Poutine joue avec le sort de l’Ukraine comme un gros matou s’amuse avec une minuscule souris. Il joue aussi avec les nerfs du monde occidental qui voudrait tant que ce cauchemar s’en aille de lui-même pour qu’il puisse enfin retourner tranquillement à ses petites occupations quotidiennes. Hélas, le problème ukrainien a la tête dure.
Cette affaire a eu au moins de mérite de révéler au monde le vrai visage de Wladimir Poutine que l’on avait presque oublié après les fastes somptueux des Jeux de Sochi. Panem et circences disaient les anciens Romains. Nous avons eu les jeux du Cirque blanc et maintenant il nous faut avaler le pain noir de la géopolitique. Tout a son prix.
1. On connait l’enchainement des faits. C’est au départ le refus, en novembre 2013, du président Yanoukovitch de signer l’accord commercial laborieusement négocié avec l’Union européenne pour tenter de sauver le pays de la faillite. Cette reculade, opérée sous la pression de Moscou, provoque alors l’embrasement de la place Maidan à Kiev. C’est la réaction de colère de tout un peuple excédé devant l’incurie d’un potentat corrompu, incapable, mais fidèlement inféodé à la Russie. Les Ukrainiens voient, la mort dans l’âme, s’échapper l’espoir d’un rapprochement avec l’Europe avec la perspective d’une vie meilleure dans un environnement de liberté. Ces manifestations provoquent la mort d’environ 80 personnes et des centaines de manifestants sont blessés par des tirs à balles réelles.
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Poutine lors de sa conférence de presse, juste après l'intervention Russe en Crimée...
La destitution du président et l’installation d’un nouveau responsable à Kiev va à son tour provoquer l’entrée en scène de la Russie de Wladimir Poutine. Ce dernier craint de voir s’évaporer sous ses yeux le rêve d’une reconstitution, ne serait-ce que partielle, de l’ancien empire soviétique enfoui sous les décombres de la Perestroïka dans les années 90. Il caresse, en effet, la vision d’une nouvelle Union eurasiatique, dont l’Ukraine serait évidemment la pièce maîtresse, aux côtés de la Biélorussie et peut-être , si tout se passe selon ses vœux, d’autres pays encore qui ont échappé à l’orbite russe (1).
Et il faudrait renoncer à ce rêve grandiose pour une poignée de manifestants, évidemment des « bandits » et des « terroristes », qui avaient la prétention de vivre mieux dans la liberté. Il fallait réagir. Et Poutine a réagi à sa façon en prenant la Crimée en otage et en faisant peser une pesante menace sur toutes les régions ukrainiennes plus ou moins peuplées de russophones.Car pour compliquer encore davantage le problème, l’Ukraine est loin d’être homogène. C’est un pays divisé par la langue et le sentiment d’appartenance à la nation ukrainienne ou à la Russie.
2. C’est à cette occasion que l’ancien officier du KGB qu’est Poutine a révélé sa personnalité profonde, jusqu’alors dissimulée sous les travestis d’un président autoritaire certes, mais « convenable », voire fréquentable, car encore soucieux, semblait-il, de respecter les apparences de la démocratie. On découvre aujourd’hui les traits d’un aventurier sans trop de scrupules, ou plutôt d’un joueur de poker menteur qui mise sans pudeur sur la faiblesse supposée de ses adversaires. Qui sera capot en premier ? Jusqu’à présent, c’est lui qui a raflé la mise. Mais pour combien de temps ?
Car une partie de ce genre se joue toujours en deux temps. La deuxième manche pourrait bien avoir lieu dans deux ans, avec l’élection d’un nouveau président américain, vraisemblablement républicain, par une Amérique humiliée de son impuissance. Et à ce moment-là, le renard Poutine risque fort de devoir rentrer dans son trou, la queue entre ses jambes. Car le nouveau président américain risque fort de siffler la fin de la récréation. Mais, pour le moment, Poutine a le champ libre...
Les pays de l’Union européenne s’agitent éperdument comme des poules gloussant après leurs poussins perdus et l’Amérique brandit piteusement des menaces en carton-pâte : un vrai « tigre de papier » comme diraient les Chinois qui observent avec narquois la partie en se gardant bien d’intervenir.
3. Poutine est-il l’héritier d’Hitler ou de Staline ? On peut espérer que non. Mais il emprunte sans doute aucun certains traits à l’un et à l’autre. Car il a le goût du bluff du premier et le machiavélisme du second. Comment ne pas voir, en effet, que le comportement du président russe évoque irrésistiblement celui d’Hitler volant au secours des Allemands des Sudètes en 1938.
Le scénario est bien connu. Rappelons-nous.
La puissance dominante de l’époque, en l’occurrence l’Allemagne du IIIème Reich, agite la menace de protéger ses ressortissants installés en pays étranger, lesquels seraient molestés, ou menacés de l’être, par des « bandits » ou des « terroristes », que les autorités du pays d’accueil seraient bien incapables de contrôler, pour autant qu’ils le veuillent (2).
Des manifestations spontanées se produisent alors, ou mieux, sont provoquées, ou même tout simplement organisées par des éléments infiltrés (3). Dès lors, il est du devoir national d’intervenir par la diplomatie d’abord, par les armes ensuite si nécessaire, pour sauver la vie, ou le bien être, des populations opprimées. Et le tour est joué.
Et c’est très exactement la mise en scène que la Russie de Poutine est en train d’organiser en Crimée et demain peut-être ailleurs, sous les yeux des Européens pusillanimes stupéfaits de tant d’audace et de cynisme. Tout cela se passe naturellement sous le blanc manteau des droits de l’homme, ou du devoir d’ingérence mis à la mode par ce grand naïf de Bernard Kouchner (qui n’avait évidemment pas prévu le mauvais usage que l’on pouvait en faire entre les mains d’un responsable malveillant) .
4. Comme tous les grands joueurs de poker, Wladimir Poutine a eu de la chance. Il a pratiquement toutes les cartes en mains. Car en face de lui il n’a guère qu’une Europe invertébrée, pusillanime et divisée, qui se soucie de stratégie géopolitique de long terme comme un poisson d’une pomme. Une Europe qui, en 60 ans, n’a pas été capable de créer une défense commune digne de ce nom. Elle est en passe de payer cette carence aujourd’hui au prix fort quand le poids des armes pourrait peser plus lourd que celui de l’euro.
Ainsi Angela Merkel, qui disposait jusqu’ici d’un parcours sans faute dans le domaine économique, montre ici les limites de ses capacités de chef d’Etat. Est-ce l’éternel féminin qui reprend le dessus devant le risque de violence résultant d’une confrontation militaire ? Ou alors est-elle à ce point aveuglée par les avantages du marché russe si riche de potentialités commerciales au détriment de toute autre considération géopolitique ?
Il est vrai que de son côté François Hollande ne donne pas l’impression d’une plus grande fermeté, comme si l’action de son gouvernement devait se borner à protéger les Musulmans en Centre-Afrique.
Quant à l’Angleterre, naguère si sourcilleuse des équilibres européens et si prompte à défendre le droit international, la voilà aussi quasiment réduite au silence.
5. En réalité, tout se passe comme si l’Europe se préparait à revivre les accords de Munich de septembre 1938 signés, on s’en souvient, entre deux personnages bien falots, Edouard Daladier et Neville Chamberlain d’une part, et, d’autre part, Adolph Hitler.
Ce dernier, devant la lâcheté de ses interlocuteurs, s’était cru tout permis et avait mis la main sans barguigner sur la malheureuse Tchécoslovaquie promptement dépecée. Mais, quelques mois plus tard, c’était la guerre. L’Europe avait négligé d’écouter l’avertissement prophétique de Winston Churchill : « Vous avez accepté la honte pour ne pas avoir la guerre. Vous avez la honte et vous aurez la guerre ». L’histoire, dit-on ne se répète pas mais parfois elle bégaie. Wladimir Poutine va-t-il commettre la même erreur de jugement ou saura-t-il s’arrêter à temps et savoir jusqu’où ne pas aller trop loin ?
Par ailleurs, et c’est bien là le drame, l’Europe n’a guère envie de payer pour une Ukraine qui serait lourdement à sa charge. Et tant pis pour les morts de la place Maidan. Morts pour rien ? Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire.
6. En tout état de cause, les Occidentaux, Etats-Unis inclus, n’ont toujours pas compris que l’URSS - pardon, je voulais dire la Russie de Poutine - n’a pas les mêmes règles de jeux qu’eux-mêmes. L’Occident se plait à échanger des balles avec grâce en respectant les règles comme au tennis; les Russes sont enclins à considérer que seul compte le résultat, quels que soient les moyens employés.
On l’a vu, l’objectif de Poutine, après des Jeux d’hiver réussis (4), au cours desquels il a eu le loisir de contempler tous les sportifs neigeux de la planète évoluer à ses pieds, est de rétablir une zone d’influence russe, sous le vocable commode d’Union eurasiatique. Cet ensemble regrouperait sous la domination russe tous les pays qui ont cru pouvoir se soustraire à l’influence russe, à la faveur de l’indépendance, et cela pour un prix raisonnable.
Vu sous cet angle, la Crimée n’est qu’un commencement, un banc d’essai en quelque sorte. Pour atteindre ses objectifs, tous les moyens lui seront bons, mensonges éhontés, faits travestis, informations tronquées, mutilées, perverties pour les besoins de la cause, arguments et justifications fallacieux.
Le président russe ne parle-t-il pas, sans rire, d’un « coup d’Etat » pour dénoncer le renversement de son protégé Yanoukovitch ? N’évoque-t-il pas la levée spontanée de groupes d’autodéfense pour désigner sous ce vocable trompeur les troupes russes en tenue camouflée envoyées pour patrouiller en Crimée ? La Russie n’a pas connu près d’un siècle de régime communiste totalitaire sans avoir appris un certain langage, la novlangue soviétique, et retenu certaines leçons de comportement. Communisme ou non, ces reflexes sont toujours là. On les voit déjà à l’œuvre à l’occasion de la crise en Ukraine.
C’est la raison pour laquelle les menaces de sanctions brandies, gel des avoirs des oligarques dans les banques, refus de visas pour les Etats-Unis, sont tout simplement dérisoires. La Russie ne cèdera qu’à la force ou si le prix à payer devait dépasser excessivement les enjeux.
7. Certes, sur le papier le rapport des forces en présence est de façon écrasante en faveur de l’Amérique. La Russie a conservé sous les drapeaux près d’un million d’hommes en armes assortis d’équipements obsolètes, certes, pour la plupart, mais surabondants, pour un budget de défense d’environ 61 milliard de dollars. Mais cela ne représente que le dixième de celui des Etats-Unis. Car l’Amérique, de son côté, dispose d’effectifs militaires de plus d’un million et demi de personnes pour un budget littéralement colossal : 663 milliards de dollars.
Mais le maillon faible du dispositif occidental est l’Europe. Cette dernière, entre la France, la Grande Bretagne et l’Allemagne, n’est guère en mesure d’aligner qu’entre 50 à 100 000 soldats tout au plus, en état de combattre. Cela n’est pas fait pour surprendre. Car cela fait 60 ans que les budgets militaires des membres européens de l’Alliance Atlantique, dévorés par les crédits sociaux, se réduisent d’année en année comme une peau de chagrin. L’Europe ne rêve que retraites, soins de santé ou avantages sociaux. La sécurité extérieure n’entre pas dans ses catégories mentales. Ce n’est pas avec des dispositions de ce genre que l’on gagne une guerre psychologique.
Ce n’est pas non plus avec des moyens militaires aussi étriqués que l’on peut songer à impressionner la Russie le moins du monde. Et Poutine le sait pertinemment. Le malheur veut que ses interlocuteurs européens le savent aussi. Les Etats-Unis et l’Europe peuvent donc s’attendre à une longue guerre d’usure, à laquelle ils ne sont nullement préparés, une nouvelle Guerre Froide. Ils ont de bonnes chances de la perdre. Dans l’état actuel des choses en tous cas.
Certes, l’Otan existe encore là où le Pacte de Varsovie a disparu. Mais qu’importe. Il y a belle lurette que l’Otan n’existe plus qu’à l’état de squelette dépourvu de substance, plus préoccupé d’écologie et de la protection du pollen pour le miel des abeilles que du maintien de forces opérationnelles en état d’alerte. La crise, le laisser aller, la conviction que l’état de la paix éternelle était enfin advenu sur terre, combiné à la lâcheté, à l’inertie, tout cela a fait son œuvre.
La conséquence est que, sans le soutien américain, l’Europe est totalement désarmée face à un adversaire potentiel plus de dix fois plus puissant. Les quelques pays européens qui ont conservé un appareil militaire de quelque conséquence, comme la France et l’Angleterre, l’ont épuisé sur des théâtres d’opération totalement dépourvus d’intérêt stratégique, Libye, les Iles Falkland ou l’Afghanistan.
Quant à la fameuse dissuasion nucléaire, encore faudrait-il avoir encore la force morale de s’en servir. Un de Gaulle ou une Margueritte Thatcher l’auraient fait sans troubles excessif de conscience. Mais un Cameron en fin de parcours ? Ayons la charité de ne pas nous poser la même question pour François Hollande. Il faut des âmes d’airain pour affronter sans faiblir des épisodes à hauts risques. Mais les héros se sont faits rares de nos jours.
Car, répétons-le, c’est une guerre psychologique, un conflit de volontés qui s’engagent. Et à ce jeu-là, l’Europe n’est pas la mieux armée. L’Amérique non plus, qui regarde de plus en plus vers le Pacifique et la Chine, quand ce n’est pas le Moyen-Orient. Elle ne considère plus l’Europe comme un théâtre d’opération d’importance majeure comme au temps de la Guerre Froide. Peut-être est-ce à tort. Quoiqu’il en soit, Poutine est mieux loti car il sait clairement ce qu’il veut et comment y parvenir.
Une affaire à suivre en tous cas. Car les dés n’ont pas fini encore de rouler sur la table.
(1) On songe évidemment à la Moldavie et à la Géorgie.(2) On observera non sans quelque gêne que c’est un peu le même enchainement qui a servi de justificatif à l’intervention de la France en Libye contre le régime Kadhafi. Je l’avais vivement condamnée à l’époque (voir la Lettre de l’IGP n° 14)
(3) Au besoin transportés comme c’est le cas, en bus, de nos jours en Crimée.
(4) Entendons par là sans attentats terroristes