L'article qui suit est paru dans Causeur - version papier et version numérique. [29.02]. Nous le reprenons intégralement y compris le tableau des « neuf dates qui ont fait l’AF » et les notes. L'Action française que Daoud Boughezala décrit ici n'est pas le tout de l'Action française, même si elle en est la part la plus voyante et la plus remuante. Le quotidien régional La Provence dirait avec malveillance : « la plus tapageuse ». C'est qu'elle en est aussi - ce qui n'enlève rien à ses mérites, ni à ses devoirs - l'élément le plus jeune. Et qu'elle peut donc en être l'avenir si Dieu ou les circonstances lui prêtent vie, durée et expansion. Il n'y a pas d'antipathie dans le tableau, en effet plutôt disparate - qu'en brosse Causeur. Sans-doute quelques inexactitudes ou approximations. La première et jeune Action française - au moins en son printemps décrit par Paugam - a été aussi diverse et bouillonnante. Elle est devenue, a été, le grand mouvement qui a marqué son siècle. A ses juges de Lyon, des juges assez indignes, Maurras avait lancé en conclusion de son procès : « J'ai mes livres, j'ai mon œuvre, j'ai mes disciples, j'ai l'avenir devant moi. » Souhatons à notre pays, aujourd'hui tristement à la dérive, que la suite lui donne raison. Lafautearousseau •
« Causeur, c’est très bien ! Je pensais que c’était un repaire de vieux droitards réacs mais j’ai beaucoup aimé votre dernier numéro, que j’ai acheté avec Society » Venant d’un militant d’Action française, le compliment ne manque pas de sel. Affublé d’un t-shirt « 0 % hipster », du haut de ses 21 ans, Louis se dit « anarcho-royaliste » et m’exhibe sa dernière lecture : l’essai de Pablo Iglesias, penseur de charme du parti espagnol Podemos classé à la gauche de la gauche.
On m’avait prévenu. Un reportage sur les jeunes d’Action française s’annonce forcément foutraque puisque le mouvement que Charles Maurras a dirigé quarante ans durant ne se définit ni comme un parti ni comme une idéologie. Un vieux de la vieille me glisse même : « Du temps de mon père et de mon grand-père, c’était formidable : on était monarchiste sans prétendant, catholique sans pape (NDLR : l’Action française a été excommuniée par le Vatican en 1926 puis récusée par les Orléans en 1937). Des sortes d’anars maurrassiens ! »
On trouve de tout à l’AF
Officiellement adeptes du « ni droite ni gauche » en raison de leur « nationalisme intégral », les camelots du roi n’appartiennent pas moins à la grande famille de la droite de la droite, et souffrent de la réputation sulfureuse de leur mentor Maurras. Il faut bien avouer que le maître de Martigues, par ailleurs germanophobe et opposé à la collaboration, a commis une faute indélébile à mes yeux : cautionner l’antisémitisme du régime de Vichy tandis que nombre de ses émules résistaient ou combattaient au sein de la France libre*.
De nos jours, comme jadis à la Samaritaine, on trouve de tout au siège parisien de la formation monarchiste, sis 10, rue Croix-des-Petits-Champs : des cathos tradis, des conservateurs bon teint, des libéraux nostalgiques de l’Ancien Régime, une poignée d’« identitaires », de rares « royalistes libertaires », quelques juifs rassurés par la renonciation du mouvement à « l’antisémitisme d’État » et même… un musulman vegan. Par-delà leurs divergences, ces amoureux de la fleur de lys s’emploient à la préparation des conférences dans une atmosphère de franche camaraderie. Le contraste entre le capharnaüm sans nom du lieu et leur supposé culte de l’ordre saute aux yeux du visiteur. Si ce n’est pas la maison bleue, ça y ressemble un peu : « Ici, tout le monde vient comme il est. L’Action française a toujours refusé le port de l’uniforme, alors que dans les années 1930, tous les mouvements politiques, y compris la SFIO, imposaient leur tenue réglementaire », s’amuse Arnaud Pâris, secrétaire général adjoint de l’AF. Lucien, chef de l’Action française étudiante, renchérit : « Chez nous, il n’y a pas de catéchisme. On a toujours eu à la fois une tendance libérale incarnée par Bainville, le chroniqueur diplomatique et économique de L’AF qui s’opposait en tout point aux positions socialisantes d’un Valois. Cette diversité ne me pose aucun problème car notre but commun est de faire sacrer le roi avant de nous effacer. » Partisans d’une monarchie décentralisée au gouvernement autoritaire, sans Parlement élu mais nantie d’assemblées locales, les membres de l’Action pourfendent le « pays légal » jacobin et en appellent toujours au « pays réel », à l’image de Jérémy, jeune vendeur marseillais de fruits et légumes : « Nos us et coutumes ne sont pas du tout les mêmes que celles des gens du Nord. Il est anormal que la République impose les mêmes normes partout ! »
Génération Maurras et manif pour tous
À Paris comme en province, dans chaque cercle d’AF, se reproduit en tout cas le même rituel** : « Chaque vendredi, on vend le journal L’Action française puis on organise des conférences et on mange ensemble entre camelots », raconte Jeanne, 16 ans, lycéenne lyonnaise tombée dans le maurrassisme comme Obélix dans la marmite, c’est-à-dire dès sa plus tendre enfance du fait de ses racines familiales roycos-cathos.
L’« Inaction française » dont se gaussait l’écrivain fasciste Lucien Rebatet dans les années 1940 serait-elle rajeunie et ragaillardie ? Minute papillon. Il est loin le temps où Jacques Lacan écrivait une lettre enthousiaste à Maurras, et où des personnalités telles que Pierre Messmer, Michel Déon ou Claude Roy usaient leurs fonds de culottes sur ses bancs. La dernière portée d’intellectuels et de pamphlétaires d’AF s’en est allée loin de la maison mère, comme le rappellent les affiches-reliques de la « Génération Maurras » – qui s’autobaptisa ainsi par opposition à la « Génération Mitterrand » – aujourd’hui composée de quadras souvent en délicatesse avec leurs premières amours. Ainsi le journaliste et écrivain Sébastien Lapaque, brillant exégète de Bernanos qu’on peut lire dans Marianne et Le Figaro, figure-t-il désormais au nombre des amis officiels de l’économiste martyr de Charlie, Bernard Maris. Le bougre a même droit à son rond de serviette cathodique depuis qu’il a donné des gages à la gauche institutionnelle. « On le savait antilibéral comme nous, mais il va trop loin », se désole-t-on à l’état-major du mouvement. Si on l’avait congelé puis ressuscité tel Hibernatus, un camelot des années 1990 ne reconnaîtrait plus ses camarades de la Génération Maurras que les années ont dispersée.
Afin de m’aider à y voir plus clair, un intellectuel revenu du maurrassisme me souffle : « Depuis des décennies, l’Action française est tiraillée entre le poids des glorieux devanciers (Maurras, Daudet, Bernanos, Boutang) et la nécessité de se réinventer. Résultat : les militants veulent tuer le père mais restent prisonniers de l’idéologie maurrassienne. Cette contradiction engendre des crises chroniques qui débouchent sur des scissions tous les quinze ou vingt ans. » Régulièrement, des jeunes d’AF tentent de sortir du carcan maurrassien en élargissant leurs références et leur public, à l’image des fondateurs des revues Réaction (début des années 1990) et Immédiatement (de 1997 à 2003), qui n’hésitaient pas à citer Debord, Baudrillard ou Orwell. Rétrospectivement, l’expérience éditoriale de la Génération Maurras n’a pas profité au développement de l’AF, laquelle a connu une série de bisbilles, entraînant scissions et départs en série dans les années 1990 et 2000. « Tous les quinze ans, des tocards prétendent faire du neuf, se prennent pour Maurras ou Daudet, scissionnent, le tout en se revendiquant du canal historique ! », s’agace Pierre-Charles, 25 ans.
Malgré les querelles d’egos, l’Action française semble, sinon renaître de ses cendres, du moins connaître un certain frémissement à la suite de la Manif pour tous, dans laquelle les militants d’AF s’engagèrent corps et âme. Ana, jeune juriste transfuge du villiérisme, a par exemple découvert l’AF en 2013, « pendant les parties de cache-cache entre jeunes qui restaient après les ordres de dispersion des manifs ». Une adhésion d’abord motivée « par l’affect » avant que la jeune fille se forme, lise et assiste à des conférences. Ce genre de parcours est monnaie courante chez les roycos : on commence par suivre son instinct, puis l’on rationalise ses convictions en suivant une solide formation doctrinale.
Signe des temps, Louis l’anarcho-royaliste éloigné de l’Église, Sami le musulman vegan franco-vietnamo-marocain et Gabriel le maçon normand ont tous trois fréquenté les cortèges de la Manif pour tous. Véritable OVNI rue Croix-des-Petits-Champs, Sami, 26 ans, docteur en informatique, accumule les paradoxes : né d’un père vietnamien et d’une mère marocaine, il pratique l’islam mais critique la tendance des musulmans « à pleurnicher en se plaignant de l’islamophobie » et rejette la démocratie tout en dénonçant le piétinement de la vox populi après le 29 mai 2005. En bon maurrassien, ce zélote d’Allah reconnaît la nature catholique de la France. Ses parents « faiblement politisés » lui ont inculqué le culte de l’ordre, notamment à travers le confucianisme, une doctrine fondée sur le principe de hiérarchie. « Comme dans la pensée de Maurras, chacun doit être à sa place, la famille, l’individu et la corporation. » Parisien d’adoption né de parents catholiques plutôt de droite, son camarade Louis loue à son tour la « politique naturelle » maurrassienne avant de rêver d’un roi « qui permettrait la réappropriation populaire des moyens de production et de la propriété ». De Marx à Maurras en passant par Proudhon, son panthéon est décidément « 0 % hipster » !
L’AF, ce n’est pas seulement de jeunes étudiants intellectuellement bien formés. Aux quatre coins de la France, on y croise également des ouvriers, employés et commerçants. Au fin fond du Perche, Gabriel a créé un cercle dans son village de 600 habitants. Ce trentenaire ancien scout d’Europe, catholique convaincu, « brosse un rayon de 50 kilomètres autour de chez lui », où affluent « agriculteurs, un prêtre, un militaire, un prof, un polytechnicien retraité ». Bref, « pas de notables qui se la pètent » plastronne-t-il avant de pester contre la République née du sang des victimes de la Terreur. Grâce à l’Action, il a acquis une « structure de pensée » catho-royaliste cohérente, sauf à considérer la religion du Christ comme celle de l’amour universel. « Ici, tout le monde vote FN, on ne veut pas de n… et de b… », profère-t-il sans craindre la sortie de route raciste.
D’un militant l’autre, on passe d’une culture de haut vol à des réflexions d’une indigence crasse. L’Action française ne serait-elle qu’un mouvement d’extrême droite ripoliné par une érudition bon teint ? La vérité est complexe. Pour avoir fréquenté toutes les familles politiques de la droite, le franco-polonais Lucien m’assure : « Par rapport au milieu faf (NDLR : France aux Français), on a un pied dehors, un pied dedans. » Pour être précis, la grande majorité des camelots cultive une approbation teintée de méfiance à l’égard du Front national. Il n’y a guère que les anarcho-royalistes de stricte obédience comme Louis pour trembler devant la société de surveillance « avec des caméras, la police et l’armée partout » qu’instaurerait Marine Le Pen sitôt parvenue à l’Élysée… et opter pour l’abstention. Quant à la politique d’immigration, Louis se contenterait volontiers d’une simple application de la loi,
Électeur frontiste critique, Pierre-Charles me certifie au contraire que le Front national regorge de militants « maurrassiens, consciemment ou non ». À en croire ce petit-fils de camelot dont la langue châtiée n’a d’égale que les manières aristocratiques, il y aurait d’un côté la ligne « rad-soc marxisante » de Marine Le Pen et Philippot, de l’autre le courant catholique « royaliste de cœur, républicain de raison » des Bruno Gollnisch et Marion Le Pen. À rebours de nos élites politiques, la jeunesse d’AF juge le Front trop républicain et démocrate pour être honnête ! « Le système républicain fait que même s’ils tiennent leurs promesses, les élus du Front resteront un nombre d’années limitées au pouvoir. L’opposition va les calomnier, contrarier leur action et on reviendra à la lutte des partis », prédit Sami, résumant le sentiment prédominant chez ses frères d’armes.
Mon ami François-Marin Fleutot, dissident de longue date de l’Action française – qu’il a quittée dès 1971 pour fonder la Nouvelle Action française – me livre son explication du rapport ambivalent des maurrassiens à l’extrême droite. Pour ce royaliste de gauche, l’AF a toujours été travaillée par un dilemme : « soit garder l’héritage, soit ramener l’héritier. La première option l’ancre à droite du côté d’un conservatisme absolu, tant et si bien que Maurras a choisi l’union nationale en 1914… et en 1940 derrière Pétain. Le second choix l’aurait amenée sur le terrain risqué de l’aventure révolutionnaire. François-Marin aurait rêvé que, le 6 février 1934 ou sur les barricades de 1968, le mouvement rompe avec la société existante et rappelle l’héritier du trône de France. Or, plutôt que de se risquer au coup de force, l’Action française marine dans l’agitation estudiantine, une partie de ses membres se fantasmant en champions de l’extrême droite folklo (esthétique futuriste, marche aux flambeaux), d’autres, minoritaires, flirtant carrément avec une idéologie völkisch (ethniciste) étrangère au credo maurrassien : « Aucune origine n’est belle. La beauté véritable est au terme des choses. »***
Un temps séduit par les idées de la Nouvelle droite identitaire et païenne auxquelles il a renoncé car il ne sentait pas « obnubilé par la race », Lucien a « découvert l’islam et l’immigration dans le RER » en passant de sa banlieue chic à la fac porte de Clignancourt. Doté d’une culture politique impressionnante, le jeune homme de 24 ans descendant d’une victime du Goulag entend aujourd’hui « conjuguer ordre et justice pour contrecarrer les idées abstraites de gauche qui ont conduit à des charniers ». Mi-sérieux mi-rigolard, il annonce le coup de poing monarchiste pour demain. Nous voilà mis au jus : il n’aura pas de pitié pour les tièdes : « Pour rétablir une société monarchique, on ne peut plus se permettre d’être conservateur comme à l’époque de Maurras. De Nabilla à Youporn, le pays réel n’existe plus… » Polémique d’abord ! •
Neuf dates qui ont fait l’AF
1898-1899 : création de l’Action française par Henri Vaugeois, Maurice Pujo et des antidreyfusards rejoints par l’écrivain provençal Charles Maurras. D’abord nationalistes républicains, le mouvement et sa revue éponyme se convertissent au monarchisme.
1914 : Maurras et l’AF appellent leurs sympathisants à soutenir l’union sacrée contre l’Allemagne autour du gouvernement.
1926 : le Vatican condamne l’Action française et excommunie son chef pour sa vision instrumentale du catholicisme (agnostique, Maurras se dit catholique parce que la France est catholique).
6 février 1934 : lors des manifestations des ligues antiparlementaires, ne croyant pas au coup de force, Maurras se tient très en retrait. L’AF perd vingt militants parmi les manifestants tués par la police.
1938 : Élection de Charles Maurras à l’Académie française. Il en sera radié en 1945.
1940 : Maurras s’inquiète de l’avancée des nazis mais soutient la Révolution nationale et les mesures antijuives décidées par le régime de Vichy.
1945-1952 : Frappé d’indignité nationale et d’une peine de prison, Maurras écrit ses derniers livres à la centrale de Clairvaux. Il se serait converti au catholicisme sur son lit de mort.
1971 : Scission de l’aile gauche de l’AF qui crée la Nouvelle Action Française bientôt rebaptisée Nouvelle Action Royaliste autour de Bertrand Renouvin. Ce dernier appellera à voter François Mitterrand au second tour de 1974.
2007-2008 : Mort du dirigeant historique Pierre Pujo et crise au sein du comité directeur. Des jeunes proches de la droite parlementaire scissionnent pour créer le microparti Dextra.
* Citons quelques exemples révélateurs des ambiguïtés de l’Histoire : alors que dès le 11 novembre 1940, des jeunes d’AF se rassemblaient aux côtés d’autres étudiants, notamment communistes, devant la flamme du Soldat inconnu pour protester contre l’occupation allemande, les juristes auteurs du tristement célèbre statut des juifs venaient de l’Action. Plus récemment, on connaît la phrase de Bernanos décrétant au sortir de la guerre qu’« Hitler a déshonoré l’antisémitisme », les déclarations d’amour enflammées de Pierre Boutang à Israël durant la guerre des Six-Jours.
** Aux côtés de Jacques Sapir, Christian Authier et six autres contributeurs, Lapaque a participé au livre d’hommage Pour saluer Bernard Maris (Flammarion, 2016) sorti un an après l’attentat de Charlie hebdo.
*** Charles Maurras, Anthinéa.
Cet article a été publié dans le Magazine Causeur n° 91 - Février 2016