Caricatures du Prophète : des critiques au Canada et aux USA de la conception française de laïcité et de liberté d’expression.
Caricatures du Prophète : des critiques au Canada et aux USA de la conception française de laïcité et de liberté d'expression (peinture de Moebius)
La publication en France des caricatures du prophète de l’Islam (Mahomet) et la décapitation le 16 octobre dernier d’un professeur d’histoire qui les avaient montrées à ses élèves, ont provoqué des réactions aux Etats-Unis et au Canada qui ont choqué les Français. Les Premiers Ministres du Canada et du Québec se sont au passage divisés sur le sujet.
Rappel du contexte :
Ce n’est pas nouveau, la « liberté religieuse » est fondamentale chez les Américains et Canadiens, alors qu’en France c’est la « laïcité » qui est au cœur des constitutions républicaines. Entre les deux (si on peut dire) le Québec s’est doté l’an passé d’une « loi sur la laïcité de l’Etat » ; mais une laïcité qui ne s’installe pas sans contestation non plus dans La Belle Province (1).
Ainsi, dans les pays anglo-saxons, en général on aime procéder à des « accommodements raisonnables » afin que les minorités puissent vivre leur foi sans contrainte, mais aussi l’exprimer. Et c’est aussi parfois le cas afin de « réparer » une « discrimination ».
Rappelons que les premières colonies américaines ont été fondées par des communautés religieuses qui comptaient (et comptent toujours) y exercer leur culte librement. En conséquence, le bannissement de certains signes religieux dans l’espace public français peut toujours paraître surprenant en Amérique du Nord.
Pour que tout le monde puisse « vivre ensemble », en Amérique la norme c’est donc d’arranger (« accommoder ») et en France c’est de « limiter ». La version contemporaine de cette incompréhension n’est pas nouvelle : elle date des premiers débats français sur le port du voile à l’école en 1989.
Depuis lors, la culture antiraciste (et anti discriminations) s’est aussi accentuée aux Etats-Unis, depuis les luttes pour les droits civiques, et elle constitue une grille de lecture qui peut s’avérer fausse quand elle est transposée aux autres pays, notamment par les mouvements « woke » (2) : il n’y a pas eu par exemple de rapports dominants-dominés (esclavage) avec des « people of colour » (personnes de couleur) en France métropolitaine.
Le problème… c’est la police !
Le New-York Times s’est ainsi vu accusé par la plupart des observateurs de vouloir transposer la situation américaine (comme par exemple l’affaire George Floyd) sur ce qui s’est passé en France. En tout cas le titre du quotidien américain a choqué les Français : « La police française tire et tue un homme après une attaque mortelle au couteau dans la rue » (3). Le quotidien américain a ensuite changé son titre, qui est ainsi devenu : « La police française tue un homme qui venait de décapiter un professeur dans la rue » (4). Le sujet principal de ce deuxième titre reste donc « la police française ». Enfin, le titre a encore été corrigé une énième fois en : « Un homme décapite un professeur dans une rue en France, et est tué par la police » (5). Si la police n’est plus « le problème » de cet ultime titre, les motivations (terroriste et religieuse) du tueur ne sont pas plus mentionnées que dans les versions précédentes.
Les Français sont attentifs à ce genre de biais, car beaucoup accusent depuis plusieurs années une partie de leur extrême-gauche d’importer les concepts américains en France, et d’être (en plus) des « islamogauchistes », c’est à dire des « complices des islamistes ».
Pour être tout à fait complet avec les Etats-Unis, on notera aussi la réaction (très différente) de Donald Trump le 1er novembre à Miami : « Vous avez vu ce qui s’est passé en France. C’est parce qu’ils laissent rentrer n’importe qui« .
« La liberté d’expression… oui mais ».
Ce professeur, Samuel Paty, a été décapité en région parisienne car le terroriste lui reprochait d’avoir récemment montré aux élèves des caricatures du prophète Mahomet. C’est pour cette raison également que l’équipe du journal Charlie Hebdo avait été décimée en 2015.
Après ce dernier attentat d’octobre 2020, en France les réactions ont été immédiates et massives : des dizaines de milliers de personnes ont alors republié les « caricatures du prophète » sur les réseaux sociaux. Le président Macron et tous les élus en ont défendu le principe, et les lycées vont même à l’avenir distribuer à tous les élèves des livres contenant ces caricatures. Ce faisant, la France s’est attirée les foudres de nombreux Musulmans de part le monde, à commencer par le président turc Erdogan.
Aux Etats-Unis, si la liberté d’expression est inscrite dans la constitution, le pays est aussi l’inventeur du « politiquement correct » et fait de cette liberté un usage un peu… limité.
Alors qu’une nouvelle attaque terroriste faisait trois victimes dans une église de Nice le 29 octobre, le New-York Times précisait sa position le lendemain dans un article titré : « Le durcissement par la France de sa défense des caricatures de Mahomet pourrait conduire à un «piège» » (5). Voici l’introduction assez explicite de cet article : « Autrefois dénoncées par les dirigeants français, les images sont désormais défendues à travers le spectre politique, creusant un fossé avec les nations musulmanes et laissant de nombreux musulmans français exclus.«
Cité dans l’article, c’est le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, (Université de la Sorbonne) qui a conduit le journal à affirmer que « les caricatures ont conduit la France dans un piège ». « En fait elles sont devenues des symboles, ce qui a conduit la France dans un conflit« , dit Tavoillot, « Mais mon opinion est que ce conflit est inévitable : si la laïcité française cède sur ce point, elle va avoir à céder sur tous les autres. Si nous abandonnons les caricatures, pour un Français ça signifie que nous abandonnons la liberté d’expression, le droit de critiquer les religions« .
Le New-York Times y voit ainsi une sorte de jusqu’au-boutisme sur la liberté d’expression, mais il toutefois assez relatif en France. Le 13 juin dernier l’Assemblée Nationale française a voté la « loi Avia » afin – en théorie – de combattre (entre autres) les « propos haineux » sur les réseaux sociaux et moteurs de recherches. Ce problème-là n’est pas spécifiquement français…. mais la loi Avia a ensuite été jugée par le Conseil Constitutionnel comme portant une atteinte « disproportionnée » à la liberté d’expression en France. De même, avec le sujet qui fait aujourd’hui débat, et qui est désormais nommé « séparatisme islamiste ». Afin d’y faire face, la réponse du gouvernement français ne s’arrêtera pas à la publication de caricatures. En effet, certaines « expressions » émanant de différents courants de l’islam sont de moins en moins tolérées, par exemple celles des Frères Musulmans.
Dans une interview à Al Jazeera le 31 octobre, le président français a toutefois rassuré les Musulmans : « La France est un pays où on exerce librement sa religion ; il n’y a pas de stigmatisation« .
Il n’y pas qu’aux Etats-Unis que la presse a été critique. Fin octobre, Politico Europe a supprimé une chronique, “La laïcité, dangereuse religion française”. Son rédacteur en chef a donné pour seule motif que l’article avait été publié « à un moment inopportun ».
Le 3 novembre c’est le Financial Times (Londres) qui a publié une tribune (également retirée) qui était titrée : “La guerre de Macron contre le séparatisme islamique ne fait qu’accroître les divisions en France ».
Emmanuel Macron se plaint de la presse anglo-saxonne
M.A.J du 16 novembre : le président Emmanuel Macron a accepté un échange téléphonique avec le New-York Times durant lequel il s’est plaint que certains médias anglo-saxons aient plus critiqués la France que le terroriste. Pour lui, ces médias ne comprendraient pas « la laïcité à la française ». Le journaliste, Ben Smith, réplique dans cet article du 15 novembre que lorsque l’enseignant a été tué, Emmanuel Macron a « répondu par la répression de musulmans accusés d’extrémisme, avec une vague de perquisitions et la promesse de dissoudre certaines associations.« .
Pour Emmanuel Macron : “Notre modèle est universaliste et pas multiculturaliste (…) Dans la société, je me fiche de savoir si quelqu’un est noir, jaune, blanc, s’il est catholique ou musulman, il est d’abord citoyen”.
Ben Smith a demandé à Emmanuel Macron « si ses plaintes à l’encontre les médias américains n’étaient pas elles-mêmes un peu trumpiennes — des attaques hautement médiatisées au service d’un programme politique. » Et de commenter : « Se battre avec les médias américains est aussi un sport de longue date en France, et il peut être difficile de savoir quand un débat sur les différences culturelles est authentique et quand il vise à cacher des réalités gênantes.«
La liberté d’expression « séparatise » aussi le Canada !
La position du Premier ministre canadien Justin Trudeau sur cette affaire a aussi fait couler de l’encre : «Nous allons toujours défendre la liberté d’expression», a-t-il affirmé mais en soulignant que «la liberté d’expression n’est pas sans limites» ! «On n’a pas le droit par exemple de crier au feu dans un cinéma bondé de monde, il y a toujours des limites», a-t-il précisé. «Dans une société pluraliste, diverse et respectueuse comme la nôtre, nous nous devons d’être conscients de l’impact de nos mots, de nos gestes sur d’autres, particulièrement ces communautés et ces populations qui vivent encore énormément de discriminations.» Pour lui la parole ne doit pas «blesser de façon arbitraire et inutile». Avec sa parabole du cinéma, Justin Trudeau confond un peu volontairement la « mauvaise plaisanterie » avec la liberté d’expression, notamment celle de personnes dont c’est le métier (journalistes, élus, caricaturistes, écrivains, humoristes…).
Et sa vision de la liberté d’expression n’est pas unanimement partagée au Canada. Lundi 2 novembre, lors d’un point presse le Premier ministre du Québec, François Legault, lui a répondu de manière ferme : « Je suis vraiment totalement en désaccord avec M. Trudeau. Il faut protéger la liberté d’expression » (…) « Je suis d’accord avec Emmanuel Macron » (…) « On ne peut pas accuser des personnes qui ont fait des caricatures (…) « On ne peut pas justifier de cette façon-là de la violence ».
Le leader des Conservateurs à la Chambre, Gérard Deltell, a demandé publiquement pourquoi le Premier ministre Trudeau mettait des « conditions » à la liberté d’expression. En parallèle le chef du Bloc Québécois (indépendantiste) Yves-François Blanchet a asséné : « La formation politique que je représente se dissocie sans équivoque (…) du grave manque de courage exprimé par le Premier ministre du Canada quant à l’étendue de la liberté d’expression« .
Une sorte de « guerre mondiale de la liberté d’expression » est lancée, et il est à peu près certain qu’elle est loin d’être terminée.
NOTES :
– 1 – D’ailleurs un procès s’est ouvert ce matin même contre cette loi sur la laïcité québécoise : www.journalmetro.com/actualites/national/2559716/proces-sur-la-loi-21-une-premiere-temoin-entendue/
– 2 – « Le terme « Woke » est un terme apparu durant les années 2010 aux États-Unis, pour décrire un état d’esprit militant et combatif pour la protection des minorités et contre le racisme. » (définition de Wikipedia).
– 3 – En version originale ça donne : « French police shoot and kill man after a fatal knife attack on the street« .
– 4 – « French police fatally shoot a man who beheaded teacher on the street«
– 5 – www.nytimes.com/2020/10/30/world/europe/France-Muhammad-cartoons.html