« Les principes libéraux sont en train de voler en éclats » [2]
Par David Cayla
Cet article (Figarovox, 31.12) est long, raison pour laquelle nous l'avons publié en deux parties, hier et aujourd'hui. Mais il est capital, surtout dans ses conclusions qui démontrent le grand retour du politique, sa reprise en mains de l'économique, la fin prévisible du néolibéralisme et du multilatéralisme mondialistes. A lire dans sa totalité. LFAR
La mort du multilatéralisme
Tensions commerciales, fin du cycle de croissance américain, contexte international déprimé, division au sein de l'administration américaine sur les politiques budgétaires et monétaires… On le voit, cette fin d'année 2018 n'incite guère à l'optimisme pour 2019. Aussi, la question que se posent aujourd'hui la plupart des économistes n'est pas de savoir s'il y aura ou non une récession l'année prochaine (celle-ci semble acquise) mais si cette récession était à l’image de 2001, de courte durée, ou si elle s’accompagnerait d'un effondrement plus brutal comme ce fut le cas en 2008.
En réalité, ce ne sera certainement ni 2001, ni 2008. Ce qui se passe aux États-Unis et plus largement dans le monde relève d'une logique nouvelle et d'un profond tournant dans la gouvernance économique.
Premier bouleversement : la politique de Trump acte la mort du multilatéralisme. Cette fin touche de nombreuses organisations internationales, en premier lieu l'ONU et ses agences, dont l'Organisation internationale du travail (OIT) qui n'est plus depuis longtemps un lieu de de développement du droit social. Mais c'est surtout l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui connait la crise existentielle la plus grave. Depuis l'échec du cycle de Doha, acté en 2006, les accords commerciaux se négocient et se signent de manière bilatérale, sans l'aval de l'OMC, à l'initiative des pays riches. Des accords qui excluent presque systématiquement les pays les moins avancés. Plus grave, l'Organe de règlement des différends (ORD), chargé de résoudre les contentieux commerciaux entre pays ne fonctionne plus qu'au ralenti et pourrait définitivement cesser toute activité en décembre 2019. En effet, les États-Unis bloquent le renouvellement des juges. Alors qu'ils devraient être sept pour un fonctionnement optimal, il n'en reste plus que trois, dont deux titulaires d'un mandat qui s'achève fin 2019.
L'ORD apparaît surtout totalement dépassé par les conflits commerciaux qui ne cessent de se développer. La gestion unilatérale du commerce international par l'administration Trump crée en retour des représailles tout aussi unilatérales de la part de ses partenaires commerciaux. Impossible d'instruire judiciairement ces conflits alors qu'ils ne cessent de se multiplier. À force, les nouvelles relations commerciales à la sauce Trump menacent de rendre caduc tous les traités commerciaux multilatéraux négociés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Donald Trump n'est pourtant pas le seul responsable de l'affaiblissement du multilatéralisme économique. De fait, la manière dont les États-Unis tentent de s'accorder de nouveaux privilèges commerciaux n'est pas sans rappeler la manière dont l'administration Obama a fait plier le secret bancaire suisse en imposant aux banques du monde entier l'extraterritorialité de son droit national… ou, pour remonter plus loin encore, la manière dont Nixon mit subitement fin au système monétaire de Bretton Woods en renonçant (de manière là aussi unilatérale) à assurer la convertibilité en or du dollar.
Une reprise en main du politique sur l'économie
Le mythe d'une économie mondiale qui serait organisée autour de règles décidées en commun a vécu. La gestion contemporaine de l'économie en revient à un ordre mondial originel, bien éloigné de celui anticipé par George Bush senior en 1990. Ainsi, le nouvel ordre mondial qui émerge n'est pas celui de la règle mais celui d'un ordre fondé sur la logique des rapports de force, qui pousse chaque pays à mettre ses armes économiques au service de ses seuls intérêts. Ce passage d'une gestion par la règle à une gestion par la force suppose le retour du pouvoir politique et de sa capacité à agir de manière discrétionnaire.
Voilà qui permet de mieux comprendre les tensions actuelles entre Donal Trump et la Fed. En effet, derrière le conflit relatif au niveau des taux d'intérêt se trouve une question bien plus fondamentale : une banque centrale doit-elle être indépendante du pouvoir politique ? Lorsque vendredi 21 décembre, Bloomberg annonce que le président américain a demandé à ses conseillers s'il était possible de démettre Powell (photo) de ses fonctions, la presse américaine et la plupart des économistes ont crié à l'hérésie. Interrogé par le Washington Post, le Sénateur démocrate Mark Warner, membre de la Commission bancaire sénatoriale, a parfaitement résumé le sentiment général : « Ce que le Président ne comprend pas, c'est que la politique monétaire doit être séparée de la politique. Toute mesure prise pour démanteler l'indépendance de la Fed serait non seulement inappropriée, mais menacerait les institutions qui protègent notre État de droit.»
Mais dans un monde où les règles s'affaiblissent et où les rapports de force deviennent prédominants, ne serait-ce pas Trump qui aurait raison ? La doctrine selon laquelle la banque centrale doit être strictement indépendante du pouvoir politique repose sur l'idée qu'il faut à tout prix éviter l'interférence du politique sur l'économie. C'est une doctrine d'obédience libérale qui consiste à mettre la politique monétaire sur une sorte de pilotage automatique confié à un comité d'experts chargés de créer un cadre favorable à l'épanouissement des marchés.
Mais dans un monde où l'incertitude domine et où la gestion économique est un important levier d'action, on ne peut plus gérer la politique monétaire en s'extrayant de toute considération politique. Prenons la crise des pays émergents. Le principal problème de pays tels que l'Argentine ou la Turquie c'est que leurs entreprises ont profité des taux faibles pour emprunter en devises étrangères, notamment en dollars. La hausse des taux américains met ces entreprises en difficulté et l'effondrement de leurs monnaies les rend insolvables. Ces pays auraient donc besoin d'un dollar plus faible et d'une politique monétaire qui ne restreigne pas trop vite l'accès à la liquidité. Or, une gestion purement administrative de la politique monétaire américaine par la Fed est incapable de prendre ces questions en considération.
L'ère de la gouvernance économique illibérale
Du point de vue de Trump au contraire, les négociations commerciales difficiles dans lesquels il est plongé impliqueraient des alliés et donc une capacité à utiliser la politique monétaire comme une arme de négociation vis-à-vis de pays tiers. Hérésie économique ? Ce qui est sûr c'est que l'affaiblissement des règles et le retour de la souveraineté politique sur les marchés impliquent de reconsidérer l'ensemble des vérités établies auxquelles nous nous sommes habitués. Car c'est une véritable gouvernance économique illibérale qui est en train d'émerger aux États-Unis, mais également en Chine et en Russie.
C'est la raison pour laquelle le prochain retournement économique n'aura rien à voir avec ceux de 2001 et de 2008. Les principes libéraux qui ont tracé les grandes lignes de l'économie mondiale au cours des dernières décennies sont en train de voler en éclat. La politique qui avait été mise à distance de la sphère économique et des marchés au nom d'une gouvernance d'experts d'inspiration libérale est en train de faire son grand retour. Aussi, si une crise économique apparaît aux États-Unis en 2019 elle ne manquera pas d'ouvrir une nouvelle ère dont la gestion marquera le grand retour des politiques économiques souveraines. C'est une ère à laquelle l'Union européenne, avec son système institutionnel extrêmement rigide, figé dans l'idéologie des années 80 et 90, n'est absolument pas préparée. (FIN) ■