Il y aura bientôt trois mois pleins que dure cette terrible guerre de tranchées. On me communique cette lettre d'un sous-officier d'artillerie de réserve, intelligent et observateur, qui donne l'idée de ce qui se passe :
"Pour ceux qui voient les choses de loin, la guerre doit paraître vraiment incompréhensible. Les journaux ne font que parler de nos engins merveilleux, de nos explosifs extraordinaires, et pourtant voici près de trois mois que les deux infanteries sont terrées l'une en face de l'autre et que les deux artilleries se canonnent sans résultat. Ce qui se passe sur le front, mon cher cousin, mais quand j'y réfléchis c'est inconcevable. Tenez, voici ma journée. Ce matin, réveillé frais et dispos sur ma botte de paille dans la mansarde d'une maison abandonnée, je suis parti avec un officier de mon groupe pour chasser le lapin avec un furet. Nous avons pris deux lapins qui varieront notre ordinaire. Pui j'ai promené mon cheval qui ne travaille pas et qui est insupportable. J'ai mangé, de fort bon appétit, ma gamelle de soupe et un morceau de boeuf bouilli. Le soir j'étais de garde au poste d'observation. J'ai pioché et manié la pelle, car nous avons résolu d'agrandir la casemate, c'est-à-dire notre terrier. Vers les quatre heures, nous avons envoyé une vingtaine de coups de canon, nous en avons reçu deux fois plus. Dans ces moments-là, rien n'est plus simple : si vous voyez que les obus tombent loin, c'est-à-dire à 700 ou 800 mètres, inutile de vous déranger : vous pouvez continuer vos occupations (même la chasse au lapin). S'ils tombent plus près et que vous ne soyez pas obligé d'être dehors, il est prudent de rentrer dans les tranchées recouvertes. S'il y a des ordres à porter, il ne faut pas hésiter à continuer son chemin, en se couchant ou en se baissant seulement suivant la distance à laquelle tombe l'obus. (Cela se reconnaît très facilement au bout de trois ou quatre jours). Pour finir le récit de ma journée, je viens de lire les journaux de ce matin qu'un cycliste nous apporte régulièrement de Villers-Cotterêts. La nuit s'annonce comme devant être calme, c'est-à-dire que les coups de canon seront rares. Mais toutes les minutes ou toutes les deux minutes, un coup de fusil viendra rompre le silence de la nuit, et les Boches continueront à promener sur nous la lumière de leurs phares (ils en ont de toutes sortes) et à envoyer de magnifiques fusées éclairantes sur nos tranchées. Quant à nos deux téléphones, qui nous relient l'un à la division et de là à l'infanterie, l'autre à nos batteries qui sont enfouies dans les bois, je ne crois pas qu'ils me réveillent.
Sans doute ce n'est pas tous les jours la même chose. Demain, par exemple, je suis convenu avec un capitaine d'aller dans les tranchées des fantassins pour régler son tir. J'irai jusqu'aux avant-postes et là, si je ne puis avoir la communication téléphonique, je prendrai des notes. De temps à autre, nous faisons une attaque ou nous en repoussons une. Que ce soit eux, que ce soit nous, c'est le même principe : douze ou vingt-quatre heures de bombardement, après quoi on essaie de faire sortir les fantassins des tranchées. Alors les mitrailleuses crachent la mort avec une rapidité foudroyante. Chaque attaque est suivie d'une contre-attaque. Si une tranchée est perdue, elle est reprise : quelques centaines d'hommes abattus et aucun résultat. Car telle est la guerre moderne : tout consiste à remuer de la terre, et c'est à qui creusera le plus. Contre ces tranchées profondes, l'artillerie est impuissante. Pour que l'obus fasse du mal à l'adversaire, il faut qu'il tombe non pas sur le bord, mais dans la tranchée, et le hasard seul peut produire ce résultat. Nous sommes donc terrés les uns en face des autres sans qu'il soit possible de prévoir la solution de cette véritable guerre de siège et d'épuisement. Il est absolument impossible que les Allemands enfoncent nos lignes et, pour nous, il faudrait un bon élan pour rompre la barrière qui est de moins en moins forte, j'en suis sûr. Cet élan, la division de réserve à laquelle j'appartiens ne peut le fournir, car elle a été très éprouvée et n'a plus confiance dans les attaques que nous tentons de temps à autre.
Vous me demandez ce qu'on dit ici ? Le moral est toujours bon parce que le service d'approvisionnement marche bien. Voyez-vous, le soldat, tant qu'il touche régulièrement ses vivres, a confiance. Mais, sur ce point, il est exigeant et admet à peine des distributions en retard de quelques heures. A ce sujet, mon cher cousin, je dois vous dire que j'ai été agréablement étonné de voir fonctionner ce service. On ne peut lui reprocher que le gaspillage : car il y en a. On touche trop, et je préférerais voir régner une sage économie, car la guerre sera longue. Comme vous, je crois à la solution vers Pâques.
Que vous dirai-je encore ? Que chacun a foi dans la victoire finale. Sans doute, surtout dans l'infanterie, ce n'est plus l'enthousiasme des premiers jours. Mais on ne voit pas encore cette lassitude, si redoutable chez le Français. L'état sanitaire est toujours remarquable à la division : pas de malades. Nous avons eu pourtant des pluies et du brouillard.
Voilà, mon cher cousin, ce que je puis vous dire sur notre existence. Et maintenant je ne puis résister au besoin de vous confier quelques impressions. Ce sont les miennes : par conséquent, soyez en garde. Mais, hélas ! elles m'ont été imposées par ce que j'ai vu. Il m'est apparu d'abord, à mon étonnement du reste, que deux choses marchaient à merveille : la mobilisation et le service d'approvisionnement. Pour celui-ci, je suis persuadé qu'il n'était qu'à moitié prévu et qu'il fonctionne grâce à des coups de collier et à des initiatives particulières. Mais, à coté de cela, quelle infériorité par rapport à l'armée allemande ! Par ce que j'ai pu en voir, tout est prévu, organisé, et quel outillage ! Chez nous aucune liaison. Un régiment ignore l'autre, une division, celle qui la touche. J'ai vu des régiments tirer l'un sur l'autre. A chaque attaque, régulièrement, notre artillerie tue quelques-uns de nos fantassins. C'est que le commandement n'est pas toujours à la hauteur de sa tâche. Sans doute, des sanctions ont été prises, nous le savons. Elles sont encore insuffisantes, et de beaucoup. Par exemple, j'ai foi en notre généralissime. S'il avait eu au début l'expérience qu'il a acquise aujourd'hui, jamais l'Allemand ne serait entré en France : l'histoire lui tiendra peut-être rigueur de n'avoir pas su ce que savait le moindre capitaine serbe. Mais sa concentration des troupes en arrière pour sauver Paris, cela toute l'armée l'a compris et l'admire."
Autre impression : M. de P..., ancien officier qui, à 55 ans, a repris du service, revient du champ de bataille de Flandre. La vie du soldat dans les tranchées est, là-bas, terrible. Il la compare à l'un de ces raffinements de cruauté chinois imaginés par Octave Mirbeau* dans Le Jardin des supplices. D'abord les tranchées, aux environs d'Ypres et de Dixmude, n'ont pas pu être creusées avec le soin qu'on y a mis ailleurs, étant donné que la bataille a été incessante. Ce sont de véritables trous où le soldat doit se tenir accroupi, les nerfs ébranlés par une canonnade continuelle. Les hommes sont relevés tous les trois jours. Ils sortent de là dans un état de fatigue physique et surtout morale indescriptible, quelques uns presque hébétés.
Ces jours derniers, l'ordre vint de sortir de nos tranchées pour occuper une tranchée ennemie. Pour la première fois, nos hommes refusèrent de marcher. On les menaça du peloton d'exécution. "Nous aimons mieux être fusillés, répondirent-ils, que d'aller pourrir comme nos camarades." En effet, quelques temps auparavant la même attaque avait été tentée. Les nôtres s'étaient embarrassés dans les réseaux de fils de fer tendus par l'ennemi et, après la retraite des survivants sous un feu meurtrier, les blessés étaient restés entre les tranchées françaises et les tranchées allemandes sans que, ni d'un côté ni de l'autre, on pût aller les secourir. Les malheureux avaient agonisé pendant des journées entières, et leurs cris, leurs plaintes avaient déchiré les oreilles de leurs compagnons d'arme jusqu'à ce que le silence se fût fait sur le charnier.
Les scènes d'horreur sont fréquentes aussi dans les trains sanitaires. Le jeune F..., gravement malade, probablement d'une fièvre typhoïde larvaire, a voyagé pendant huit jours, du front jusqu'à Béziers. Son wagon, où les hommes mouraient sans soin, appelant leur femme et leur mère, était digne de L'Enfer de Dante. Le malheureux jeune homme en a conservé une vision d'épouvante et reçu une secousse qui aggrave sa maladie.
La mort est notre voisine de tous les jours...
Et, pour la première fois, j'ose transcrire ici ce qu'on murmure de toutes parts : la difficulté avec laquelle marchent les territoriaux, des hommes de 35 à 40 ans, mariés, pères de famille qui "regardent en arrière plutôt qu'en avant", et dont beaucoup ont dû être fusillés, les officiers mêmes ayant donné l'exemple de la débandade en beaucoup d'endroits... Pauvre peuple souverain !... Voilà pourtant la "nation armée"...
Par exemple, la Landwehr et le Landsturm marchent infiniment moins bien que nos territoriaux, nos "terribles toriaux", comme dit l'esprit populaire; là encore, la qualité du sang se fait sentir chez nous... •
** Les rapports de M. Jules Cambon et de notre attaché militaire à Berlin constituent des documents de la plus haute valeur historique. Que leur efficacité aura été faible ! C'est que, par leur nature confidentielle, ces avertissements ne pouvaient être communiqués au véritable souverain qui, en République, est le corps électoral. Les rapports de M. Jules Cambon ne pouvaient être communiqués à onze millions de personnes. Ainsi le peuple souverain était, par la force des choses, tenu dans l'ignorance de ce qui se tramait contre lui. Ce pauvre roi à onze millions de tête jouait encore avec son bulletin de vote alors que la feuille de mobilisation était la carte qu'il allait devoir retourner. •
* Octave Mirbeau (1850-1917), auteur de théâtre et critique littéraire, ami de Clemenceau.
** Tome I du Journal de Jacques Bainville (1901/1918)