Cette église, cathédrale ou plutôt primatiale, vous plaît ? Vous êtes sensible aux lueurs changeantes de ce petit port ? Vous riez de plaisir devant ce quai oblique où les barques légères attendent tristement ? Le rythme de la lumière et de la vie vous a obscurément intéressé et même conquis ? Les plus minutieuses descriptions littéraires ne pourraient rien ajouter à ce sentiment. Mais peut-être la curiosité qui est née vous fait-elle songer à vous demander quel est le peuple qui travaille dans cet air doré et sous ce ciel en fleur, ce qu'il a dans le cœur, ce qu'il a dans la tête, d'où il vient, ce qu'il fait, en un mot comment ce petit monde a vécu depuis qu'il est là.
Il est là depuis très longtemps. C'est un peuple pauvre de gloire, mais non d'ancienneté. Son origine a donné lieu à quelques disputes entre amateurs de chartes et producteurs de diplômes. Il paraît que les plus anciens certificats de vie de la ville de Martigues ne remontent guère au-delà du treizième siècle et d'un certain papier qui a été signé et scellé par un archevêque d'Arles entre 1200 et 1300. C'est possible. Ce n'est pas sûr. Et qu'est ce que cela prouve ? Tout ce qui est écrit a été, du moins grosso modo. Mais tout ce qui a été n'a pas été écrit.
Par exemple, l'Ordre religieux et militaire des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem fait remonter son origine à Gérard de Martigues 2, qui a été béatifié, s'il vous plaît. Ce bienheureux Gérard Tenque, né vers 1040 et que la première croisade a trouvé établi à Jérusalem, a-t-il eu l'originale fantaisie de placer son berceau dans une localité qui lui serait postérieure de deux bons siècles ? Naturellement la critique peut dire que Gérard, simple mythe solaire, n'a jamais existé ou qu'il ne s'appelait point Tenque, un chroniqueur disant Gerardus tunc, « Gérard alors » qui aura été traduit Gérard Tunc, ou Thunc, ou Tonc, ou Tenque, ce qui est bien dans l'ordre des choses mortelles 3.
Mais, si le nom de son Gérard fut sujet de telles transformations, le nom de Martigues et de son étang, Marticum stagnum, reste tout de même l'un des plus vieux de notre Provence. Il se réfère au cycle de Marius. Quand ce général démagogue passa en Gaule pour y barrer la route à la première grande invasion germanique, cent quatre ans avant Jésus-Christ, il menait dans ses camps, au dire de Plutarque, une prophétesse syrienne du nom de Marthe, revêtue d'un manteau de pourpre et mitrée à l'orientale, qui inspira une confiance invincible à ses soldats et à leur chef. Le nom de Marius remplit la contrée. La montagne de sa Victoire, que les pêcheurs appellent Dalubre (delubrum, le Temple), est la reine de l'étang de Marthe (ou de Berre). Les collines qui bordent l'étang de Caronte (stagnum currens, l'étang qui court) abritent des vallons où les débris gréco-romains affleurent sans cesse. 4
En août 1925, un jeune artiste voyageur, errant par l'île de Martigues, qui est notre quartier central, aperçut, au fond d'une remise où jouait le soleil, un chapiteau de marbre d'une rare beauté. Il supposa d'abord que cela provenait de quelque chapelle bâtie au dix-septième ou au dix-huitième siècle. En regardant mieux, il dut se rendre à l'évidence. Le chapiteau corinthien était un pur antique. On a eu la bonté de m'en faire présent. Peut-être, en le voyant de près, les critiques aboutiront-ils avec moi à cette conclusion, provisoirement énorme, qu'après tout c'est peut-être dans ces parages qu'abordèrent les premiers fugitifs phocéens.
Évidemment, la première Marseille que nous imaginons riveraine du Coenus 5 et de l'étang de Marthe aura vite et souvent changé de place. Mais tout a changé de place ici, et il faut comprendre pourquoi.
Le rivage méditerranéen est un territoire essentiellement envahi. Les premiers colonisateurs s'en doutèrent. Furent-ils Ligures ou Ibères, avant d'être Grecs ? En ce cas, ils craignaient les Phéniciens, qui craignirent les Grecs, qui craignirent les Carthaginois, qui craignirent les Romains, qui finirent par craindre les Goths, qui craignirent eux-mêmes les Normands, qui craignirent les Maures, que l'on n'a pas cessé de craindre jusque vers notre année 1830, date de la prise d'Alger par la flotte de Charles X. Mais l'Islam se réveille, et il n'est pas dit que ces craintes millénaires ne recommencent pas d'ici peu, sans avoir à changer d'objet. Dès lors, tout aussitôt, ce qui a été recommence. L'éternel exode reprend dans toutes les agglomérations où l'on ne se sent pas en nombre suffisant pour résister et pour tenir. Les habitants des petits bourgs quittent leurs maisons, ils se réfugient sur les collines où ils se fortifient et s'arrangent pour vivre tant que subsiste le péril. Dès qu'il s'éloigne, le pêcheur accourt repeupler les cabanes ou les bâtiments du rivage jugés les plus propices aux travaux de son industrie. Bref, les chartes du treizième ou quatorzième siècle, dont nos archivistes font si grand état, ne les induisent pas absolument en erreur, mais leur font appeler naissance une renaissance. Ils prennent pour la ville fondée ce qui n'est que la ville rebâtie et restituée.
Où ? Au même endroit ? Peut-être bien, à cinq ou six cents mètres près. Il n'y avait d'ailleurs pas une ville, mais trois. Elles fusionnèrent par un acte d'union que dicta le roi Charles IX et que symbolisa une bannière tricolore, où le blanc de l'Île, le rouge de Jonquières et le bleu de Ferrières se retrouvaient par parties égales. Les quartiers réunis eurent du mal à vivre en paix, l'antagonisme antique ne s'est pas éteint : « Monsieur, disait au dix-neuvième siècle un marguillier 6 de l'Île, comme un étranger le félicitait de l'érection du clocher de Jonquières, j'aimerais mieux voir mon clocher de l'Île par terre que le clocher de Jonquières debout. »
Telle est la stabilité de ces fureurs locales, dans le plus instable pays du monde et dont les aspects familiers n'ont cessé de changer à vue d'œil, bien avant que les « travaux » dont on se plaint tant aujourd'hui puissent être accusés de le déshonorer.
Chacune de nos générations aime à dire que Martigues n'est plus Martigues, pour l'avoir ouï dire à ses anciens qui l'ont toujours dit, et leurs pères, et les pères de leurs pères, dans tous les siècles. La cité provençale, que l'on baptisait un peu ridiculeusement de Petite Venise, n'aura bientôt plus que deux îlots et trois ponts. J'ai connu trois îlots, quatre ponts. Ceux qui m'ont précédé parlaient de quatre ou cinq îlots et de je ne sais plus combien de ponts fixes et de ponts-levis. Ce qu'on appelle le pittoresque a donc perdu, mais l'essentiel a-t-il bougé ? Un certain jeu de l'eau et de la lumière, une certaine dégradation du soleil dans une atmosphère de subtiles vapeurs, la courbe des rivages, le profil des hauteurs, les mouvements du sol, son harmonieuse composition ne dépendent en rien de ce que le pic et la pelle de l'homme, sa drague même si l'on veut, peuvent déplacer de sable ou de boue, et les rapports qui règlent la beauté de la terre ne sont guère liés à ce que change la vertu de notre effort.
Rassuré quant au paysage, faut-il l'être un peu moins sur la population ? Elle est sans doute composée d'alluvions très variés. Le territoire de Provence est ouvert du côté des montagnes, béant vers l'Italie et l'Espagne, l'Afrique et l'Orient. Il me souvient bien que, dans mon enfance, vers 1875, certaine famille dite des Mansourah, venue d'Égypte, paraît-il avec Bonaparte, n'était pas tout à fait assimilée. On n'en parle plus aujourd'hui. L'œuvre est faite ; les sangs sont réunis.
Voici plus singulier : vers la même époque, dans une maison qui n'avait pas changé de propriétaire depuis 1550, mon quai natal portait certains débris très nets des bandes scandinaves de Robert Guiscard, que l'on eût beaucoup étonné en leur disant leurs origines, car ils parlaient provençal, sentaient français, jugeaient à la romaine ; néanmoins, les fortes carrures, le teint blond transparent, les yeux vert glauque en disaient long sur l'antécédent séculaire. Sur le quai voisin, l'apport punique et Tyrien se manifestait par d'autres silhouettes géantes de brachycéphales très bruns. À la génération suivante, ces derniers ont perdu de leur taille et leur teint s'est éclairci, tandis que les premiers ont bruni à fond. Dans tous ces cas et beaucoup d'autres, on voit les survivances d'invasions lointaines résorbées, pour un temps, par les forces unies d'un noyau plus ancien encore, dont les caractères changent très peu. Il semblait fait pour résister en proportion du nombre des assauts endurés. 7
L'élément principal de ce fonds primitif, celui qui tient solidement au pays, est formé des pêcheurs. Ils sont là deux mille environ, actifs et paresseux, rieurs et graves, anarchistes et traditionnels, dépensiers et âpres gagneurs. Autrefois, leur corporation comprenait un grand Art et un petit Art. Le premier montait des tartanes pontées et allait travailler en Méditerranée. On raconte qu'il y a un quart de siècle environ, les pêcheurs du grand Art gagnèrent beaucoup d'argent. La mer avait été propice, le thon, le mulet et le loup avaient bien donné. Ils crurent que cela continuerait toujours. La confiance orgueilleuse les égara. Se pliant à la vieille passion séculaire qui leur fit inventer la martingale, les patrons de tartanes se mirent à jouer comme on n'avait jamais joué jusque là. En un hiver, ils eurent tout perdu et, comme on dit là-bas, ils furent « rôtis » (les Italiens, en pareil cas, ne sont que « frits »). Bateaux, agrès, tout fut perdu, vendu, bientôt dilapidé. Cet hiver vit la fin du grand Art de la pêche, qui n'est plus représenté à Martigues que par quelques couples de chalutiers appartenant à des Compagnies.
Le petit Art subsiste. Ceux qui l'exercent sur des barques non pontées, appelées en général des bettes, ne laissent pas de constituer encore la plus importante de nos pêcheries sur ce front maritime, soit que l'on considère le produit du travail, le nombre des marins que la flotte enrôle annuellement, la connaissance du métier, les coutumes anciennes. Il serait difficile de sous-estimer ce trésor.
Quelles belles prières étaient récitées avant de jeter les filets : Notre Père, donnez-nous du poisson, assez pour en donner, en manger, en vendre et nous en laisser dérober ! Le matin, lorsque le soleil se levait, le mousse enlevait son bonnet et disait gravement sur un rythme de psaume : Saint Soleil, bon lever ! Et nous autres bon jour, santé, liberté, longue vie ! Lorsque le soleil se couchait, le même mousse officiait : Bonsoir, patron et mariniers, toute la compagnie ! Que le bon Dieu conserve la barque et les gens ! Et celui qui ne dit pas « Ainsi soit-il », le cul de la bouteille lui échappe ! Dure malédiction ! Chacun, se hâtant de la détourner, criait : Amen ! Cette vieille population était donc religieuse, tous les témoignages concordent, et c'est ce qui explique son reliquat d'extrême bonhomie et tout ce qu'il comporte de loyauté, de générosité, d'amitié sociale profonde.
L'ancien régime du mariage peut le faire comprendre. S'il a un peu évolué, il n'a pas disparu. Les fiançailles se célèbrent habituellement à l'époque dite de la seconde communion. Le fiancé a treize ans et la fiancée douze ; les accords ont lieu dans les familles avec une solennité qui rappelle un peu le distique d'Aubanel 8 :
Alor, fier e sage, li paire,
An pacheja coume de rei.
Alors, fiers et sages, les pères
Ont pactisé comme des rois.
Le pacte dûment conclu, les enfants peuvent se parler. Ils se parlent longtemps. Cela tenait bien une douzaine d'années, car, vers dix-huit ans, le garçon partait pour le service, qui durait quelque quarante-quatre mois ; il avait donc vingt-deux ou vingt-trois ans à l'heure des justes noces !
La ville pose sur les eaux, elle est née du produit des eaux, mais l'ancienne marine de commerce, disparue, ne renaîtra pas. Le canal de Marseille au Rhône ne peut pas la faire renaître. Ce point du trajet est trop proche de Marseille et de Saint-Louis du Rhône pour qu'un arrêt utile y soit indiqué.
C'est en 1953 - un an après la mort de Maurras - que Michel Mourre fit paraître son excellent ouvrage, sobrement intitulé : Charles Maurras. 144 pages, au format 11/18 : il s'agit d'un "grand petit livre", pour reprendre la façon de parler de Pierre Boutang, présentant comme "un immense petit livre" L'Avenir de l'Intelligence de Maurras (ouvrage lui aussi très court).
Treize ans plus tard, Jean de Fabrègues fit à son tour paraître son excellent Charles Maurras et son Action française. Dans un article paru dans Le Monde, le 26 novembre 1971, et intitulé La doctrine de Maurras, Gilbert Comte ne s'y était pas trompé :
"Excepté deux biographies assez dissemblables, mais excellentes, écrites par Michel Mourre en 1953 et Jean de Fabrègues treize ans plus tard, les études approfondies consacrées depuis la guerre à Charles Maurras nous sont généralement venues de l'étranger, grâce aux travaux du critique américain Léon S. Roudiez, de son compatriote l'historien Eugen Weber, ou du philosophe allemand Ernst Nolte. Trop de rancunes laissées par les controverses de la IIIe République, les blessures plus graves encore de Vichy, décourageaient des recherches aussi sereines dans notre pays."
Lutte de titans, Héros... : voilà bien des mots familiers aux connaisseurs de la mythologie gréco-romaine. La Préface de Pierre Dominique est bien l'hommage qu'il méritait rendu à l'homme-Héros Maurras et une "restitution", au sens étymologique du terme, de la vérité du Martégal, de la vérité sur ce que fut l'homme et son action titanesque, entreprise à partir, en gros, de sa trentième année.
En prenant deux siècles de recul - et de hauteur - Pierre Dominique remonte aux sources lointaines du Mal contre lequel se dressa Maurras : aux années 1750 (il écrit, lui, en 1953) époque où la secte des Encyclopédistes a semé en plein Paris, dans cette France de la douceur de vivre dont parlait Talleyrand les germes et semences de cette affreuse idéologie qui allait ensanglanter non seulement la France (avec le Génocide vendéen, le premier des Temps modernes) mais toute l'Europe et se propager jusqu'aux extrémités de la terre : l'Extrême-Orient, avec les fleuves de sang des tyrannies sanglantes de Mao, Ho Chi Minh, Pol Pot...; l'Afrique, et ses féroces dictatures marxistes-léninistes...; l'Amérique, avec les horreurs d'un Castro, d'un Che Guevara, d'un prétendu "Sentier lumineux"...
Oui c'est bien une lutte titanesque contre une idéologie qui ne l'était pas moins que Maurras a livré, à partir du jour où, comme il l'a dit lui-même, il est "entré en politique comme on entre en religion"
Il annonçait, dans L'Avenir de l'Intelligence, "l'âge de fer" dans lequel nous nous trouvons. Son disciple fidèle, et commentateur zélé, Pierre Boutang, parlait, lui, de "l'âge héroïque" qui était celui qui attendait tous les Français qui lutteraient pour rétablir "l'ordre légitime et profond"...
Place au texte...
"...Voici, je crois, ce que dira l'Histoire. Au XVIIIème siècle, née pour une part de la Réforme, nourrie de nourritures anglaises et allemandes - et genevoises - une philosophie conquit la France. Cette philosophie, vivement soutenue par une Maçonnerie d'origine britannique, respectée par des rois que pénétrait dans leur Versailles un virus jusque là inconnu et qui trahirent ainsi leur mission, aboutit à la Révolution dite française et qui, de fait, avait un caractère universel.
Ce fut alors que commença le grand bouleversement. Car la Révolution ne se termina pas en 1799, elle se poursuivit, visible ou souterraine, jusqu'au premier bruit des grandes guerres planétaires qui marquent notre âge. Durant tout ce temps, les Restaurations ne furent qu'apparentes. Par deux courants, le courant proprement républicain que traduisent les trois Républiques, et le courant consulaire, figuré par les deux Napoléon, la Démocratie, parlementaire ou dictatoriale, recouvrit le siècle. La France y trouva sa juste agonie, car elle était la principale porteuse de germes, l'institutrice d'erreurs. D'où ses mille malheurs, le sang versé, les troubles, les déchirements, les invasions, jusqu'au suprême désastre et au recul décisif dans l'ordre des Nations.
Rien n'y fit d'abord, et il semblait que la décadence fût fatale parce que personne ne voyait clair. Jusqu'au jour où un Provençal que sa surdité semblait séparer des hommes et qui, peut-être, trouva dans son infirmité le silence nécessaire à la concentration d'esprit que demandait une grande oeuvre, dénonça et nomma le Mal. Sa récompense fut la persécution, l'insulte et la prison. Il s'en fallut de peu qu'on ne lui donnât la mort.
Sans doute, il n'était point seul, mais il fut le Maître et le Chef; les plus puissants de son école après lui, Bainville le reconnurent. Il se plaça en travers du courant. Il se refusa à reconnaître la pseudo-fatalité dont se gargarisaient les lâches et les sots. Il crut que la France, qui avait déterminé la tendance du monde moderne à la mort, pouvait renverser le mouvement, déterminer sa tendance à la vie. Reconquérir la France, tel fut son but...
Maurras nia donc les bases philosophiques de la Révolution : l'homme est naturellement bon, le progrès est indéfini; le paradis est sur terre. Il combattit l'individualisme romantique, romantisme et révolution étant tout un. Il s'acharna, dans tous les ordres de connaissance, à dissiper les nuées, surtout germaniques. Il opposa à l'anarchie qui qui s'étalait sur le beau corps de la Patrie la tradition française et l'ordre gréco-romain. Il s'affirma de tendance catholique, universelle si l'on préfère, et chanta la République chrétienne, ce qui lui permit de révérer et de faire révérer la Nation, habitat naturel de l'homme, et de combattre l'internationalisme créateur de ces troupeaux aveugles qui sont promis à l'abattoir. Il posa que ce qui comptait c'était l'ordre, l'arrangement, la qualité et non la quantité. Contre la volonté de puissance allemande, russe, américaine, il défendit le souci de la perfection.
Cependant, la Révolution, apaisée en France, débordait notre Patrie, renaissait toute neuve en Russie et, là-bas, comme chez nous, s'appuya sur la philosophie qui détermina 89. Maurras constata le lien étroit qui unissait les deux révolutions, l'illogisme qui amenait à se dresser contre les Soviets, les démocrates bourgeois apeurés, ces serviteurs de l'argent pour qui les oripeaux parlementaires étaient un commode paravent. Il suivit d'un oeil aigu le déroulement, en présence d'une France exsangue, désarmée, abattue, des batailles de la dernière guerre et souligna que ce conflit revenait revenait à celui de deux erreurs fondamentales, l'erreur démocratique, parlementaire ou non, représentée par les démocraties anglo-saxonnes et par la Russie des Soviets, et l'erreur hitlérienne ou totalitaire, renouvelée des deux Napoléon, et qui n'est ni plus ni moins mortelle que l'autre. Aussi l'entendit-on crier sur les toits : "La France ! La France seule !".
La mesure française ! L'ordre français ! La tradition française ! La France revenant à ses sources ! Tout l'essentiel de Maurras tient en ces formules simples et claires. Et ici, je crois retrouver le thème fondamental de Michel Mourre. Quelles sources ? Les sources chrétiennes. Car, que veut dire le christianisme quand il parle du péché originel, sinon qu'il est faux que l'homme soit naturellement bon ? Et ne sommes-nous pas obligés de souligner son refus de tenir le progrès pour indéfini, son refus d'admettre la grossière formule du Paradis sur la terre (et cet idéalisme est à définir, et suppose plusieurs définitions, mais, en tout cas, il s'oppose au matérialisme révolutionnaire et soviétique).
En ce temps-là, au bout de cinquante ans de luttes, Maurras fut vaincu (temporellement vaincu). Comment ne l'aurait-il pas été ? Il avait contre lui, au moment de son procès, les totalitaires de Moscou, les puritains anglo-saxons, les Allemands de tout poil, les "collaborateurs" de Paris pour l'heure réduits à tien et les dissidents de Londres, pour l'heure au pinacle. Toutes les anciennes valeurs étaient à bas, et partout. Toutes, sauf les valeurs chrétiennes et particulièrement catholiques, elles-mêmes cependant menacées, ébranlées, l'Église dans ce désordre, les lèvres encore scellées, attendant l'heure de parler. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que Maurras le Sourd ait, sur ses derniers moments, entendu, comme il l'a dit, "Quelqu'un" venir. Là-dessus, sans doute, le mieux est de se taire, mais il ne me déplaît pas, qu'au dernier moment, ce gréco-romain, ce catholique de la porte ait eu un mouvement d'amour pour une Rome, la seconde, si proche de la première, et qu'il avait toujours respectée.
Je ne parle ici - on m'entend - que de l'Église dans son ampleur impériale. Je sais les méfiances que Maurras avait pour l'Orient, mais je sais aussi que la démarche qui poussa quelques juifs baptisés, mais encore marqués dans leur chair par les vieux rites d'Israël et à peine dégagé des synagogues, depuis Jérusalem jusqu'à Rome en passant par Antioche, suit bien, à travers la Grèce et l'Italie, les bornes militaires romaines. Je n'oublie pas que le Christ, pour parler enfin de Lui, fut, dès le règne d'Auguste, par un concours de circonstances qu'il est permis de trouver heureux, marqué du sceau romain...
...il convenait que ce grand combat d'un héros contre un torrent d'idées, d'oeuvres et de têtes pensantes, fût rappelé par un homme appartenant à une génération dont beaucoup de membres sont morts à la tâche, parfois tout ensanglantés, ou bien ont été refoulés dans l'ombre par l'injustice de leurs contemporains et la violence des évènements.
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"GRANDS TEXTES"...
Par Stéphane Blanchonnet
Propos recueillis par Maximilien Friche
pour Mauvaise nouvelle, le 26.02.2017
Stéphane, vous êtes président du Comité directeur de l'Action française, vous êtes également reconnu au sein du mouvement comme une référence doctrinale. Ma première question vient de mon propre étonnement. L'Action française existe encore ? Plus de cent après, le mouvement qui fut la première force politique française, est encore très actif. Qu’est-ce qui fait la vitalité de ce mouvement, qu’est-ce qui fait qu’il ne meurt pas ? Comment se réactualise ses combats politiques ?
Votre question révèle un double malentendu. D'une part, l'AF si elle a été une école de pensée influente, ayant compté dans ses rangs des figures intellectuelles majeures (Bernanos, Brasillach ou Dumezil ont appartenu à l'AF, Proust, Gide ou Malraux en furent proches un moment), dotée de moyens relativement importants (comme son journal quotidien, entre 1908 et 1944), elle n'a jamais été numériquement « la première force politique » (si on la compare au Parti communiste par exemple) et, d'autre part, elle n'a jamais cessé d'exister, notamment après 1945. Elle a même été une force militante notable au moment des combats de l'Algérie française dans les années 60, ou de la résistance au gauchisme à l'université, dans les années 70. Aujourd'hui par le nombre de ses sections (plusieurs dizaines, dans la plupart des grandes villes du pays), le dynamisme de ses jeunes militants et le rayonnement de ses idées (une figure politique comme Marion Maréchal-Le Pen l'a reconnu l'an passé en répondant à notre invitation pour un colloque ; plus récemment Steve Bannon, un des proches conseillers de Donald Trump citait Maurras et sa distinction « pays réel, pays légal »), elle reste une force qui compte.
Nos combats sont les mêmes depuis l'origine : nous sommes nationalistes, c'est-à-dire que nous défendons la nation française avant tout (son identité, sa souveraineté, son rayonnement) et monarchistes (« nationalistes intégraux » dans notre vocabulaire) car nous pensons que l'ADN politique de la France est la monarchie : les constitutions depuis 1789 tirent leur force ou leur faiblesse de leur plus ou moins grande correspondance avec cette identité politique fondamentale de la France. Aujourd'hui les combats pour la civilisation et même pour la nature humaine (menacée par la théorie du genre ou le transhumanisme) viennent s'ajouter à nos combats politiques traditionnels.
L’Action française est un mouvement royaliste, vous sentez-vous néanmoins légitime d’agir dans une campagne pour la présidence de la république ? Comment cherchez-vous à agir ? En nourrissant le débat d’idées, en faisant campagne pour un candidat ? Quel serait le candidat le plus proche de l’AF ?
SB : L'AF est royaliste parce que nationaliste. Elle a d'abord été républicaine, à sa fondation. Puis Maurras a convaincu les autres membres du groupe de la nécessité de restaurer l'outil capétien pour servir l'intérêt général. Mais il est évident pour nous qu'en attendant cette restauration (à laquelle nous travaillons), nous ne sommes pas indifférents à la situation du pays, encore moins quand les périls sont extrêmes. Aujourd'hui la France doit retrouver sa souveraineté, sortir de l'UE, sortir de l'OTAN ; elle doit ressaisir et assumer son identité, notamment son identité catholique ; elle doit enfin chercher les moyens d'inverser les flux migratoires par la suppression des « pompes aspirantes » et un partenariat de développement ambitieux avec les pays sources de l'immigration. Les candidats qui ont conscience de ces nécessités et les affirment comme nous sont ceux que nous pouvons soutenir. Nous allons dans les jours qui viennent faire connaître plus précisément notre position.
Un monarque peut-il sortir de l’élection présidentielle ?
Pourquoi pas ! Nous aimons dire à la suite de Maurras : « par tous les moyens, même légaux ! » D'ailleurs, Maurras propose parmi les modèles du coup censé restaurer la monarchie, celui du 2 décembre 1851, qui vit le prince-président, Louis-Napoléon Bonaparte, renverser la Seconde République depuis son bureau de l’Élysée où il avait été porté par les urnes trois ans plus tôt !
Votre mouvement est nationaliste. La référence à cette notion républicaine de nation fait d’ailleurs sourire. N’auriez-vous pas troqué l’esprit contre-révolutionnaire, l’amour de la patrie, contre le service d’une France qui n’est plus qu’un avatar idéologique, un instrument de la Révolution (je pense, vous l’aurez compris à la critique que fit jean de Viguerie de votre mouvement dans son excellent livre Les deux patries*) ?
Le mot « natio, nationis » peut déjà signifier « peuple » en latin classique. Par ailleurs, comme le montrent tous les historiens le sentiment national en France est très ancien. Nous avons l'un des plus vieux États du monde et cet État monarchique a produit le sentiment national. Certains le font remonter à Bouvines (XIIIe siècle), d'autres à la Guerre de Cent ans (XIVe-XVe siècles). La nation n'a rien de spécifiquement républicain même s'il était très à la mode de se gargariser de ce mot entre 1789 et 1799 ! Je serais plus réservé que vous sur les thèses de Jean de Viguerie, par ailleurs estimable spécialiste du XVIIIe siècle, et plus encore sur l'utilisation qui en est faite dans certains milieux. Sur la nation, je lui préfère Marie-Madeleine Martin.
Aujourd’hui les mouvements identitaires fleurissent sur le territoire, comme symbole d’une civilisation qui refuse de mourir, d’être réduite à un sanctuaire, vous sentez-vous proches de ces mouvements ? L’AF n’a-t-elle pas un rôle fédérateur à jouer ?
Il faut distinguer le thème identitaire et la mouvance identitaire. La conjonction du déracinement (causé par la République jacobine puis par la société du spectacle et la globalisation) et de l'immigration de masse font du thème identitaire un sujet incontournable pour le nationalisme contemporain. En revanche, il n'est pas nécessaire d'appartenir à la mouvance identitaire pour le comprendre. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas entretenir avec elle de bons rapports, mais que nous connaissons aussi nos différences. L'AF défend le « politique d'abord » et n'adhère pas à l'idée d'un communautarisme blanc (c'est cela d'ailleurs « réduire la civilisation à un sanctuaire »). La nationalité française ne peut se définir seulement par la race ou, à l'inverse, par le contrat social républicain (ou l'adhésion aux Lumières). Elle est essentiellement liée à la langue, à l’État, à la civilisation catholique et à la monarchie. •
* Les deux patries
Mauvaise nouvelle
Source : https://www.actionfrancaise.net/
La complexité apparente de la notion d’empirisme organisateur est déroutante.
Cette méthode de construction doctrinale fait cependant l’originalité et la force de l’Action française comme école de pensée.
Genèse d’une méthode
Constatant la profonde division de l’esprit français au tournant des XIXe et XXe siècles, et postulant l’impossible retour de la chose publique sans doctrine, Maurras chercha une méthode pour jeter les bases de sa réflexion politique. Il emprunta l’expression d’ « empirisme organisateur » au critique littéraire Sainte-Beuve (mort en 1869) ; connu pour son absence d’esprit partisan, sa promotion du primat de l’expérience et son souci de rechercher les contradictions de tous les courants littéraires, politiques, ou philosophiques. L’empirisme organisateur se veut donc une démarche intellectuelle susceptible d’être acceptée par tous les Français, quel que soit leur parti, quelles que soient leurs croyances, ou quels que soient leurs préjugés, ainsi qu’un instrument d’une réforme intellectuelle et morale. Cette méthode se nourrit également de la pensée traditionnelle (antique et médiévale), contre-révolutionnaire et du positivisme d’Auguste Comte.
La raison et l’expérience
L’empirisme organisateur consiste à analyser le passé de manière critique, tant pour comprendre le présent que pour dégager de grandes lois de l’histoire. Comme le résume Maurras : « Notre maîtresse en politique, c’est l’expérience ». Aussi, les institutions sociales doivent être le fruit d’une sélection opérée par les siècles. L’empirisme organisateur peut donc se définir simplement comme « la mise à profit des bonheurs du passé en vue de l’avenir que tout esprit bien né souhaite à son pays ». Cette logique conduit Maurras à conclure à la monarchie.
L’empirisme organisateur implique également un principe d’ouverture consistant à accepter les observations valables d’où qu’elles proviennent, en examinant seulement leur rapport avec la réalité des faits. Enfin, d’une façon générale, il impose de ne jamais quitter la mesure rationnelle des possibles.
Conséquences et applications
L’empirisme organisateur donne au royalisme d’Action française son efficacité. Contrairement au royalisme du XIXe siècle, celui-ci ne se contente pas de la tradition (remise en cause a priori par certains courants intellectuels) non plus qu’il ne s’appuie sur la Providence ou le droit divin : il allie la tradition à la volonté. C’est ainsi que Maurras affirme que « toute tradition est critique ».
Le primat de l’expérience conduit à la critique de la démocratie parlementaire, dans laquelle le pouvoir dépend des suffrages, donc de l’opinion et de ses variations, condamnant le régime au présentisme. Maurras y dénonce d’ailleurs un « régime d’amnésie ». La monarchie au contraire, présente l’avantage de rendre l’exécutif indépendant de l’opinion et de ses passions. Enfin, du fait qu’elle pousse le souverain à inscrire son action dans la continuité de celle de ses prédécesseurs (qu’il la poursuive, l’amende ou l’interrompt), elle se trouve être elle-même un produit de l’empirisme organisateur.