussi, contribué à empêcher la remontée des prix dudit pétrole. Ainsi, par exemple, pour la première fois, l’Arabie Saoudite, dont la contribution quantitative au marché du pétrole est significative, n’a pas fermé le robinet du pétrole, participant peu ou prou au phénomène déflationniste en cours, préférant vendre son pétrole à 40 dollars maintenant qu’à 20 dollars demain. En situation déflationniste le vendeur fait le contraire de l’acheteur, il veut précipiter la vente tandis que l’acheteur préfère attendre une nouvelle baisse.
Quid du déposant lambda en situation de taux négatifs ?
En bonne logique, tous les épargnants sont pénalisés par l’inflation qui ronge les rentes, c’est la fameuse euthanasie des rentiers (Keynes). Avec l’ampleur des dettes publiques, l’inflation aurait le grand avantage de les faire fondre. C’est la véritable raison de l’appétence de l’oligarchie européenne pour la hausse des prix. Mais les taux négatifs sont une punition pour les épargnants. On peut parler de taux punitifs, même s’ils sont une récompense pour l’emprunteur. Les premiers, en Allemagne (Bayerische Sparkassen Verbank, union des caisses d’épargne bavaroises) par exemple, lassés des taux négatifs, ont fait pression sur les banques pour qu’elles stockent du cash, donc moins de dépôts à la banque centrale et moins de taux négatifs. C’est une des raisons pour laquelle l’UE essaye de lutter contre le cash, sous couvert de lutter contre l’argent des mafias. Mais, en l’occurrence, la morale à bon dos. Beaucoup de crimes contre la liberté de disposer de ses biens sont commis en son nom. L’épargne est très malmenée dans ce contexte européen. La banque commerciale, où vous avez votre compte, devra-t-elle vous rendre moins que le dépôt initial avec le taux négatif ? Le volume de l’épargne, en France, est d’environ 2 500 milliards d’euros. Une somme totalement dépendante des taux directeurs fixés par la BCE. On peut s’amuser à faire le calcul d’une nouvelle spoliation !
Bref, voilà qui laisse mal augurer de l’UE, elle qui a déjà démontré largement qu’elle était une chimère institutionnelle et économique. Maintenant qu’elle touche au portefeuille, cela peut constituer un argument décisif, une claire raison d’en finir avec l’oligarchie eurocratique. •
Olivier Pichon