Par Alexandre Devecchio
Il manquait, nous semble-t-il, une analyse de fond de la crise turque. Jean-François Colosimo la donne dans cet entretien paru sur Figarovox [18.07] : Erdogan n'a pas hésité à lancer la foule contre les tanks pour empêcher un coup d'Etat militaire dont l'échec renforce aujourd'hui encore davantage la mainmise du président turc sur un pays islamisé, mais fragile, selon Jean-François Colosimo. LFAR
Le président turc Erdogan a maté une tentative de coup d'Etat militaire. Que s'est-il passé ? Cela a-t-il un lien avec l'attentat d'Istanbul, il y a un quinzaine de jours ?
La Turquie d'Erdogan est un pays a la dérive qui voit resurgir les fantômes de son passé irrésolu, refuse de faire face à sa faille constitutive et pratique la fuite en avant quant à son ancrage définitif entre l'Europe sécularisée et l'Orient islamisé. Trois mesures de temps sont nécessaires pour appréhender ce coup d'état avorté. Le premier, de long terme, tient à l'affrontement constant sous l'Empire ottoman entre le sabre et le turban, l'armée et le clergé, dont la fin des janissaires est exemplaire: cette puissante élite militaire et administative issue de chrétiens convertis de force et demeurée religieusement minoritaire puisque liée aux Bektachis, Alévis et autres confréries soufies, est exterminée en 1826 à l'occasion d'un déchaînement populaire fomenté par le Sultan Mahmoud II au nom de Mahomet et relayé par les oulémas sunnites ; déjà il s'agit d'éradiquer un “État dans l'État ” jugé de surcroît hétérodoxe. Second moment, de moyen terme, le mouvement se reproduit tout en s'inversant avec les Jeunes-Turcs puis Mustapha Kemal et les chefs militaires de la guerre de révolution nationale qui, au nom cette fois de la laïcité, briment l'islam institutionnel non sans précisément tolérer les Bektachis pour des raisons de convergence idéologique quant à l'impératif de la modernisation: l'armée, qui se veut garante de ce républicanisme émancipateur, interrompt ce qu'elle conçoit comme des “dérives démocratiques” en 1960, 1971 et 1980 en instaurant la dictature et en considérant le putsch comme un moindre mal au regard de forces considérées là encore comme centrifuges et destructrices d'une impossible unité hors la violence étatique. Le troisième moment, auquel nous assistons, relève d'une sorte de volonté de synthèse en forme d'impasse. Au nom du califat, cette expression suprême et politico-religieuse du sunnisme orthodoxe qui serait hypothétiquement restauré en sa propre personne dès lors qu'il réussirait à imposer une présidence dotée des pleins pouvoirs, Erdogan se bat sur les deux fronts: d'un côté, ce qu'il reste de l'armée kémaliste, laïciste et anti-religieuse ; d'autre part, la puissante confrérie de Fettulah Gulen issue du mouvement religieux et revivaliste nordjou, lequel ambitionne d'unir fondamentalisme et modernisme à travers le maillage de la société et la pénétration de l'appareil d'État (Éducation, Justice, Police, Armée, etc.). Les gulenistes ont été décisifs comme levier dans la conquête du pouvoir menée par Ergogan à la tête de l'AKP, le parti “islamo-conservateur”. Mais l'alliance est rompue depuis 2013 et la dénonciation par Gulen, qui vit aux États Unis, de la corruption organisée par les cercles gouvernementaux et plus encore par les proches et parents de l'actuel président. Erdogan, qui avait jusque là mené une traque sourde à l'encontre des kémalistes a alors systématisé la chasse aux gulenistes. Il veut incarner à la fois le sabre et le turban, quitte à devoir lutter contre ceux qui traditionnellement les représentent. Que les mutins appartiennent à l'une ou l'autre tendance importe peu au regard de la logique de purge qui préside à l'ensemble de sa quête autocratique. Or c'est par cette logique, jusqu'ici réversible, désormais totale, que la Turquie n'a cessé de se survivre afin d'échapper à son vide fondateur ainsi qu'à sa construction artificielle reposant sur l' élimination des minorités et des dissidences, ou plus largement de toute différence, au profit d'une identité imaginaire. Ainsi, plus Ergogan entend fusionner les pouvoirs, plus menace l'implosion dont ce putsch n'est jamais que l'un des nombreux signes.
Le gouvernement « islamo-conservateur » semblait être réconcilié avec l'armée ? Comment expliquez-vous ce revirement ? Lors des précédents putschs en Turquie, l'armée était unie. Est-ce toujours le cas aujourd'hui ?
En recourant dans un premier temps , afin d'asseoir sa conquête du pouvoir, à un processus de démocratisation qui faisait la part belle aux autres communautés brimées par le kémalisme - et ce, pour d'autant mieux instituer le retour sinon inassimilable de l'islam politique -, Erdogan a neutralisé le rôle traditionnel de l'armée comme gardienne d'un républicanisme intransigeant.
S'en est ensuivie une période de surveillance mutuelle où chaque camp guettait la faute de son rival. Erdogan a su cependant absorber l'hostilité des militaires d'une part en la neutralisant par le maintien d'Ankara dans l'OTAN, d'autre part en la détournant au profit de son projet diplomatique de puissance régionale, d'inspiration néo-ottomane, qui aurait vu les Turcs recouvrer leur hégémonie perdue, depuis la dislocation de l'Empire, sur le Proche-Orient. Parallèlement, il a mené à l'intérieur une guerre secrète pour décapiter l'armée de sa direction idéologique, instrumentalisant à cette fin les autorités parlementaires, policières ou judiciaires: l'affaire Ergenekon conclue par le procès - fleuve du même nom entre 2007 et 2009, censée mettre à bas un complot laïciste mené par des officiers félon, a marqué de ce point de vue un tournant. Les observateurs abusés ont voulu considérer qu'il y allait d'un combat inévitable, au prix d'une purge certes brutale mais juste, contre « l'Etat profond », cette nébuleuse rassemblant hauts gradés, maîtres espions, ultra-droitiers, affairistes et maffieux, qui est le coeur traditionnel du pouvoir turc. En fait, par une telle mesure d'intimidation, en frappant seulement le noyau dur de ses adversaires, Erdogan s'est acquis le ralliement définitif de « l'Etat profond », plus soucieux de préserver ses intérêts immédiats que de s'opposer à l'islamisation croissante de la société. Cette construction de rassurance n'a pas résisté à l'épreuve du réel: le néo-ottomanisme s'est défait ; la corruption s'est multipliée ; les Alévis se sont révoltés ; les gulénistes se sont opposés ; la complicité objective avec Da'ech s'est retournée ; la question Kurde s'est réveillée... C'est un Erdogan s'excusant auprès de Poutine, ayant échoué en Irak et Syrie, renouant avec Israël, tributaire des scandales frappant sa famille, obligé de purger son propre parti, impuissant face aux attentats, rouvrant la guerre civile dans le Sud-Est, qui a eu à faire face à une armée à nouveau rebelle, mais devenue elle-même, signe d'une détérioration plus profonde des équilibres anciens, incapable de réussir son putsch.
Pourquoi l'armée a-t-elle tirée sur la foule ? Comment expliquez-vous cette erreur stratégique ?
C'est la fonction même du mythe moderne de la révolution nationale que de faire de l'armée, qui a gagné l'Indépendance au prix du sang et qui est l'ultime garante de l'unité du peuple, une avant-garde absolue, hors du droit commun et fondée en ce sens à lutter contre l'ennemi intérieur aussi bien qu'extérieur.
Erdogan est, lui, un postmoderne, sachant allier avancée fondamentaliste et revendication démocratique, n'hésitant pas à jeter les foules contre les tanks pour s'assurer d'un plébiscite victimaire. En réduisant hâtivement la légitimité du pouvoir exécutif à la légalité de la représentation électorale, Washington, Berlin et Paris ont ainsi confirmé un apprenti-dictateur dans la conscience que sa stratégie du loup dans la bergerie est gagnante.
Erdogan est-il renforcé par ce coup d'Etat ? Son projet de système présidentiel fort a-t-il une chance d'aboutir? A l'inverse, l'armée peut-elle encore jouer le rôle de contre-pouvoir ?
Tout comme il n'a cessé récemment de chercher un répit sur la scène internationale en se reniant, Erdogan a obtenu un sursis qui ne lui était pas acquis avant cet ersatz de mutinerie. Pour gagner, l'armée devait obtenir le consentement des classes éclairées, de l'opposition de gauche et de la mouvance kurde, lesquelles ne pouvaient que le lui refuser de par le fait qu'elles avaient été les grandes perdantes des précédentes dictatures militaires. Significativement, les partis kémaliste et kurde se sont immédiatement déclarés loyalistes au regard du gouvernement en place.
La prime ainsi accordée à Erdogan, auto-couronné homme providentiel de la liberté, est indéniable. Elle ne peut qu'accélérer sa course au pouvoir autoritaire qu'il entend instaurer depuis son arrivée aux affaires. Mais là encore pèse la responsabilité des Occidentaux qui ont accepté, de leur côté, qu'il joue au maître-chanteur sur la question des migrants et devienne ainsi un interlocuteur incontournable. L'armée, à nouveau purgée, ne saurait plus être un contre-pouvoir. L'autoritarisme illimité qui pointe devrait conduire à des formes redoublées de résistance violentes et insurrectionnelles, voire terroristes, kurdes ou islamistes, sur fond de graves instabilité sociale.
Plus largement, est-ce le triomphe de l'islam politique ? Le «modèle turc» est-il exportable ?
C'est bien parce que, à la suite de Byzance, la Turquie est un Orient/Occident que nous sommes illusionnés sur la réussite de son «islam politique». Celui-ci a été précisément contre-balancé jusqu'ici par une nette européanisation des moeurs et des intelligences, d'ailleurs antérieure au kémalisme qui en a freiné les pires excès et la pente para-totalitaire. Le temps allant, ce modèle mixte est en train de s'éroder sous l'effet d'une lente mais sûre raréfaction des forces vitales et contestataires de la société civile, dont les intellectuels exilés et les journalistes embastillés. Paradoxalement, en réprimant ce psychodrame de putsch, la Turquie a fait un pas de plus vers la dictature. Et vers l'isolement. Toujours plus étrangère au Vieux Continent, elle ne saurait exporter son modèle à ses limes arabes, historiquement réfractaires à l'emprise turque, culturellement moins enclines à l'hybridation et d'ores et déjà sujettes à des modèles autrement plus radicaux - donc jugés sur place, en vertu de ce renversement de perspectives propre au fondamentalisme, plus « avancé s».
Quelles sont les conséquences pour l'Europe ? La victoire des militaires laïques aurait-elle été préférable ?
Soumises à la politique gribouille de Merkel, prise entre angélisme moral, souci démographique et calcul politicien, Bruxelles a remis les clés de l'Europe à Erdogan: acquitter son racket sur les migrants est un leurre car, la levée des visas aidant, il lui suffira de les naturaliser massivement pour qu'ils accèdent à une libre circulation qu'il était présumé limiter. Il y a tout lieu également, de s'inquiéter de la solidité future de l'OTAN si l'alliance dite « atlantique » devait compter dans ses rangs une armée turque dorénavant islamisée à rebours de sa tradition première. Mais il y a plus grave: c'est démoraliser les élites qui, contre l'islamisme, font le choix de l'universel que de les trahir en donnant un brevet renouvelé de démocratie à Erdogan. Il semble que ni Obama, ni Hollande n'aient retiré un quelconque enseignement de leurs erreurs récentes sur l'Égypte ou présentes sur l'Arabie Saoudite. Notre attentisme est criminel: au lieu de résoudre le chaos croissant là-bas, il en sème des prodromes ici. Dans tous les cas, ce sont les peuples qui, partout, paient la note de cet aveuglement volontaire. •
Jean-François Colosimo est écrivain et essayiste. Président du Centre national du livre de 2010 à 2013, il dirige désormais les éditions du Cerf. Son dernier livre, Les Hommes en trop, la malédiction des chrétiens d'Orient, est paru en septembre 2014 aux éditions Fayard. Il a également publié chez Fayard Dieu est américain en 2006 et L'Apocalypse russe en 2008.
Entretien par Alexandre Devecchio
Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Twitter : @AlexDevecchio