L'envoi de décembre du Réseau Regain* nous a apporté deux excellents articles de Danièle Masson à propos du Suicide français. Le premier d'entre eux - déjà publié ici-même** jeudi dernier 4 décembre - traite de Zemmour face à la doxa et aux médias. Et voici le second qui analyse le livre lui-même. Nous ne disons pas qu'il s'agit d'un ouvrage indépassable mais qu'il porte, par delà Gauche et Droite, une très forte et très globale critique du Système en tant que tel et la fait connaître - et / ou partager - à des centaines de milliers de Français. Nous ne saurions nous en désintéresser ou ne pas nous en féliciter. Pour le reste, nous recommandons de suivre les publications du Réseau Regain, où sont traités bien d'autres sujets. ♦ Lafautearousseau
Zemmour ouvre son livre sur « la France, homme malade de l’Europe », et l’achève par l’issue fatale : « la France se meurt, la France est morte ». Il est pourtant tonique, ce livre. Peut-être parce que, quand on est venu à bout de ces 527 pages de réflexion foisonnante qui, pour raconter « les quarante Piteuses », se nourrit de tout, cinéma, séries télévisées, chansons, foot, avec des embardées volontaires dans l’histoire et dans l’actualité, on saisit avec lui, grâce à lui, le fil rouge, le fil d’Ariane qui relie des événements que nous avons vécus éclatés, sans toujours en comprendre la cohérence.
Et cette compréhension est le choc qui provoque le sursaut. Zemmour n’est pas de ceux qui déplorent les effets, dont ils chérissent les causes. Posant un diagnostic, il remonte aux causes, et passe à d’autres le relais, leur donnant les armes du redressement et de la renaissance.
La mort du père
L’avant-dernière page concentre le diagnostic : « Nous avons aboli les frontières, nous avons renoncé à notre souveraineté, nos élites politiques ont interdit à l’Europe de se référer à ses racines chrétiennes. Cette triple apostasie a détruit le pacte millénaire de la France avec son histoire ».
C’est donc avec elle qu’il faut renouer. Il n’est pas indifférent qu’il dédie son livre à son père, qu’il ait choisi pour son premier chapitre le mot d’un révolutionnaire : « l’histoire n’est pas notre code », et pour son dernier un verset d’Ezéchiel : « Les pères ont mangé des raisins trop verts, les dents des enfants ont été agacées ».
Zemmour n’est pas essentiellement polémiste, il est historien et quand l’histoire prend des allures apocalyptiques, il use du vocabulaire théologique : l’apostasie n’est pas un simple reniement, mais l’abandon public d’une religion inhérente à un être ou une nation, au profit d’une autre.
On peut s’étonner, et se scandaliser, qu’il ouvre son livre sur « la mort du père de la nation » c’est-à-dire, pour lui, la mort de De Gaulle, et qu’il écrive avec Philippe Muray, « De Gaulle a été le dernier père, et après lui viendrait le temps des papas-poussettes ». De Gaulle parjure ? Zemmour justifie le nécessaire machiavélisme du prince. Pour lui «De Gaulle était émule de Machiavel et de Richelieu : il ne connaissait que les rapports entre États, les souverainetés nationales et la Realpolitik. Il ignorait les régimes et ne faisait pas de morale au nom des droits de l’homme ».
Provocateur sans doute, mais cette provocation-là ne lui sera pas reprochée par les médias, il écrit : « De Gaulle est un enfant de Maurras […] héritier des maurrassiens anticolonisateurs du XIXe siècle qui n’ont jamais cru aux mythes émancipateurs de la gauche colonisatrice ». Sa volonté d’indépendance le poussa à quitter l'OTAN, à se libérer du « protectorat américain » et « à se lancer dans une politique d’alliances tous azimuts, avec l'URSS, l'Europe de l'Est (Roumanie), jusqu'en Amérique du Sud (« Mexicanos con francos mano en la mano ») ou en Amérique du Nord (« Vive le Québec libre»). Ce fut le sommet de la volonté gaullienne d’indépendance nationale. » Zemmour y voit une mise en œuvre tardive de la « France seule » chère à Charles Maurras, qui n'eut guère de lendemain.
Je sais bien que certains lecteurs arrêteront là leur lecture. Mais cet aspect de sa pensée est si essentiel qu’on ne peut l’occulter. Quand il cite De Gaulle: « Il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin le droit », c’est pour illustrer ce renversement, cette « pyramide retournée – d’abord le droit, ensuite l‘État, enfin la France », que constitua, en 1971 et 1974, « la révolution des juges», qui soumit toute loi nouvelle au bon vouloir du Conseil Constitutionnel : « la politique était saisie par le droit qui ne la lâcherait plus ».
A ce renversement contribua, en 1972, la loi Pleven qui, en élargissant démesurément la notion de « discrimination », supprima la liberté d’expression, et dont la descendance se retrouve dans les lois Gayssot, Taubira, Perben : « la loi donne au juge le droit et le devoir de sonder les cœurs et les âmes, de faire l’archéologie des pensées et des arrière-pensées ». À l’époque d’une immigration maghrébine massive, la loi Pleven annonçait « la dissolution programmée de la nation dans un magma planétaire ».
Dessaisissement du politique
Les traités européens, de 1992 à 2007, ont accéléré ce dessaisissement par l’État du politique : « La construction européenne s’éleva comme un mur entre une représentation sans pouvoir (les gouvernements des États) et un pouvoir sans représentation (les technocrates, les juges et les lobbies à Bruxelles) ». Cette désappropriation, Zemmour la traque dans les mots : « gouvernance », empruntée au vocabulaire des entreprises, est préférée à « gouvernement », « responsabilités » à « pouvoir ». Il illustre son propos par les priorités de Chirac en 2002: « la lutte contre le cancer, l’insécurité routière et l’insertion des handicapés : des objectifs dignes d’un président de Conseil général ».
Les vrais gouvernants ne sont plus les chefs d’État : « le commissaire, le juge et le banquier revêtirent la pourpre des cardinaux ».
Zemmour, amoureux de la France qu’il a reçue comme un don plus que comme un héritage – il est juif berbère – constate qu’elle n’est plus maîtresse d’elle-même. La liberté totale, à l’intérieur de l’Union européenne, des mouvements de capitaux, de marchandises et d’hommes signe l’effacement de la France : « Américanisation et libéralisation sont les deux mamelles du monde qui s’annonce. L’Europe en est le cheval de Troie ». Chaque étape de la « construction européenne » entraîne la suivante en un engrenage infernal : du marché commun au marché unique, à la monnaie unique, aux règles budgétaires communes.
Mais, remarque Zemmour, les idéologues catholiques libre-échangistes, avec à leur tête Jacques Delors, qui avaient « rêvé d’un monde débarrassé du politique », « porteur de paix et de justice », n’imaginaient pas que le libéralisme économique pouvait être associé à la tyrannie politique. Or, l’exemple de la Chine communiste illustre « cette alliance inédite… d’une efficacité redoutable, à la grande joie des multinationales occidentales qui exploitent sans vergogne les millions d’esclaves mis à leur disposition ».
De la haine de soi à l’islamisation
Du libéralisme qui implique dessaisissement de l’État découlent, selon Zemmour, la féminisation de la société, l’islamisation, l’assistanat. Mais alors que la Grande Bretagne et l’Allemagne avaient compensé les effets nocifs du libéralisme par un nationalisme sans honte, « la France est le seul pays au monde à cumuler des systèmes sociaux aux philosophies différentes : assurance sociale bismarckienne, étatisme beveridgien, assistanat libéral. Les couches s’accumulent épaisses, étouffantes, financées à coup d’endettement public ».
A quoi s’ajoute l’autoflagellation française. Zemmour cite Christopher Soames, ancien vice-président britannique de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale il faut toujours mettre un Français, car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays ». D’où le choix de Moscovici ?
La France affaiblie, non gouvernée, ingouvernable, à laquelle « nos dirigeants devenus des prêtres » ont promis l’Europe « comme un Graal qui se gagne par d’innombrables sacrifices », devient terre d’élection pour un islam qui colonise son ancien colonisateur, au point que Zemmour évoque « la naissance balbutiante mais vigoureuse et redoutable d’un Dar el islam français » ; avalisant la thèse du Grand Remplacement et la substitution d’une histoire à une autre : « pour intégrer l’islam il faudrait que la France renonce à mille ans d’histoire ».
D’autres horizons
De ce livre riche, trop riche, on peut faire plusieurs lectures. Lecture historique : Zemmour compare Gorbatchev à Louis XVI, Chirac à Louis XVIII, fait de Sarkozy et de Hollande respectivement un Bonaparte de carnaval et un Mitterrand de carnaval. Dans l’Europe allemande, il voit la naissance d’un « Saint Empire américano-germanique », et l’on peut déplorer qu’il identifie la réunification allemande – et donc la chute du mur – à une « catastrophe géopolitique » parce qu’elle renforce l’Allemagne au détriment d’une France qui seule lui importe. Pour lui, la politique est indépendante de la morale, et cela aussi explique son gaullisme. Plus réjouissante est sa galerie de portraits au vitriol : Louis Schweitzer ou « la nouvelle trahison des clercs », BHL ou « L’idéologie pour les nuls », José Bové ou « la trahison d’Astérix », les « bobos prédateurs aux paroles de miel ».
Cette allégresse de plume pimente un bilan accablant ; elle est aussi révélatrice d’une pensée qui n’est pas désespérée. Zemmour évoque les révoltes populaires, les ovations pour les films à la gloire de la défunte France d’hier – enracinée pour Bienvenue chez les Chtis, assimilatrice dans Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?
Le mariage a été transformé en « contrat à durée déterminée indexée sur les sentiments » préparant sa parodie, le « mariage homosexuel », qui est « l’ambition non de singer le réel, mais de le contester, de le nier, de se substituer à lui ». L’art contemporain est l’héritier de Malevitch: « ce que je veux, c’est la négation de ce qui nous précède », que Zemmour interprète comme un « nihilisme éradicateur » qui traduit « un refus d’hériter » et un « ultime moyen de salir et saccager toute trace du passé ».
Mais les manifestations de rues, les bouderies du public, ses engouements intempestifs, ses suffrages politiquement incorrects, traduisent, dans le peuple français, la volonté d’un retour au réel, d’une réappropriation de son histoire, et le rejet des « élites » qui prétendent confisquer la parole du peuple et lui dicter conduite et pensée. Zemmour s’assume réactionnaire et populiste. Tout se passe comme s’il voulait convertir des rébellions inorganiques en mouvement cohérent d’une France qui s’aime à nouveau. Car son livre évoque moins un suicide qu’un « meurtre déguisé en suicide ».
C’est le livre-programme d’un homme qui reconnaît faire « de la politique gramscienne en menant un combat d’idées dans le cadre d’une lutte pour l’hégémonie intellectuelle ».
À d’autres de s’en inspirer ; sans doute est-ce le souhait de Zemmour, qui sait, comme Maurras, qu’« en politique le désespoir est une sottise absolue ». •
* Réseau Regain
** Face à la doxa et aux médias