Theresa May et Brexit : la fin du dogme libéral ...
Par Alexis Feertchak
Les réflexions de Pierre-Henri d'Argenson dans cet entretien pour FIGAROVOX [9.08] pourront être utilement rapprochées des analyses de François Lenglet que nous avons publiées hier. Elles vont dans le même sens. Ici, Pierre-Henri d'Argenson commente la décision de Theresa May de créer un comité gouvernemental chargé de la stratégie industrielle du Royaume-Uni. Il y voit une rupture politique considérable qui met fin aux dogmes libéraux de toute-puissance du marché. Mais qui condamnera aussi, à terme, les rigidités de l'Union européenne. Et plus encore, le dogme mondialiste de répartition planétaire du travail : production manufacturière au Sud, économie dite de la connaissance pour les pays dits occidentaux. Ainsi, le vent est peut-être en train de tourner sur le monde : le monde des idées; mais aussi celui des politiques, des économistes et l'univers entrepreunarial. On nous excusera d'y insister mais ce qui est souligné dans ces entretiens, ce sont des évolutions ou révolutions d'une grande importance - pour nous quasi stratégique - que notre Ecole de pensée active ne peut ni ne doit ignorer. Elles comportent leur dose d'incertitudes mais surtout d'espoir. Ce n'est pas si courant. Lafautearousseau
Après avoir tenu un discours aux couleurs sociales lors de sa nomination à Downing Street, Theresa May a annoncé le 2 août dernier que son gouvernement allait lancer un grand plan de relance et de stratégie industrielles. Que pensez-vous de cette déclaration ?
Theresa May n'a pas précisément annoncé de plan de relance, mais la création d'un comité gouvernemental chargé de mettre en œuvre une stratégie industrielle au service de l'emploi et de la réduction des inégalités (« an economy that works for everyone, with a strong industrial strategy at its heart »). Il ne s'agit donc ni de la traditionnelle relance budgétaire keynésienne ni d'un grand emprunt de soutien aux filières stratégiques, mais de la construction très colbertiste d'une politique économique, pilotée au plus haut niveau de l'Etat britannique, destinée non seulement à rebâtir les fondamentaux de son économie mais aussi à garantir que la richesse créée ne sera pas accaparée par les « privileged few », dixit Mme May.
Cette annonce révèle donc en réalité trois ruptures profondes : la rupture avec le mythe de « l'économie de la connaissance », qui était au cœur de la « stratégie de Lisbonne » des années 2000, et qui pensait illusoirement fonder la croissance de l'Europe sur les seuls biens et services « à haute valeur ajoutée » et transférer sans dommages son industrie aux pays émergents. La rupture avec le dogme libéral attribuant au marché la capacité d'obtenir forcément de meilleurs résultats économiques que la planification étatique. Enfin la rupture avec le darwinisme social anglo-saxon, qui considérait comme légitime que le laisser-faire économique permette aux riches de devenir encore plus riches tandis que les laissés-pour-compte des friches industrielles s'installaient dans le chômage et la pauvreté.
Le Brexit est-il synonyme pour les Britanniques d'un retour en force du volontarisme étatique, en rupture avec l'idée d'un monde politique en retrait en matière économique ?
Concrètement, Theresa May vient de ressusciter le Commissariat général au Plan, ce qui ne manque pas de sel, s'agissant d'un gouvernement conservateur britannique supposément « libéral »… Nous n'y avons pas prêté attention, mais cela fait déjà quelques années que les excès du libre-marché mondialisé sont dénoncés par des intellectuels et des économistes au Royaume-Uni, ainsi qu'aux Etats-Unis, comme en témoignent les succès de Donald Trump et de Bernie Sanders. En 2014, le journaliste James Meek a publié un livre passé inaperçu en France, intitulé Private Island: why Britain now belongs to someone else où il dévoile comment les grands services publics britanniques (poste, réseaux ferrés, eau, logement social, électricité, santé) ont été privatisés au profit d'entités étrangères, avec des résultats globalement désastreux, faisant par-là le procès de vingt années de thatchérisme et de néolibéralisme. Le Brexit n'est donc pas seulement le fruit d'une manipulation populiste tombée sur son jour de chance, mais procède d'un mouvement profond de remise en cause des dogmes économiques sur lesquels les gouvernements libéraux, de droite comme de gauche, avaient assis leurs certitudes. Sans conteste, nous assistons là à une révolution économique et politique.
Les patrons britanniques qui avaient été majoritairement hostiles au Brexit soutiennent ce plan de relance industrielle. C'est notamment le cas de l'Association britannique des fabricants (EEF), la principale fédération patronale de l'industrie britannique. On est loin de l'apocalypse annoncée avant le référendum. Que cela vous inspire-t-il ?
Les patrons britanniques ont évidemment de bonnes raisons de se réjouir, pas seulement pour l'argent public qui sera à un moment ou un autre injecté dans leurs usines, mais surtout parce que cet argent pourra prendre la forme d'aides d'Etat jusque-là interdites par les traités européens. L'objectif affiché par Theresa May est parfaitement clair : redonner à l'économie britannique des avantages compétitifs décisifs dans la mondialisation, y compris, et même surtout, vis-à-vis de ses voisins du continent. En fait, le Brexit ne pose pas tant problème aux Britanniques qu'à l'Union européenne, qui craint dès à présent le jour où le Royaume-Uni, après avoir négocié un accord de libre accès au marché européen, fera en même temps jouer des mécanismes d'attractivité fiscale ou sociale qui ne manqueront pas d'exacerber d'autres velléités de sortie de l'UE.
Le Brexit a immédiatement et symboliquement ébranlé les institutions européennes. Ne peut-il pas y avoir une seconde onde de choc si cette stratégie industrielle volontariste se transforme en succès économique et politique pour le Royaume-Uni ?
Le Royaume-Uni va être observé à la loupe dans les années qui viennent, car ce sera un laboratoire de la renationalisation économique, de la réindustrialisation et des relations commerciales bilatérales. Si le succès est au rendez-vous, le Brexit sonnera le glas du postulat selon lequel la construction européenne ne peut s'accomplir que par l'homogénéisation totale des économies européennes sous la coupe de l'administration bruxelloise (les Etats américains ont, dans de nombreux domaines, des législations distinctes, cela n'empêche pas les Etats-Unis d'être la première puissance économique mondiale). Sur le plan extérieur, le Royaume-Uni va s'engager dans un cycle de négociations commerciales bilatérales où il tentera de préserver au mieux ses intérêts, secteur par secteur. C'est typiquement ce que nous ne pouvons plus faire, dès lors que la Commission impose à tous les Etats-membres des règles de concurrence et des accords de libre-échange qui ne sont pas forcément adaptés à chaque économie. D'une façon ou d'une autre, si la stratégie économique britannique finit par porter ses fruits, le cadre ultra-rigide de l'Union européenne apparaîtra comme intenable à de nombreux pays, à commencer par la France, en particulier si les Britanniques arrivent en sus à rééquilibrer le partage des richesses entre le monde ouvrier et les métiers surrémunérés du digital et de la finance.
Au-delà de la question européenne, n'est-ce pas aussi la fin d'un monde, celui de l'ère ultra-libérale symbolisée par Margaret Thatcher et d'une mondialisation où les pays du Sud sont l'usine du pays et ceux du Nord les gardiens des savoirs et des technologies ?
Oui, nous n'avons que trop tardé à prendre conscience de l'impossibilité de fonder une croissance économique durable sur cette répartition entre la haute technologie au Nord et les usines au Sud. Il y a deux raisons à cela : la première, c'est qu'elle suppose d'accepter, et donc de financer le chômage de masse de tous les gens qui ne trouvent pas leur place dans cette « économie de la connaissance », tout simplement parce que cette dernière nécessite peu de main d'œuvre (et encore moins à l'avenir, avec la robotisation-numérisation annoncée de nombreux métiers). La seconde, c'est que l'avantage technologique durable ne se conquiert qu'à la faveur d'investissements massifs dans la recherche fondamentale, non rentable pour le secteur privé (ce que font les Etats-Unis, entre autres, avec la DARPA). Pour financer ces investissements, vous avez besoin d'un secteur économique traditionnel qui fonctionne bien. Autrement dit, un pays dépourvu de base industrielle ne peut pas maintenir un avantage technologique de haut niveau, même dans les secteurs totalement numérisés. La force des pays émergents est précisément de pouvoir aujourd'hui concurrencer l'Occident sur presque toute sa gamme de produits à haute valeur ajoutée, après avoir aspiré son industrie manufacturière. Nous disposons certes encore d'avantages comparatifs, à commencer par un système éducatif de qualité, associé à une culture entrepreneuriale et créative, mais nous continuons en revanche d'être pénalisés par des schémas idéologiques périmés. •
Pierre-Henri d'Argenson est haut-fonctionnaire, ancien maître de conférences en questions internationales à Sciences Po.
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Depuis la semaine dernière, l’Allemagne est en proie à des attentats d’une particulière violence. Les attaques meurtrières se multiplient… et se ressemblent, quoi qu’on dise.
« José Manuel Barroso va apporter une analyse et une expérience immense à Goldman Sachs ». Le recrutement de l'ancien président de la Commission européenne par la banque d'affaires américaine et son communiqué dithyrambique, illustrent le drame de la vie publique sur le vieux continent. Il symbolise la coupure et l'incommunicabilité entre deux mondes, celui des élites dirigeantes et celui des peuples. La banque d'affaires et M. Barroso donnent le sentiment d'avoir concocté leur accord sans la moindre idée de son effet dévastateur sur les opinions publiques. L'Europe officielle ne cesse de fustiger le « populisme » croissant des peuples du vieux continent. Pourtant, ce pacte ne fait que le nourrir et l'amplifier. L'embauche de l'ex-président de la Commission paraît destinée à conforter le reproche permanent qui est fait aux institutions de l'Europe : celui de leur connivence avec la finance mondiale. Elle fournit du pain béni aux formations qualifiées de populistes, de droite comme de gauche, qui triomphent en ce moment dans les sondages et pensent tenir aujourd'hui la preuve de leur accusation : « l'Union européenne, vulgaire succursale de la pieuvre financière ». L'arrivée de M. Barroso au poste de « directeur non exécutif » de Goldman Sachs donne le sentiment de tomber à point pour justifier l'accusation de complicité entre Bruxelles et l'Argent. Le symbole est dévastateur. Il donne une image d'arrogance de l'Europe d'en haut envers l'Europe d'en bas.
Le référendum sur le Brexit a été un formidable révélateur du caractère illusoire de la démocratie dans laquelle on pense évoluer. On s’imagine qu’en démocratie, le peuple est souverain. C’est de plus en plus faux. On constate ces jours-ci ce que veut dire évoluer dans un système idéologique qui se prend pour le seul visage possible de la réalité – un système idéologique qui s’incarne dans un régime politique avec des capacités coercitives variées et bien réelles, et qui prétend mater le peuple au nom de la démocratie. Autrement dit, derrière les institutions démocratiques, il y a une idéologie à laquelle nous devons obligatoirement adhérer. Et ceux qui n’y adhèrent pas pleinement sont sous surveillance. Ce qui m’intéresse, ici, c’est le statut réservé à l’opposition dans le système idéologique dans lequel nous vivons. Je distinguerais, essentiellement, deux figures possibles de l’opposition.
Le référendum britannique pourrait provoquer une poussée souverainiste ailleurs en Europe qui ne serait pas sans conséquences sur le marché des capitaux et les projets de dette fédérale. La crainte s’est emparée des milieux financiers.
Le scandale Barroso - ex-président de la Commission Européenne qui vient d'être engagé par Goldman Sachs, sans-doute parce qu'on le lui avait promis en échange de ses services - dit toute la vérité des institutions de Bruxelles. Cette vérité est résumée en titre.

L'indécence du transfert de M. Barroso chez Goldman Sachs "éclabousse toute l'Union", affirment nos médias. Mais ils admettent que ce transfert "n'a violé aucune règle" et que "c'est là le problème"
Ainsi, les bourses avaient voté. Et l’ensemble des médias, la presque totalité des semble élites, et - jusqu’au ridicule - les peurs, les conformismes, les habitudes, les libéraux et les modernes, les idolâtres des marchés, bref les avertis, contre les peuples ignorants. Et, bien-sûr, les fonctionnaires de Bruxelles et leurs relais dispersés à travers l’Europe, bien décidés à défendre âprement leurs rentes, leurs situations, leurs privilèges et leurs retraites. Cela faisait beaucoup de monde, et de grandes forces, dressées contre cette sorte de liberté d’un jour que s’était donné le vieux Royaume britannique – que l’on fût Remain ou Brexit - de choisir entre son identité et son histoire et sa fusion dans le magma mondialiste dont l’UE n’est qu’une étape, vers la gouvernance mondiale, façon Attali. Telle était aussi, d’ailleurs, la volonté affirmée – un quasi diktat - de Barak Obama, aussi président des Etats-Unis d’Amérique – et demain du Monde – que l’avaient été ses prédécesseurs blancs. Car, derrière le rideau de fumée de l’unité du monde – c'est-à-dire des marchés - se tient, de fait, cet élément moteur, cette ambition de fond, qu’est le nationalisme américain.
Faut-il croire à une opposition aussi radicale qu’on nous l’a seriné dans notre microcosme franco-français, entre les partisans du maintien et ceux du départ ? La violence de leurs débats ne nous empêche pas d’en douter. A vrai dire, la politique de Cameron et celle de Boris Johnson différaient par les moyens, non par l’objectif. De sorte que - l’extraordinaire force symbolique du retrait britannique mise à part, et elle n’a rien de négligeable - les suites du maintien et celles du départ, ne devaient pas être très différentes, même si les médias brossent tous les scénarios catastrophe les plus extravagants à la charge du Brexit. Cameron avait imposé à l’UE, en février 2016, les dérogations nécessaires et, sans-doute, suffisantes, pour la Grande Bretagne, de sorte que, selon son habitude, elle ait en toute hypothèse, comme nous l’avons écrit ici-même, un pied dedans, un pied dehors. Qu’elle détermine elle-même sa politique économique, sociale, migratoire et qu’il soit bien entendu qu’en aucun cas elle ne laisserait toucher à sa souveraineté. Dans de telles conditions, on était déjà sorti – n’étant d’ailleurs jamais vraiment entré – et l’on pouvait rester sans trop de gêne. Les partisans du Brexit vainqueur ont préféré la solution nette. Le prochain cabinet, dont il est très possible que Boris Johnson soit le Chef, fera en sorte que la Grande Bretagne conserve néanmoins, sur le continent européen, tous les liens qui lui seront utiles et que la nature des choses maintiendra ou rétablira assez vite. Les bourses, compulsives ces temps derniers, se calmeront, les marchés s’organiseront, la Grande Bretagne restera la puissance européenne et mondiale qu’elle est - avec ou sans l’UE - depuis quelques siècles.
On le sait : L'Angleterre est différente. On peut encore le dire d'elle comme jadis Franco le disait de l'Espagne. Différente, elle l'est restée avec sa relation américaine très spéciale, son Commonwealth, son inclination pour le grand large plutôt que pour le Continent, sa Livre Sterling, ses dérogations aux règles européennes de février dernier, son Parlement immuable à Westminster, son aristocratie maintenue, ses financiers, sa City, et, symbole de sa souveraineté, sa reine de quatre-vingt dix ans - ou demain son roi - qui en garantit, en tout cas, la permanence non-négociable.
Coup de tonnerre sur la Tamise. Bruxelles et Paris en ont été ébranlées. Francfort et Berlin peut-être aussi. La suite le dira et jusqu’où. Ce qui est sûr, c’est que l’Europe est à revoir.
D’abord, faisons confiance aux Anglais pour prendre soin de l’Angleterre. Ils supporteront les épreuves pour rebondir : ils ont une histoire, ils la continueront. S’imaginer que la City quittera Londres pour faire plaisir à Francfort et à Paris est une spéculation d’eurocrate, privée de sens. La City restera dans la City, avec ses politiques et sa livre souveraine. « L’Angleterre est une île », professait l’excellent André Siegfried dont nos « sciences potards » et nos énarques actuels ont oublié les leçons.