PAR CHRISTIAN FRANCHET D’ESPEREY
Il y a un an – c’était le 6 décembre 2014 – se tenait, salle Rossini à Paris, le premier colloque du Cercle Vauban. « Vauban I » en quelque sorte… comme on dirait d’un concile ! À ses trois cents participants, il a laissé un souvenir marquant. Son programme s’était donné un air de slogan : « Pour un nouveau régime ». Mais, précédant cet appel au changement de système, et au fil d’une suite serrée d’interventions, on put y assister à une rigoureuse démonstration : non seulement la France était en voie de décomposition, « en lambeaux », mais elle était politiquement dans une impasse, le régime se révélant incapable de remettre en cause ses propres bases. Pas d’autre issue, donc, qu’un bouleversement politique radical.
Un an plus tard, diagnostic et remède – s’en étonnera-t-on ? – n’ont pas pris une ride. Et leur évidence ne fait pas un pli… C’est pourquoi le Cercle Vauban a décidé de pérenniser sur le papier ce moment privilégié de vérité politique qu’a été son premier colloque en demandant à la Nouvelle Revue universelle de lui consacrer un numéro entier.
Les Actes de « Vauban I » : un instrument de travail et un message particulier à transmettre.
En publiant les Actes de « Vauban I », le Cercle Vauban n’entend évidemment pas s’accorder un brevet d’autosatisfaction. Son intention est de proposer un instrument de travail qui explicite où se situe l’axe central de sa réflexion. Dans l’ensemble de notre paysage politique et culturel, les objectifs qu’il s’est fixé présentent en effet, un caractère tout à fait spécifique. Sans du tout contredire les diverses et souvent superbes initiatives prises ailleurs – mouvements, associations et lieux de réflexion ou de formation animés par le même esprit de révolte, surtout depuis le succès de la Manif pour tous –, le Cercle Vauban est convaincu d’avoir un message particulier à transmettre.
Il vise tous ceux pour qui l’amour de la France est d’abord un sentiment inné, spontané, sorti du cœur, mais aussi une perception raisonnée, fondée sur l’héritage reçu, l’éducation, l’expérience et la culture. De son histoire millénaire, la France a, Dieu soit loué, hérité des reins solides. Il en fallait pour résister à des gouvernements qui, depuis des décennies, suscitent un esprit de guerre civile permanente allant jusqu’aux guerres de religion déclenchées par un laïcisme fanatique ; qui, de 1870 à 1940, ont en moins de 70 ans provoqué trois invasions de la France ; qui, en Algérie, ont engagé une guerre gagnée militairement et perdue politiquement ; qui ont sacrifié l’indépendance et la prospérité nationales à des chimères pseudo-européennes et mondialiseuses ; qui ont laissé s’installer sur le territoire des populations entières dans des conditions suicidaires avec les conséquences dramatiques que l’on connaît aujourd’hui ; qui, enfin, à bout d’idées nocives, en viennent à vouloir liquider, en toute inconscience, les fondements même de notre culture et de notre civilisation.
Avec l’offensive contre l’institution conjugale, par cette trop fameuse loi Taubira issue d’un lobby au pouvoir d’influence inversement proportionnel à son importance numérique, la spirale du déclin paraissait en effet sans appel. Pour beaucoup, la France semblait en voie de dissolution inéluctable. Penser la disparition de la France, disait Bainville, serait impie, mais pas absurde. Nous y étions…
C’est alors qu’a surgi le Printemps 2013 ! Divine surprise, printemps de grâce, jaillissement inespéré d’un renouveau, la France de toujours descendait dans la rue pour crier son refus de mourir. Ces foules joyeuses, familiales, détendues, ces jeunes de tous âges, sans haine mais déterminés, ont révélé à la face du monde que la France pouvait encore se tenir debout, crier sa révolte et son indignation. Révolte vraie, authentique indignation qui ne devaient rien aux boursouflures d’un système médiatique aligné, aseptisé, robotisé.
La déception qui suivit fut cruelle. La loi scélérate, dénoncée et rejetée par le déferlement populaire, aurait dû être révisée, ou retirée, comme Mitterrand l’avait fait pour l’école en 1984. On sait qu’il n’en a rien été. S’arc-boutant sur deux piliers qu’il contrôlait l’un et l’autre, la force policière et l’institution parlementaire, le pouvoir est passé en force. Assumant cyniquement l’image d’un nouveau totalitarisme.
Réforme des institutions et réforme intellectuelle et morale vont de pair
Tout ceci, direz-vous, est bien connu. Oui. Mais ce rappel est l’occasion de discerner ce que le caractère extrême de la situation de 2013 a ouvertement révélé. Est apparue d’une manière éclatante cette réalité demeurée, en général, latente : sous couvert d’une alternance droite/gauche d’apparence, un pouvoir qui sacrifie délibérément le bien commun aux intérêts particuliers qu’il sert peut parvenir à rester indéfiniment aux commandes. Et donc à assurer indéfiniment le blocage de toute réforme profonde, qu’elle concerne la famille, l’enseignement, la monnaie, la politique européenne, la défense ou les problèmes sociétaux. Pour assurer la continuité de ce monopole et de cette capacité de blocage, le pouvoir doit systématiquement empêcher toute remise en cause des institutions qui en garantissent le maintien. Tous ses efforts et toute son habileté consistent à préserver le système institutionnel de tout risque de transformation en profondeur qui ouvrirait la porte à l’indispensable réforme intellectuelle et morale.
C’est ce goulot d’étranglement sur la voie de notre salut, pas toujours clairement perçu, que le Cercle Vauban entend mettre en pleine lumière.
Que l’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas du tout de renoncer à rappeler la nécessité d’une réforme intellectuelle et morale. Les racines de la société française, aujourd’hui négligées, oubliées ou bafouées, la fonction des corps intermédiaires et le respect du principe de subsidiarité, le rôle du spirituel et de la religion dans notre équilibre politique, économique et social ou encore la place centrale du bien commun dans notre vie collective, ne quittent pas un instant le champ de nos préoccupations.
En réalité, réforme des institutions et réforme intellectuelle et morale sont indissolublement liées. Mais l’une doit-elle passer avant l’autre ? Éternelle question de l’œuf et de la poule. Dans l’univers marxiste, Gramsci l’avait tranchée en privilégiant la conquête des esprits, la prise de pouvoir culturelle, sans d’ailleurs parvenir à prouver une plus grande efficacité de sa méthode pour faire la révolution.
Certains de nos amis se demandent s’il n’y a pas du bon grain à y prendre pour servir notre propre cause. Ils ont sûrement raison d’y réfléchir, la question est importante. Le Cercle Vauban, pour sa part, est convaincu que de reconnaître la priorité pratique conférée au combat institutionnel n’obère en rien l’indispensable retournement de l’esprit public dans le sens du droit naturel et du souci primordial du bien commun : le « politique d’abord » n’a jamais rien signifié d’autre et, par la diversité de ses travaux, le Cercle Vauban prouve qu’il est le dernier à l’oublier.
Mais en France, dans les conditions présentes, l’expérience montre que c’est par la voie politico-institutionnelle que le mal – le mal français dénoncé dans la conclusion du colloque – s’est imposé. Et c’est par la même voie qu’il perpétue son emprise. Notre tâche est de le faire comprendre, et de le dénoncer, avec tous les moyens que nous sommes en mesure de mobiliser.
« Être (ou ne pas être) républicains »
En pleine Révolution, découvrant la « république », les Français ont pu croire à un avenir limpide, le principe de base du « nouveau régime » semblant transparent : tout le pouvoir au peuple. C’est-à-dire à nous tous. À nous tous ? Est-ce à dire à chacun de nous ? Difficile question, inauguratrice d’une réflexion sans fin ni fond sur la nature de la démocratie. On y tombe sur des apories comme celle-ci : si le peuple choisit la dictature, la situation est-elle démocratique ? Aporie, certes, mais devenue une effrayante réalité : elle a mis le feu au XXe siècle, celui des camps de la mort et du goulag.
D’ailleurs, on l’a souvent noté, quand on parle de l’Ancien Régime, on sait ce que c’est, mais on serait bien en peine de dire ce qu’est le « nouveau régime ». Depuis plus de deux cents ans, la France est à sa recherche. Dans une vieille chanson de notre folklore, la « femme du roulier » – les plus jeunes la découvriront sans peine sur Internet –, l’héroïne « cherche son mari de taverne en taverne, avec une lanterne »… Ainsi la République va-t-elle, les droits de l’homme à la main, à la recherche de la formule la mieux adaptée à ses « valeurs » du moment. Ses changements de numéro, IIIe, IVe, Ve, liés aux vicissitudes de l’histoire, ne traduisent aucune réalité de fond. On a vu, sous le même numéro, les situations les plus opposées : par temps d’orages (Clemenceau en 1917, de Gaulle en 1961), le rêve démocratique suspend son vol, le temps de sauver la République… Aujourd’hui, avec le quinquennat, nous sommes dans une VIe République de fait qui n’a jamais osé dire son nom. Et ceux qui réclament ouvertement une VIe République ne veulent rien d’autre qu’un retour à la IVe… D’ailleurs, à toutes les époques de turbulences et de violences latentes, les constitutions ont été soumises à des sollicitations plus ou moins brutales, voire à des viols répétitifs. Et même… en réunion. C’est Jacques Perret qui qualifiait la constitution de la Ve de marie couche-toi là !
Aujourd’hui, rien n’est plus banal que de modifier la Constitution. À la manière des poupées Barbie, on peut l’habiller au gré des utilités ou des toquades du moment. Des deux procédures prévues, la plus « démocratique » – la voie référendaire – est tombée en désuétude car suspectée de servir la cause « populiste ». On disait naguère de Giscard d’Estaing : son problème, c’est le peuple. Cela concerne maintenant tous les politiciens de l’oligarchie dominante. Leur problème, c’est le peuple… donc, exit le référendum.
Heureusement, il reste une autre procédure, celle qui permet de rester entre soi : la réunion de l’Assemblée nationale et du Sénat en Congrès. Il suffit de parvenir à y réunir une majorité. Les sujets les moins propres à figurer dans une charte institutionnelle, pour peu qu’ils correspondent aux dernières lubies des lobbys, peuvent dès lors devenir prétexte à révision.
La constitution se voit donc désacralisée au moment où s’impose une nouvelle sacralisation, celle des « valeurs de la République » et des nouveaux fétiches sociaux ou sociétaux comme la non-discrimination ou le droit à disposer de son corps. Une nouvelle sacralisation, soit dit en passant, parfaitement discriminatrice à l’égard de certains droits comme le droit à la vie, mais ceci est une autre histoire. Il demeure que la sacralisation du pouvoir, en France, a toujours eu pour objet de préserver l’intégrité de l’autorité mise au service du bien commun. C’est précisément cela que l’on désacralise aujourd’hui.
On ne doit cependant pas se dissimuler cette réalité de fait : aussi discréditées qu’elles soient, ces institutions demeurent un efficace instrument entre les mains de ceux dont l’intérêt est de bloquer tout espoir de les réformer en profondeur. Par une obscure conscience de se voir condamné par ses propres contradictions, le système a de lui-même organisé son caractère inamendable.
L’objectif de fond, essentiel, unique, est de conserver aux partis leur mainmise sur la vie politique. Mainmise sur les élections à tous les niveaux : les Français sont contraints à choisir leurs représentants locaux, régionaux ou nationaux selon des critères essentiellement partisans – et l’élection présidentielle elle-même n’a pas échappé longtemps à cette calamité. C’est là le point essentiel sur lequel nous devons porter le fer.
Le colloque Pour un nouveau régime : un essai de démonstration
Le colloque Pour un nouveau régime n’a pas été, on l’a compris, de ces colloques universitaires où chaque intervenant est essentiellement attaché à développer ses idées personnelles sur le sujet de sa spécialité, ou à faire la promotion – sûrement justifiée ! – de son dernier livre.
Ici, au contraire, les interventions successives se sont enchaînées selon une logique rigoureuse et bien perçue par tous, dans le but d’en dégager une irrécusable démonstration.Le fil en est clair : la France est « en lambeaux », l’évocation de quelques grands sujets suffit à en apporter la preuve ; on ne sortira pas de cette situation en se bornant à vouloir régler chaque problème isolément : il faut une politique d’ensemble, et donc un gouvernement qui se mette au service exclusif du bien commun, ce qui implique un changement radical de régime politique. La première partie a déroulé d’une manière rigoureusement démonstrative l’ardente nécessité d’un changement de régime. Et la seconde a exposé les quelques principes de base nécessaires au développement durable d’un nouveau régime.
Telle a été la démarche collective de nos intervenants. Ce qui ne signifie pas qu’ils aient fait abstraction de leur personnalité, il eût été difficile d’attendre cela d’eux. Chacun a donné sa propre vision du sujet qui lui était proposé – mais, on le constatera, loin de nuire à la force de la démonstration, cette diversité a contribué à l’enrichir.
Les huit intervenants du colloque Pour un nouveau régime
Il est temps, maintenant de laisser la place aux Actes du Colloque Vauban I. C’est-à-dire de laisser s’exprimer nos huit intervenants : par ordre d’entrée en scène, Frédéric Rouvillois, Jacques Trémolet de Villers, François Reloujac, Fabrice Hadjadj, Jean-Baptiste Donnier, Marie-Pauline Deswarte, Pierre Chalvidan et Axel Tisserand.
Grâce à eux, de simple petit groupe de réflexion qu’il était au départ, voilà le Cercle Vauban devenu force de proposition, et appelé à toucher un large public. Ainsi ce colloque a-t-il été, pour le Cercle, un évènement fondateur. Il reviendra à Hilaire de Crémiers d’en tirer les conclusions en évoquant le « mal français » et son remède. •
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