UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rechercher : gilles bouleau

  • Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires, par Stéphane Beaud, Michel Pialoux.

    On se souvient de cette apostrophe prémonitoire de Pierre Mauroy, dans son fief socialiste du Nord, quinze jours avant la fin de la campagne du premier tour des élections présidentielles de 2002, rappelant à Lionel Jospin qu’il pouvait employer le mot de « travailleur » dans sa campagne.

    2.jpegCet « oubli » du candidat, qui est aussi celui de son « atelier de campagne », était significatif : le « cœur de cible » du PS, comme disent les spécialistes du marketing, était bel et bien les classes moyennes, celles pour lesquelles avaient été faites les principales réformes de la seconde partie de la législature Jospin, notamment la baisse d’impôts inspirée par Laurent Fabius. À ce titre, il entérinait la disparition des ouvriers dans la tête des hiérarques du PS, qui ont sans doute pensé qu’en dépit de tout, la baisse du chômage, les 35 heures, les emplois jeunes, la prime à l’emploi, etc. leur feraient regagner naturellement « leur camp » et retourner « au bercail », comme si le retour de la croissance et la baisse du chômage devaient se traduire mécaniquement par la fin du désamour entre la gauche et les classes populaires.

    Erreur ou naïveté ? Pourquoi une telle myopie, si frappante aux yeux de quiconque connaît un peu ces milieux sociaux ?

    Le divorce gauche/classes populaires vu du terrain et dans la durée

    Nous avons eu la possibilité – la chance – de suivre au fil du temps, presque pas à pas, la déstructuration du monde ouvrier  Nous l’avons vu se décomposer, encaisser et affronter une série de terribles épreuves qui ne faisaient pas la Une de l’actualité : la menace constante du chômage, la peur permanente à l’usine, l’usure au travail au jour le jour, l’entreprise systématique de disqualification du monde ouvrier et de ses valeurs, etc. Nous l’avons vu aussi résister avec les moyens du bord (la grève de 1989 à Sochaux restée dans les mémoires), regarder avec un mélange de sympathie et d’indifférence les grèves des cheminots de 1995 (qui ne les concernaient pas d’aussi près qu’on a bien voulu le dire). Nous avons vu monter de manière inexorable le chômage des jeunes, s’installer durablement la désespérance des « jeunes de cité », enfants d’immigrés pour la plupart, stationnant depuis des années, au mieux aux portes de l’emploi stable, au pire, dans des stages de formation parking. Nous avons vu décroître l’influence du Parti communiste, s’effilocher les rangs de la CGT et s’effondrer la CFDT ouvrière (qui n’a jamais pu se remettre de la « trahison notiste »). Parallèlement à l’effondrement d’une gauche ouvrière qui s’était dotée de ses propres représentants ouvriers, parlant haut et fort son propre langage, nous avons vu enfin monter régulièrement chez les ouvriers de cette région, en même temps que l’abstention, le vote Front National, un petit peu plus à chaque élection, sans qu’apparaissent pour autant des militants et des figures locales. Cette influence du FN a grandi régulièrement, de manière cachée et rampante. En même temps que l’onction électorale donnée aux thèses du FN, nous avons vu s’afficher ouvertement des opinions racistes et, symétriquement, certains « jeunes de cité » adopter une attitude systématique de provocation et d’agressivité vis-à-vis de tout ce qui pouvait être assimilé à un pouvoir « blanc » : la police, la justice, mais aussi l’école, les voisins, les « petits vieux » qui n’ont jamais rien dit et qui essaient de passer inaperçus dans le décor. On pourrait faire un inventaire plus détaillé de ces insensibles glissements qui, mis bout à bout, ont fini par composer un nouveau paysage social et politique où les ouvriers sont, sinon « passés à l’extrême droite », du moins dans un état permanent d’exaspération. Bref, s’il y a quelque chose qui ne peut pas nous surprendre, c’est le maintien dans les classes populaires de l’influence de Le Pen et l’ampleur accrue du discrédit de la gauche de gouvernement.

     Une classe devenue « objet »

    4.jpgLa sévère défaite de la gauche de gouvernement le 21 avril 2002 et le réveil d’une extrême gauche se réclamant du trotskisme ont, à l’inverse, fait resurgir une lecture archéo-marxiste du monde ouvrier, à la fois oublieuse de la réalité empirique et allergique à toute perspective sociologique attentive aux pratiques des individus. Contre la tentation que l’on voit poindre ici ou là de ressortir les mythes d’antan (la « figure ouvrière », l’ouvrier abstrait, idéalisé et héroïsé de la geste « ouvriériste » ou « gauchiste »), il s’agit de faire œuvre de lucidité collective, de sortir de l’ethnocentrisme dans lequel tombent sans le savoir la plupart des intellectuels dès qu’ils parlent des classes populaires.

    Pour aller à l’essentiel, il faut d’abord dire que le monde ouvrier, en même temps qu’il s’est transformé objectivement (chute des forteresses, réorganisation industrielle, vieillissement des actifs, montée du chômage, etc.), s’est progressivement trouvé privé des porte-parole, des mots, des « repères » qui lui avaient longtemps servi à se constituer en groupe. Les vieux mots apparaissent usés, les organisations auxquelles les ouvriers donnaient leur confiance se sont trouvées progressivement disqualifiées dans le champ politique. Le moral des militants en a été profondément altéré, le renouvellement des générations s’est opéré très difficilement dans les sections syndicales et dans les unions départementales. La vitalité du monde syndical, tant dans l’entreprise qu’au niveau local, qui constituait un capital collectif inestimable, s’est émoussée, la transmission d’une culture politique s’est interrompue. C’est ainsi que les ouvriers ont perdu leur élite : les ouvriers qualifiés qui formaient le fer de lance du groupe et l’ossature des sections syndicales d’entreprise. Beaucoup de militants vieillis sont partis à la retraite ou ont choisi d’aller chercher ailleurs une respectabilité (les anciens de la CFDT dans les associations, le travail social, l’enseignement ou même le consulting social, certains militants de la CGT ont pu aussi « se notabiliser »).

    Le plus frappant est que ce processus de « dépolitisation ouvrière » s’est fait sans brutalité et dans le plus grand silence. La représentation héroïque et messianique du monde ouvrier (l’image de Sartre haranguant le prolétariat de Billancourt, le temps où l’on disait « Le Parti », « La classe » pour désigner les ouvriers) s’est comme dissoute en l’espace de dix ans (1975-85) qui ont vu se succéder la (re)découverte du Goulag, l’irruption des nouveaux philosophes (qui continuent de sévir dans le champ intellectuel), la rupture de l’union de la gauche, le brutal tournant libéral de 1983. À partir de là, les ouvriers sont apparus progressivement « hors-jeu », simples témoins d’un passé appelé à disparaître.

    Cette période de « modernisation conservatrice » qui commence au milieu des années 1980 (qu’on se souvienne de l’émission télévisée Vive la crise en 1984) a fortement contribué au processus d’invisibilisation dans la société française du groupe ouvrier, privé de ses points d’appui dans l’espace public et de ses relais chez les intellectuels. Une méconnaissance profonde des conditions d’existence des classes populaires, voir un réel désintérêt se sont alors développés. À partir du moment où ont cédé les digues qui protégeaient les ouvriers du regard méprisant des élites, le processus de dévalorisation massive de la condition ouvrière et de tout ce qui est ouvrier a pu se donner libre cours. C’est aussi à partir de ce moment que sont apparus, chez de nombreux ouvriers, le sentiment qu’on les avait abandonnés et le soupçon que la gauche les prenait peu ou prou pour des « privilégiés » ou, en tout cas, pour des personnes qui n’étaient pas trop à plaindre : la gauche de gouvernement ne s’occupait plus d’eux, mais soit des « pauvres », des « exclus », des « Arabes », etc., soit des jeunes détenteurs de futures compétences (BTS, techniciens) qui ont achevé de les enterrer symboliquement (« Et nous, les OS ? » clamaient-ils dans les années 1980). Bref, les ouvriers stables n’ont plus été un sujet de préoccupation pour la gauche.

    Pour toutes ces raisons, on est fondé à dire que les ouvriers sont devenus plus ou moins une « classe objet », comme disait Pierre Bourdieu. Si on les compare aux ouvriers qui était « pris » et enveloppés dans la « classe », les ouvriers d’aujourd’hui ont cessé de se penser comme un groupe à part. Pour une large part, très sensibles au regard que la société porte sur eux, ils semblent appartenir désormais à un groupe poreux, sans frontières fortement délimitées. La montée du chômage de masse, l’arrêt de l’embauche dans les grandes usines, le vieillissement sur place, tout contribue à installer l’idée que les ouvriers n’ont plus d’avenir en tant que groupe. En schématisant, on peut dire qu’autrefois les ouvriers étaient respectés et faisaient peur, alors qu’aujourd’hui, ils ne sont guère respectés, ni défendus dans les usines et ont cessé de faire peur. Pire, on les prend en pitié. Le point d’aboutissement de ce processus de dévalorisation a pu déboucher sur des attitudes suicidaires du type de celle des ouvriers de Cellatex ou de Moulinex qui menaçaient de « tout faire sauter ». Par certains côtés, dans certaines constellations ouvrières, le vote Le Pen exprime aussi un formidable ressentiment.

    La spirale de la dévalorisation et de l’autovalorisation

    Aujourd’hui les ouvriers ont le sentiment d’être abandonnés : ils sont devenus des « petits », parfois prêts à des alliances contre les « gros », avec les artisans et commerçants, contre les « pourris », les « riches », mais aussi contre les « immigrés », les « Arabes », les « pauvres ». À l’égard de ces derniers, ils ont une relation très ambivalente parce que ce sont les groupes sociaux dont il faut à tout prix se démarquer, pour préserver sa dignité. En même temps, ils représentent un avenir possible : celui d’ouvriers déchus, dépossédés de leurs droits et bafoués dans leur estime d’eux-mêmes.

    Qu’est-ce qui a contribué à cette dévalorisation ? D’abord, le chômage car, comme a su le dire Henri Krasucki (dans le film de Gilles Balbastre, Le chômage a une histoire) : « Il n’y a pas de moyen de coercition plus violent des employeurs ou du gouvernement que le chômage. Aucune répression physique, aucune troupe qui matraque, lance des grenades, rien n’est aussi puissant comme moyen contre la volonté d’affirmer une dignité, la volonté d’être considéré comme un être humain. C’est ça la réalité des choses ». Mais aussi le fort vieillissement des ouvriers dans les usines, la manière dont le renouvellement des générations s’est opéré, la façon dont les patrons ont refusé la formation continue des ouvriers (à la différence de l’Allemagne), la disqualification de plus en plus forte du PCF et de la CGT (c’est même un miracle que la CGT ait réussi à « tenir » au moment où s’est effondré le PCF).

    Les transformations de l’école ont contribué à cette dévalorisation. Les filières professionnelles sont devenues en quelques années synonymes d’échec. De même que l’étude du célibat chez les paysans béarnais à la fin des années 1950 constituait un indicateur très sûr de la dévalorisation du monde paysan, de même, à Sochaux comme dans les vieilles régions industrielles, la fuite des filières de l’enseignement professionnel autrefois valorisées (comme les CAP qui préparaient au métiers d’ouvriers qualifiés) a révélé l’étendue de la dévalorisation de la condition ouvrière. Tendanciellement, les élèves des lycées professionnels sont devenus des enfants d’immigrés : il s’est joué ici quelque chose d’essentiel dans la représentation du monde ouvrier. Une anecdote en dit long sur cette dévalorisation du monde ouvrier dans les instances du pouvoir : au ministère de l’Éducation nationale, la rumeur a commencé à circuler qu’il ne fallait plus écrire ou prononcer le mot « ouvrier » dans les projets de revalorisation du lycée professionnel et que le seul mot permis était celui d’« opérateur ».

    La fracture intergénérationnelle est au centre de la dévalorisation symbolique de la « classe ouvrière ». Le rajeunissement du groupe ouvrier ne s’est opéré que très tardivement et principalement à travers l’intérim, la précarité, dans des conditions qui empêchaient la transmission et l’articulation des expériences. Une fraction croissante des enfants d’ouvriers sont les enfants d’immigrés qui rejettent violemment tout ou partie de l’héritage ouvrier traditionnel (pour qu’ils l’acceptent, il faut des circonstances exceptionnelles comme dans la lutte des jeunes du Mac Do menées par des jeunes diplômés du « 93 »). Le sentiment de ne plus faire partie du même monde s’approfondit, chez les vieux comme chez les jeunes.

    La question des immigrés joue là un rôle déterminant : celui de bouc émissaire qui leur est dévolu depuis vingt ans. Un mécanisme social d’une redoutable efficacité s’est alors mis en place : la croissance d’une « armée industrielle de réserve », la mise en concurrence entre « nationaux » qui décrochent et « immigrés » dont les ouvriers ont l’impression qu’ils ne cessent d’arriver plus nombreux en France (des classes de primo arrivants dans les écoles primaires, les regroupements familiaux, etc.). On ne mesure guère, chez les défenseurs d’une immigration « libre », à quel point la majorité des classes populaires été traumatisée par ces vingt ans d’attaques et de combats pour la survie qui les ont éloignées de tout progressisme en la matière.

    Conclusion

    Le vote FN dans les classes populaires doit être analysé comme un symptôme de la spirale de dévalorisation et d’autodévalorisation qui s’est emparée de (feu) la classe ouvrière, celle qui auparavant organisait et fédérait autour d’elle les autres fractions des classes populaires. Le choc du premier tour de l’élection présidentielle de 2002 invite à la réflexion et à faire retour sur les vingt années précédentes qui ont préparé le terrain à cette déroute et à cette humiliation collective du « peuple de gauche ». En fait, au cours de cette période, l’écrasement progressif des classes populaires n’a été troublé que par quelques moments de colère : les sidérurgistes de Longwy de 1979 et 1984, les ouvriers de Peugeot de 1989, les cheminots de 1995. Alors qu’à la fin des années 1960 la révolution apparaissait comme un spectre menaçant, trente ans plus tard, le tableau social s’est inversé : la constitution d’une armée de réserve d’intérimaires et de CDD, l’instauration d’une précarité institutionnelle, l’atonie des syndicats ouvriers, le démantèlement progressif de l’État social, la défaite ouvrière et la fragmentation des classes populaires en même temps que la cohésion renforcée et l’enrichissement d’une classe dirigeante de plus en plus sûre d’elle-même. C’est ainsi qu’on constate que la peur sociale a changé de camp durant cette période. En fait, on a méconnu la façon dont les effets de « la crise » se sont fait sentir sur les « perdants », la façon dont la société salariale s’est décomposée et divisée. Les valeurs de gauche – comme l’égalité ou la fraternité – ne sont plus prises en charge, mais sont au contraire disqualifiées, voire tournées en ridicule. D’où l’importance de revenir aujourd’hui sur ce qui s’est passé après « le tournant de la rigueur » pris par la gauche au pouvoir. En même temps que la montée inexorable du chômage, la réhabilitation de l’entreprise (Tapie, Montand, Minc, etc.) en dit long sur l’intense travail idéologique qui a ét

  • Eric Zemmour : « Je ne suis pas là pour jouer », par Charlotte d'Ornellas, Geoffroy Lejeune.

    Eric Zemmour. Photo © JOEL SAGET / AFP

    À la veille du lancement de la campagne présidentielle, Éric Zemmour analyse la situation de la France et se confie sur les rumeurs d'une possible candidature. Entretien. 

    Vous commentez chaque jour l’actualité sur CNews. Quels faits ont, selon vous, marqué les douze derniers mois ?
    Je retiens l’assassinat de Samuel Paty, la fabrication du vaccin, ainsi que le conflit au Sahel et l’annonce du départ de la France de ce théâtre d’opérations. Je pense tout d’abord, très sincèrement, qu’il y aura un avant et un après la décapitation de Samuel Paty. J’aurais évidemment pu dire cela après Charlie Hebdo ou le Bataclan, c’est la raison pour laquelle je reste prudent, mais cet événement me semble différent pour au moins deux raisons. D’abord, parce que la victime est un professeur : dans l’imaginaire collectif, et particulièrement dans celui des électeurs de gauche, le professeur est l’incarnation de la République.

    Ensuite, parce que cet assassinat n’était pas le fruit d’une expédition maîtrisée depuis l’étranger par des groupes professionnels. Le terroriste est, cette fois-ci, un Tchétchène qui a grandi en France et qui décide seul de faire appliquer la charia sur le sol français, sans besoin logistique particulier. Ces deux caractéristiques offrent une résonance particulière à cet acte de barbarie, qui succède par ailleurs à l’assassinat du père Hamel, sauvagement égorgé il y a cinq ans, et à celui de Stéphanie Monfermé, la policière de Rambouillet poignardée à la gorge, il y a quelques mois.

    Quant à l’assassinat du prêtre vendéen par ce criminel rwandais qui avait déjà incendié la cathédrale de Nantes, il nous montre à quel point notre humanisme et notre juridisme sont devenus les marques d’une faiblesse qui nous tue.

    Nous ne sommes plus en sécurité nulle part, les Français le ressentent et l’expriment. Un autre exemple terrible qui m’a beaucoup marqué : les médias et nos dirigeants sont restés pour la plupart silencieux à propos du meurtre ignoble du jeune Théo, assassiné par un Sénégalais multirécidiviste. On voit bien que cela ne les arrange pas, le deux poids deux mesures quand on compare au déplacement à l’hôpital de François Hollande pour dénoncer la prétendue violence policière envers cette fois un autre Théo.

    J’évoque ensuite le vaccin parce que, en tant que Français, nous regardons cela avec des sentiments mêlés. Nous pouvons d’abord être admiratifs de la capacité incroyable des scientifiques du monde entier à trouver un vaccin aussi rapidement : ils ont mis quelques mois à le trouver avant les phases de test, alors que nous étions habitués à attendre dix ans ! On peut d’ailleurs émettre certaines réserves, parce que nous l’avons produit sans recul ni expérimentation, mais cela ne retire rien à la prouesse médicale. Et nous sommes également humiliés, parce que la France reste, même si la formule est éculée, le pays de Pasteur et elle est le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’Onu à ne pas avoir produit son vaccin. Je l’ai vécu, je pèse le mot, comme une humiliation. C’est un fait qui marque notre déclassement, déjà signifié au début de l’épidémie par le manque de masques, de tests et de lits. J’avais alors parlé de tiers-mondisation de la France, je maintiens ce constat.

    Enfin, l’opération Barkhane. Emmanuel Macron a annoncé le retrait des troupes et je pense qu’il a bien fait, parce que nous y étions enlisés, à la manière des Américains en Afghanistan. Ce genre d’expédition doit durer quelques jours ou quelques semaines, comme nous l’avions très bien fait dans les années 1970 à Kolwezi. Là, nous nous enlisons, nous nous faisons insulter, nos soldats se font traiter de néocolonialistes… C’est évidemment un scandale, mais c’est la conséquence de ce genre d’interventions militaires et nous ne pouvons accepter cela plus longtemps. Évidemment, nous n’en avons pas fini avec cette zone ni avec les conséquences néfastes de notre intervention en Libye, en 2011. Nous l’avions déjà payée très cher avec l’invasion migratoire de 2015 et continuons à en souffrir parce que la région est durablement déstabilisée.

     

    Que vous inspirent les débats actuels sur la liberté à propos de la vaccination obligatoire et de la mise en place du passe sanitaire ?
    Ce sujet de la liberté arrive bien tardivement dans le débat public. À mes yeux, la plus grande privation de liberté a été le confinement, ce que tous semblent avoir oublié. Je crois qu’on a alors imité un régime communiste totalitaire, la Chine, et que, si elle ne l’avait pas mis en place, personne ne l’aurait osé. Ce mimétisme montre d’ailleurs à quel point la Chine sera le grand pays du XXIe siècle : son influence ressemble en réalité à l’impact qu’ont eu les États-Unis sur l’Europe après la Première Guerre mondiale. Quelques esprits ont compris à l’époque – Paul Morand ou Robert Aron, par exemple – que les Américains seraient la grande puissance du siècle, parce qu’ils avaient la capacité de pénétrer les esprits et d’imposer leur vision du monde. J’espère me tromper, mais je crois que nous vivons la même chose avec la Chine. Les méthodes totalitaires qui nous sont imposées vont désormais être parées des atours du progrès. Je ne crois pas qu’être pisté en permanence par son téléphone, ou par un QR code soit un progrès pour les libertés.

     

    Vivons-nous un recul inédit de nos libertés ?
    Cette question dépasse de loin celle de la vaccination. Je ne veux pas tomber ici dans des discussions folles ni m’opposer catégoriquement à la vaccination, mais je trouve délirant qu’il soit impossible, aujourd’hui en France, de questionner calmement la stratégie de vaccination pour tous. Si les personnes à risque sont vaccinées, je ne comprends toujours pas pourquoi il faudrait vacciner des jeunes Français qui pourraient certes transmettre le virus, mais sans mettre en danger les gens vaccinés ! La question à poser est donc bien celle de la liberté. Mais on doit la mettre en balance avec la recherche de l’intérêt général. On a le droit et même le devoir de questionner cet équilibre instable. Je sais trop les ravages qu’a fait une conception absolutiste de la liberté individuelle depuis les années 1970 pour ne pas être très prudent sur cette question. D’autres n’ont pas cette prudence. On réalise ainsi que le Conseil d’État – comme le Conseil constitutionnel, qui s’est lui aussi proclamé défenseur des libertés individuelles – accepte, dans cette crise, toutes les restrictions possibles. En revanche, et cela m’a frappé, il casse la décision du gouvernement de suspendre le regroupement familial durant cette crise sanitaire. Les libertés individuelles des migrants sont mieux protégées par le juge que celles des Français.

     

    Les gens finissent par penser ce qu’on leur matraque toute la journée : Eric Zemmour serait un raciste misogyne qui déteste les Arabes, les homos, les musulmans ou les femmes.

     

    Au-delà de l’hystérie des débats, c’est la question de la liberté au XXIe siècle qui est posée, et cela va bien au-delà de la crise sanitaire. Notre liberté de penser, d’écrire, de nous exprimer, de débattre est menacée, on l’a vu récemment avec la première tentative de la loi Avia. En l’occurrence, le Conseil constitutionnel avait fait son travail en la censurant, mais l’idée reviendra d’une manière ou d’une autre. Lorsque Twitter, Facebook ou YouTube se permettent de censurer les comptes de ceux dont les opinions ne leur plaisent pas, je pense que la liberté sera le sujet du siècle.

     

    Comment expliquez-vous la docilité des Français dans cette crise, malgré des décisions exceptionnelles ?
    Nous sous-estimons, je le dis souvent sur d’autres sujets, la capacité de la machine de propagande qui est en place aujourd’hui. Je sais que j’ai beaucoup choqué en le disant, mais je le maintiens parce que c’est exactement ce que je pense, Staline était un amateur en termes de propagande, parce qu’il avait besoin de la violence pour contraindre. Nous n’en avons plus besoin et c’est le signe de la supériorité de la machine de propagande actuelle, en termes d’efficacité. C’est vrai pour tous les sujets, et c’est absolument terrifiant.

     

    Votre vie est particulièrement contrainte par vos combats médiatiques : protection policière, paparazzis… Quel est le prix à payer pour être Éric Zemmour aujourd’hui ?
    Il est évident que le prix est de plus en plus cher à payer, mais je ne veux pas m’étendre dessus pour éviter que certains m’accusent de jouer les victimes ou de vouloir faire pleurer dans les chaumières. Ce n’est pas ma volonté du tout. J’observe simplement qu’il existe un point commun, un seul, entre Mila, Gilles Kepel et moi : nous vivons sous protection à cause de ce que nous avons dit sur l’islam. Je le répète sans cesse à mes enfants et à la jeune génération : nous n’aurions pas cru un seul instant une telle prédiction si elle avait été faite dans les années 1970. Ce que nous vivons est complètement fou et il faut remettre en perspective ce qui nous arrive. Le reste est dérisoire.

     

    Quand vous êtes poursuivi en justice , ce n’est pas par les musulmans, mais plutôt par des associations, des hommes politiques, des journalistes…
    Je me retrouve pris dans une alliance entre un islam qui profite de notre sacralisation de la liberté individuelle et un système qui ne veut pas entendre raison ni comprendre que tous nos principes sont remis en cause depuis trente ans. Les rares qui l’ont compris n’ont malheureusement pas le courage de leurs opinions. Les attaques sont d’autant plus agressives que je fais partie des très rares qui ont ciblé les deux “côtés”, c’est-à-dire ce système d’un côté et l’islam de l’autre.

     

    Avez-vous le sentiment de payer trop cher les convictions que vous défendez depuis des années ?
    Je n’y pense pas, c’est une question que je refuse de me poser. J’ai fait ce que je pensais devoir faire. Je n’aurais jamais pu me regarder dans une glace si je n’avais pas défendu ce que je pense être juste. Je pense vraiment ce que je dis, je ne suis pas là pour jouer, donc je ne vais pas me retourner sur ma vie pour me demander ce que j’aurais pu faire autrement.

     

    L’accusation de misogynie revient très régulièrement à votre sujet et les sondages montrent une moindre adhésion des femmes à votre candidature. Que répondez-vous à cette critique ?
    C’est toujours pareil, la puissance du système de propagande est inouïe. C’est la force de la répétition sur tous les réseaux, sur toutes les télévisions… Les gens finissent par penser ce qu’on leur matraque toute la journée : Zemmour serait un raciste misogyne qui déteste les Arabes, les homos, les musulmans ou les femmes. Cela fait quinze ans que les critiques sont répétées de la même manière à mon sujet et ça finit par rentrer.

    Nous en avons assez que des minorités militantes imposent leur loi à la majorité. Ces minorités fonctionnent exactement comme des lobbies et sont parfaitement identifiées : le lobby féministe, le lobby LGBT, le lobby antiraciste et le lobby islamogauchiste. Ils me détestent parce que je les ai attaqués et parce que je continuerai à démonter leurs idéologies totalitaires. Ils prétendent donc que j’attaque les femmes, les homosexuels, les étrangers ou les musulmans. Mais ce sont en réalité ces minorités organisées que j’attaque, pas les individus.

    Je note par ailleurs qu’ils entretiennent la confusion pour faire croire qu’ils défendent encore les gens qu’ils sont censés représenter, alors qu’ils en deviennent souvent les pires ennemis. Pour reprendre l’exemple des femmes, c’est de plus en plus net. Les féministes ne défendent pas les femmes, la féminité, la particularité ou même l’égalité, elles militent pour l’indifférenciation. Elles interdisent qu’une femme soit une femme et un homme un homme. Je continuerai à combattre cette vision de la société, comme je l’ai toujours fait. D’autant que l’on constate une alliance des féministes militantes avec les pires ennemis des femmes, qui remettent en cause leurs libertés, leurs droits élémentaires et parfois même leur vie. Les a-t-on entendues défendre Mila face à la haine de ceux qui voulaient la faire taire. Et ces féministes islamogauchistes voudraient venir me faire la leçon au nom des femmes ? Laissez-moi rire…

     

    Cela ne vous empêche pas de dire que la société se féminise, que certains métiers ne sont pas faits pour les femmes…
    Je suis pour la liberté individuelle. Je défends évidemment l’égalité et les gens sont libres de faire ce qu’ils veulent. On peut discuter et même interroger certains points dans le débat public : je pensais que la France était encore un pays qui permettait le questionnement. Quand je disserte sur les qualités des hommes ou des femmes, je lutte aussi contre la tentative d’indifférenciation, très militante et qui fait souffrir beaucoup de femmes. Ce n’est absolument pas une analyse de cas particuliers, mais une tentative d’explication des différences existantes. Je pense et je défends l’idée qu’il existe deux sexes, il est certain que je ne crois pas à la théorie du genre. Tant pis si je me fais insulter par des militants.


    Je me méfie des optimistes par mesure d’hygiène intellectuelle. Dans l’histoire, les optimistes se trompent lamentablement, et cela peut très mal finir.

     

    Mais s’il faut répondre plus concrètement, je n’ai évidemment aucun problème à lire un écrivain féminin. Je viens de relire les Mémoires d’Hadrien écrits par Marguerite Yourcenar, que je trouve admirables, je relis souvent Hannah Arendt, qui m’a énormément fait évoluer sur la question du totalitarisme. J’apprécie même certains romans de Simone de Beauvoir ! J’aime Tous les hommes sont mortels, ainsi que son autobiographie… Il n’y a absolument aucun blocage ou sectarisme de ma part vis-à-vis des femmes et du métier qu’elles exercent et sans entrer dans des considérations personnelles, je le prouve au quotidien. Chacun peut très librement accomplir ses rêves ou son destin… Par ailleurs, aujourd’hui qui défend vraiment les femmes ? Je devrais me revendiquer “grand défenseur des femmes” ! L’insécurité qui pèse sur elles, dans la rue ou dans les transports, est un scandale. Et ce manque de sécurité nuit à leur liberté au quotidien. Nous sommes bien peu à en parler, les partisans de l’omerta préférant abandonner les victimes à leurs agresseurs pour ne pas froisser le politiquement correct.

     

    Les attaques s’intensifient aussi à mesure que grossit la rumeur de votre possible candidature à la présidentielle. Il y a eu une petite phrase dans votre émission sur Paris Première, des allusions sur la chaîne YouTube Livre noir, puis une chronique sur Jacques Bainville et ses regrets de ne pas être entré en politique… Quel message essayez-vous de faire passer ?
    Je ne calcule rien ! Je fais une chronique chaque semaine dans le Figaro et mon rédacteur en chef, Vincent Tremolet de Villers, me propose souvent des livres. C’est ce qu’il s’est passé avec ce livre de Christophe Dickès sur Bainville. Vincent, qui est un ami, sait que j’aime Bainville et m’a conseillé cette lecture. J’ai découvert dans cet ouvrage, parce que je l’ignorais totalement, que Bainville avait eu des regrets à la fin de sa vie et qu’il aurait voulu agir à la même table que Vergennes, le ministre des Affaires étrangères de Louis XVI ! Évidemment, cela me fait réfléchir. Quand je lis cela, je ne peux pas ne pas penser à mes propres états d’âme et à mes propres réflexions sur les limites du combat culturel gramscien. J’ai pensé exactement la même chose, et j’ai également réfléchi, quand j’ai lu le portrait de Boris Johnson dans le Figaro , publié au mois de juillet… Tout le monde se jette dessus en imaginant que je lance une piste ou que j’envoie un message, mais je réfléchis tout simplement à haute voix. Je ne vais pas le taire, c’est la stricte réalité de mes réflexions.

     

  • GRANDS TEXTES (17/2) : Naissance d’une nation : Clovis et les principes fondateurs de l’identité française, d'Hilaire de

    En ces temps de crise globale -qui bien plus que simplement économique est une crise anthropologique et ontologique- les instances du Pays Légal ont voulu un débat sur l'identité nationale; ce débat a permis -au moins en partie- l'expression des inquiétudes et, parfois, des doutes et du découragement d'un très grand nombre de nos concitoyens, à propos justement de cette identité nationale.

    Hilaire de Crémiers a quelque chose à dire à tous ceux qui doutent ou qui sont dans l'angoisse. Il le fait dans un texte fort, qu'il est bon de lire et dont il est bon de méditer la leçon :

    Naissance d’une nation : Clovis et les principes fondateurs de l’identité française.

     

    HILAIRE DE CREMIERS 1.jpg
    Cet article a été publié dans Renaissance Catholique (http://www.renaissancecatholique.org/ ).

               

    Dans une ample vision de notre Histoire, avec le recul que lui donne le survol des siècles, Hilaire de Crémiers redonne le sens profond de l'aventure de Clovis, dont il situe bien le caractère éminemment politique -au sens fort et noble du terme- et ouvre à ces sentiments d'espérance qu'évoquait Jacques Bainville, lorsqu'il écrivait "Pour des renaissances, il est encore de la foi..."

    On écoutera la version orale, si l'on peut dire, de ce Grand Texte en cliquant sur le lien ci-après, qui restitue le discours prononcé par Hilaire de Crémiers aux Baux de Provence, lors du Rassemblement Royaliste de 1996  :

                   http://vimeo.com/11860504

    Du Rhin aux Pyrénées, l’unité est faite, l’ordre civil est rétabli, la loi proclamée, la loi salique revue et corrigée, la justice rendue. La loi ecclésiastique, avec le concile d’Orléans, sous l’autorité du roi, fils de l’Église catholique —tel est son titre octroyé par le concile lui-même !— garantit la foi et la paix, l’ordre social et hiérarchique. Si l’on veut dénoncer ce que l’on appelle l’intrusion du pouvoir royal dans les affaires ecclésiastiques, il faut remonter à Clovis et d’ailleurs plus haut.

     

    CLOVIS REIMS.jpg
    Si Rémy baptisa lui-même Clovis, il confia à Gaston (ou Vast, ou Vaast) le soin de parfaire son éducation morale et spirituellle

               

     

    Cette œuvre est unique, naturelle et surnaturelle. Toute l’élite de l’époque en a conscience et Clovis tout le premier. Cette œuvre, il l’a placée lui-même sous le patronage de Martin, le patron de cette Gaule aimée et auquel il vient, comme il se doit, en rendre l’hommage légitime. Clovis, roi des Francs, est devenu le roi des Gallo-Romains, de cette population dont le professeur Dupâquier a montré d’une manière remarquable la permanence constitutive de notre histoire. Il est le roi catholique des évêques catholiques. Revêtu des insignes du consul, de la chlamyde, il est le représentant actuel de l’antique ordre romain. L’Empire, la civilisation se trouvent un successeur en lui. Si Sidoine l’avait su, il en aurait pleuré de joie, comme tous ses confrères. Clovis est le nouveau Constantin. Cela ne fait aucun doute pour les contemporains cultivés. Enfin, il est le roi de Paris, de la Lutèce de Geneviève ; il y tient. C’est là qu’il vient résider dans le palais de Constance Chlore. C’est de là qu’il commence à rendre justice. C’est là qu’il meurt. Il se fait enterrer à côté de Geneviève, sur la sainte montagne, dans cette basilique qu’avec son épouse Clotilde il a fait construire pour montrer sa fidélité romaine en l’honneur des apôtres Pierre et Paul.

    La légende naquit aussitôt. Pourquoi ? Non pas parce que la nation France serait née à cette date. Les historiens nous mettent en garde contre cette trop facile assertion, et ils ont raison. Mais parce que les contemporains ont compris ce que nous comprenons encore à 1500 ans de distance : que c’était une histoire extraordinaire, une rencontre merveilleuse. Eh quoi ! Une si longue et si juste aspiration qui trouve en quelques années une satisfaction dans la réalisation d’un projet politique dont l’intelligente conception contente le cœur de tout un peuple ! C’est si vrai que Clovis est devenu un modèle ; oui, Clovis est le modèle du projet royal français. Son nom y est associé à tout jamais. Ça ne sera plus, ou du moins, ça ne pourra plus être, mais il faudra encore des années, des siècles pour le confirmer, ça ne pourra plus être pour la Gaule, pour la France qui naît de la Gaule, le modèle impérial. C’est fini. Il y aura encore des hésitations, certes, mais l’idée nouvelle est lancée, qui triomphera de l’ancienne.

    Le modèle impérial est intégré dans le modèle royal de Clovis, modèle nouveau, forme politique pour cette Gaule qui va devenir la France. Et, pour passer les siècles, pourquoi croyez-vous que nos rois Valois, nos rois Bourbon jusqu’à Louis XVI se sont faits représenter en empereurs romains ? Au-delà du modèle sculpté à l’antique, il y a cette volonté de manifester encore et toujours que le véritable successeur de l’ordre romain, de l’empire romain, d’Auguste, de Constantin et du grand Théodose, c’est le roi de France, le successeur de Clovis et non..., non l’autre, le Germanique !

     

    louis14.jpg
     
    Louis XIV, en Empereur romain, sur la promenade du Peyrou, à Montpellier

               

     

    Et ce modèle royal ne serait plus, non plus, la royauté des peuples barbares, celles des coutumes germaniques, des partages, des règlements de comptes. Mais, là aussi, il faudra des années et des siècles pour que la notion nouvelle s’impose. Clovis reste un modèle. Ce sera le modèle d’un nouveau type de roi uni à son peuple dans une composition harmonieuse, répondant à son aspiration profonde d’unité, d’ordre, de paix, de dignité dans la civilisation, d’exactitude dans la foi.

    Modèle ! C’est tellement vrai qu’il sera la référence dans toutes les époques troublées de notre histoire. Les Français, à chaque fois qu’il faudra de nouveau se rassembler, se réunir pour survivre, auront toujours l’impression de revivre quelque épisode de leur vieille histoire ! C’est toujours la même chose : arrêter les invasions, faire les frontières, rejeter l’étranger, aller à Reims faire le roi condition du salut, reconquérir le royaume, le pacifier par la justice. Ainsi faudra-t-il faire de crise en crise, de siècle en siècle.

     

    jeanned'arc.jpg
    "aller à Reims faire le roi condition du salut..."
     

               

    Oui, combien de fois faudra-t-il le faire et le refaire ! Et puis, cette vieille Bourgogne, cette Armorique, cette Aquitaine, ce Midi, cette Provence, la “provincia” par excellence de cette Gaule romanisée dont elle garde le nom, les ramener dans la mouvance française sous l’autorité du roi de Paris ! Ils le savent bien, les politiques, les clercs, les légistes qui travaillent pour le roi, les hommes d’armes aussi.

    Et chacun affûte ses arguments, et puise dans la légende. Elle est comme un arsenal de preuves. Les siècles ont aménagé cette légende et c’est bien compréhensible. Il y a des sots et des sots savants pour s’en étonner. Laissons-leur leur étonnement et leur science.

    Oui, l’histoire façonna cette légende. Grégoire Florent, le fameux évêque de Tours, gardien du tombeau de saint Martin, un siècle après les événements, rédige la première Historia Francorum. Dès qu’il arrive à l’histoire de Clovis, son récit quelque peu ennuyeux se relève d’un style particulier ; il a des images éclatantes, des phrases frappées. Déjà des enjolivements. Pourquoi ? Il veut exprimer la signification que l’événement a revêtue. L’association d’idées l’amène à raconter les événements selon des schémas anciens, et par exemple il façonne l’image de Clovis sur celle de Constantin.

    Autre exemple : Grégoire de Tours raconte que, lors de la bataille de Vouillé, des éclairs jaillirent de la basilique Saint-Hilaire qui abattirent l’armée wisigothique. L’a-t-il entendu dire ? L’a-t-il lu ? Peut-être. Fort bien. Mais surtout, il veut montrer par là à quel point Clovis dans son entreprise d’Aquitaine se trouvait être le successeur d’Hilaire dans sa lutte contre l’arianisme : Clovis parachevait sur le plan militaire l’œuvre spirituelle d’Hilaire de Poitiers.

     

    hilaire_athanase.jpg
    Saint Hilaire de Poitiers (à gauche) en compagnie de Saint Athanase, tous deux farouches opposants à l'arianisme.
    En choisissant Nicée contre Arius, Clovis "se trouvait être le successeur d’Hilaire dans sa lutte contre l’arianisme : Clovis parachevait sur le plan militaire l’œuvre spirituelle d’Hilaire de Poitiers..."

               

     

    Frédégaire, continuateur et compilateur de Grégoire de Tours, amplifie encore quelques récits. Les premiers rédacteurs des vies des saints des Gaules, de saint Vaast à sainte Geneviève, rajoutent des éléments. Les historiens sérieux font le tri évidemment. Ils discernent et ils voient fort bien sous le récit la réalité vraie. Le livre de Michel Rouche est remarquable à ce point de vue et surtout dans sa deuxième partie, consacrée à l’étude critique des textes ; il les scrute et il en montre la véracité, chef-d’œuvre de critique, de critique à la française, pleine de science mais supérieure à la science, où triomphe l’esprit de finesse.

    Ainsi se maintint dans la tradition le mystère d’une origine prodigieuse de la royauté franque alors que les Mérovingiens s’entre-déchiraient dans des meurtres abominables et donnaient un spectacle scandaleux. La notion d’État avait disparu. Les Pépinides, habilement, s’employèrent à le restaurer. Ils reformèrent le territoire, ils le protégèrent de l’invasion, ils rendirent la justice.

    La légende sainte s’attacha alors naturellement à leur race. Ce ne furent pas seulement les évêques qui les soutinrent ; les papes de Rome en difficulté les appelèrent à leur secours. Les Vicaires de Jésus-Christ firent pleuvoir sur leurs têtes et sur leurs peuples les bénédictions divines. Le pape Zacharie, pour écarter définitivement les derniers Mérovingiens, déclara “qu’il valait mieux que celui-là fût appelé roi qui avait la puissance effective”. Autrement dit, ce qui compte, c’est l’œuvre. Le roi est fait pour l’œuvre. L’œuvre royale ! C’est celle de Clovis !

     Clovis avait été baptisé et confirmé du saint-chrême comme roi. Maintenant, les rois, déjà baptisés et confirmés, sont oints en tant que rois pour exercer leur charge. Pour la première fois, l’onction royale est donnée à Pépin et à ses fils. Le pape Etienne II viendra les oindre encore lui-même du saint-chrême à Saint-Denis en 754. A partir de cette date, les souverains pontifes, dans leurs actes publics, marqueront une déférence spéciale au roi de France. Il est le “compère spirituel” du pape. Nouveau David, le roi de France est le successeur des rois de Juda. Le peuple des Francs est le peuple de Dieu, la nation sainte.

    Mais le modèle n’est pas encore fixé. L’histoire hésite encore. Charlemagne restaure l’unité de l’Occident en unité temporelle et unité spirituelle. Il garantit un territoire au pape, qui le couronne empereur à Rome. L’histoire revient-elle en arrière ? Est-ce encore un modèle impérial ? Les héritiers se disputent de nouveau. 843, le traité de Verdun divise l’Empire en trois États, l’origine de presque toutes nos guerres. La Germanie à l’est, la Lotharingie coincée au centre et, à l’ouest, la vieille Neustrie qui s’appellera bientôt “Francia”. Où sont les promesses ? Où les bénédictions ? Sur quelles têtes vont retomber les grâces ? A qui sont dévolues en héritage les merveilles ? Qui est le véritable successeur de Clovis ?

     

    SAINTE AMPOULE.JPG
    "(Hincmar) Il rapporte pieusement le fait merveilleux de l’irruption de la colombe tenant dans son bec la sainte ampoule..."

               

     

    Alors, apparut le plus avisé politique de son temps, Hincmar, moine de Saint-Denis, devenu archevêque de Reims. Les évêques réfléchissaient sur la personne du roi en cette époque troublée du IXe siècle. Hincmar, dans un but politique certain, se fit le défenseur du privilège rémois, et en même temps de la légitimité que l’on pourrait qualifier déjà de nationale en la personne de Charles le Chauve face au Germanique. Il en avait écrit lui aussi son traité sur “la personne du roi”. C’est dans sa Vita Remigii, tout à l’honneur de Remi et de la ville de Reims, ville de la consécration royale, qu’en racontant le baptême de Clovis, il rapporte pieusement le fait merveilleux de l’irruption de la colombe tenant dans son bec la sainte ampoule.

    Les rois de France sont donc oints du saint-chrême et de plus d’une huile céleste. C’est encore Hincmar qui le premier donne à saint Remi la voix d’un prophète. Il rapporte ce qu’on est convenu d’appeler le grand testament de saint Remi, le pacte entre Dieu et Clovis, entre Dieu et la France, entre Dieu et les rois de France, texte tout inspiré du Deutéronome.

    Mais les derniers Carolingiens ne sont pas à la hauteur de cette destinée. L’héritage se disloque et de nouveau l’invasion ravage le territoire. Les Normands se livrent à leurs pillages. Alors les Robertiens accèdent au trône en s’appropriant la doctrine d’Hincmar, la grâce de Reims. C’est qu’ils s’identifient au royaume : ils le défendent, ils gardent jalousement son territoire et ils préservent l’unité et la durée du pouvoir en assurant la succession. Ils s’appuient sur l’Église, sur Cluny. Ils rendent la justice. La doctrine royale s’affermit. Ils sont les successeurs de Clovis. Leur titre est : le Roi Très Chrétien, titre donné par les pontifes, confirmé par Urbain II, l’ancien chanoine de Reims.

     

    drakkars_1.jpg
    "L’héritage se disloque et de nouveau l’invasion ravage le territoire. Les Normands se livrent à leurs pillages..."

               

     

    Les volumineuses Chroniques de France, rédigées sur les ordres de saint Louis et de Philippe le Hardi, reprennent tous les vieux récits. “Gesta Dei per Francos”, est-il écrit. Les légistes de Philippe le Bel s’en emparent. Ils affirment l’indépendance et la sacralité du pouvoir royal. “Le roi de France est empereur en son royaume”. La théorie s’établit de ce qui fut nommé la religion royale : le sacre de Reims, le sacrement de la monarchie, le miracle de Clovis. Les Valois, après les Capétiens directs, se situent dans la suite de la légende de Clovis qui ne cesse de se répéter et de s’amplifier de chroniqueurs en légistes, de Guillaume Le Breton en Nicolas Gilles, de Vincent de Beauvais en Jean Golein et Robert Gaguin, du XIIIe au XVe siècle. Charles V, le roi sage et si fin, en une période difficile s’en fait le prophète et le législateur. Cette religion royale est le Droit par excellence, le garant de la légitimité royale et nationale. Dans les affres de la guerre de Cent Ans, elle maintient la fidélité des esprits français. Jean de Terrevermeille s’en fait le docteur, le professeur Barbey en a parlé admirablement.

    Mais pourquoi vous citer tant de légistes et d’historiens ? Pourquoi ne pas parler aussi des p

  • GRANDS TEXTES (16) : Le regard vide, de Jean-François Mattéi (3/3)

    MATTEI.jpg

     

    Il faut être reconnaissants à Jean-François MATTEI d’avoir écrit "Le regard vide - Essai sur l'épuisement de la culture européenne". 

    Il y dit, un grand nombre de choses tout à fait essentielles sur la crise qui affecte notre civilisation – et, bien-sûr, pas seulement la France – dans ce qu’elle a de plus profond.  

    Ce livre nous paraît tout à fait essentiel, car il serait illusoire et vain de tenter une quelconque restauration du Politique, en France, si la Civilisation qui est la nôtre était condamnée à s’éteindre et si ce que Jean-François MATTEI a justement nommé la barbarie du monde moderne devait l’emporter pour longtemps.

     

    Le regard vide - Essai sur l'épuisement de la culture européenne, de Jean-François Mattéi. Flammarion, 302 pages, 19 euros.

    MATTEI 3.jpg

    La perversion du mouvement

    (Chapitre intégral, pages 158/159/160/161/162/163/164).

     

               

    La translatio imperii devenue translatio studii, puis sur le plan mondial translatio belli, constitue à l’évidence le modèle mythique et rationnel du développement de l’Europe. Pourtant, de translations en translations, emportée par son culte du mouvement, la civilisation européenne a fini par dévoyer l’élan qui haussait son regard à la hauteur de l’Idée pour le rabattre sur l’horizon de l’histoire. Et cet horizon s’est trouvé paradoxalement bouché par une ouverture qui ne donnait sur rien sinon sur « un formidable champ de ruines » selon l’expression de Nietzsche (1). Cet effondrement ne concerne pas seulement la religion chrétienne, le dernier édifice romain désormais veuf de fidèles, mais la culture européenne emportée dans un tourbillon dénué de toute fin. Un projet de préface pour La Volonté de puissance, consacré à l’avènement du nihilisme, témoigne de ce courant déchaîné qui emporte l’Europe, et le monde avec elle, vers le néant.

    "Notre culture européenne toute entière se meurt depuis longtemps déjà, avec une torturante tension qui croît de décennies en décennies, comme portée vers une catastrophe : inquiète, violente, précipitée : comme un fleuve qui veut en finir, qui ne cherche plus à revenir à soi, qui craint de revenir à soi" (2).

     

    tocqueville 1.jpg
     
     
    "Tocqueville a le premier attiré l’attention sur « le mouvement perpétuel » qui règne au sein des démocraties et qui tend à modifier sans cesse la forme de la langue comme le contenu des pensées. Il dépeint à son époque, certes, la démocratie américaine, mais il généralise ses analyses à toutes les sociétés démocratiques qui, insiste-t-il, « aiment le mouvement pour lui-même », comme le montrent l’état de la langue et celui de la politique..."

               

     

    La perversion de son mouvement est la perversion d’un regard qui, privé de but, se perd dans le vide et ne parvient plus à surmonter son épuisement. Il devient alors étranger à ses propres principes dans cette fuite désespérée en avant qui portera le nom trompeur de progrès. Tocqueville a le premier attiré l’attention sur « le mouvement perpétuel » qui règne au sein des démocraties et qui tend à modifier sans cesse la forme de la langue comme le contenu des pensées. Il dépeint à son époque, certes, la démocratie américaine, mais il généralise ses analyses à toutes les sociétés démocratiques qui, insiste-t-il, « aiment le mouvement pour lui-même », comme le montrent l’état de la langue et celui de la politique.

    Cette « agitation générale » renforcée par le développement de formules abstraites qui utilisent des termes génériques pour dire plus rapidement les choses – « la force des choses veut que les capacités gouvernent », note-t-il avec ironie (3) - précipite la marche vers l’égalité des peuples européens. Toutes les révolutions et contre-révolutions qui ont bouleversé l’Europe, « tous ces mouvements », qui ont détruit les pouvoirs intermédiaires traditionnels ont contribué à renforcer les Etats en égalisant les conditions sociales de sorte que « chaque pas que (les nations, ndlr) font vers l’égalité les rapproche du despotisme » (4). Contrainte par la puissance du mouvement d’égalité, de plus en plus rapide et de plus en plus uniforme, l’évolution de l’histoire a paradoxalement pris appui  sur un foyer de centralisation qui a été « le seul point immobile au milieu de la mobilité singulière » des existences et des pensées des hommes.

    Je voudrais vérifier la justesse des analyses de Tocqueville en revenant à la description qu’Edgar Poe donnait de l’homme moderne dans sa nouvelle The man of the crowd. Elle illustre le destin de l’homme des foules, dans une cité comme Londres, lorsque la population s’accroît à la tombée du jour et s’écoule dans les rues selon des courants contraires et anonymes. Le narrateur, ou Poe lui-même, se trouve dans la position traditionnelle de l’homme européen dont le regard examine avec recul le spectacle qui s’offre à lui. « Mes pensées prirent d’abord un tour abstrait et généralisateur. Je regardais les passants par masse et ma pensée ne les considérait que dans leurs rapports collectifs » (6). Parmi cette multitude d’hommes d’affaires, de commis, de marchands, de filous ou de joueurs de profession, de colporteurs et d’invalides, la foule se fondant en une masse amorphe et indistincte, le narrateur est soudain saisi par la physionomie étrange d’un vieillard qui passe devant la fenêtre du café où il est assis. Il se précipite dehors et se met à le suivre. L’homme traverse un lacis de rue, revient sur ses pas, tourne et retourne sans but apparent, et erre sans dire un mot parmi les groupes de passants de plus en plus rares à mesure de l’avancée de la nuit. « Il entrait successivement dans toutes les boutiques, ne marchandait rien, ne disait pas un mot, et jetait sur tous les objets un regard fixe, effaré, vide » (7). Jusqu’au point du jour, dans des cohues de plus en plus lointaines et de plus en plus rares, le vieillard arpentera les ruelles et les artères, courant d’un air désespéré jusqu’à ce qu’il retrouve un embryon de foule.

    Poe voit dans cet homme absorbé dans un mouvement sans  commencement ni fin, qui reprend sans espoir chaque jour, l’homme qui a peur de rester seul et qui n’existe que dans la proximité des autres. On peut y déceler aussi la métaphore du regard de l’homme européen, incarné par le narrateur, qui cherche à donner un sens à cette fuite aveugle de l’homme démocratique. Il est prêt à se fondre dans ce que Tocqueville nomme « une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et de vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme ».

    Et Tocqueville d’ajouter, à la fin de son ouvrage, ces phrases qui auraient pu être écrites par Poe :

    "Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d’êtres pareils, ou rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n’est plus" (8).

     

    MATTEI LE REGARD VIDE.jpg
     
    "Je voudrais vérifier la justesse des analyses de Tocqueville en revenant à la description qu’Edgar Poe donnait de l’homme moderne dans sa nouvelle The man of the crowd. Elle illustre le destin de l’homme des foules..."
     
     
     
     

    Nous sommes en présence, sous une double forme sociale et politique, de la pathologie européenne du mouvement intellectuel. Chesterton pensait que le monde moderne était envahi par « de vieilles vertus chrétiennes devenues folles » (9) ; on en dira autant de l’élan de pensée qui les avait apportées. Ce que Sloterdijk  a analysé sous la forme de la « mobilisation infinie » et de la « mytho-motricité de l’Europe », dans l’optique de la « mobilisation universelle » de Jünger, Mobilmachung, et du « dispositif » technique de Heidegger, Gestell, qui se sont emparés du monde est la déformation tardive de l’auto-motricité de l’âme platonicienne.

    Cette âme était toujours en mouvement parce qu’elle était vouée au processus infini de la connaissance ; mais elle gardait son regard fixé sur les Formes en un ancrage supérieur qui interdisait toute dérive. L’ancre retirée, le mouvement pris pour lui-même devient fou et débouche sur la destruction systématique de la réalité. Dans sa Logique du sens, Gilles Deleuze a théorisé un tel mouvement de la modernité en appelant explicitement, contre Platon et son éloge du peras et du metrion, à choisir « un pur devenir sans mesure, véritable devenir fou qui ne s’arrête jamais », et il a attribué ce devenir illimité, qui évite le présent pour confondre le futur et le passé  à « la manière du simulacre en tant qu’il esquive l’action de l’Idée » (10).

    C’est un semblable flux nihiliste et chaotique, dont la forme métaphysique avait été annoncée par Nietzsche, qui a emporté l’Europe politique dans la logique de mort des deux conflits mondiaux. On le retrouve dans le flux de destruction des guerres européennes, et ses dizaines de millions de morts qui n’étaient pas des simulacres, mais aussi dans le courant des discours révolutionnaires qui soutenaient, selon le mot d’Edouard Bernstein, que « le but final, quel qu’il soit, n’est rien ; le mouvement est tout » (11). C’est ce vertige de démesure qui a emporté les deux grands mouvements totalitaires que l’Europe a produits au XXème siècle sur les renoncements de la démocratie.

     

    chesterton-orthodoxy.jpg
     
    "Chesterton pensait que le monde moderne était envahi par "de vieilles vertus chrétiennes devenues folles"..."

               

     

    L’idée européenne de l’homme, issue du platonisme et du christianisme, a bien été pervertie par les mouvements de pensée rivaux qui ont détruit les fins mêmes qu’ils se proposaient d’atteindre, l’édification d’un homme nouveau et celle d’un monde meilleur. Lévinas s’est interrogé sur « la décision originelle » (12) qui a permis, avec l’avènement de l’hitlérisme, la régression de l’Europe dans la barbarie. Cette décision originelle, qui rompait avec toute la tradition humaniste, peut s’appliquer également au communisme.

    Les deux idéologies, en dévoyant l’idée platonicienne d’âme en un simulacre de sujet, ont obéi à la loi impitoyable du mouvement qui voit dans l’être humain l’effet de l’évolution biologique de la race ou de l’évolution historique de la classe. Si le monde n’est qu’un processus, et les actions humaines des procédures, sans qu’aucune fin soit assignée au cycle biologique comme au mouvement historique, le regard porté sur la race ou sur la classe, abandonnant tout exigence de reconnaissance spirituelle, ne décèle plus dans l’homme qu’une donnée matérielle. L’individu réel, fondé dans l’espèce sous la forme grossière de la Race et de la Classe, se trouve effectivement détruit par la force aveugle d’un devenir-fou.

    Quand la politique totalitaire élimine les fins au profit des processus, la solution qu’elle impose ne peut être qu’une solution finale. Je renvoie ici aux analyses classiques de Hannah Arendt dans Le Système totalitaire. Elle montre que la Terreur qui a frappé le monde était « la réalisation de la loi du mouvement » parce que son principe revenait à ce que « la force de la Nature ou de l’Histoire puisse emporter le genre humain tout entier dans son déchaînement » (13). La fureur de l’universel, pour le communisme, et la démence du particulier, pour le nazisme, ont constitué tous deux, sur les ruines de l’esprit européen, des lois du mouvement qui déniaient toute fin et toute stabilité aux actions des hommes. Tout devient effectivement insensé quand la nature et l’Histoire ne sont plus garantes de la stabilité de la vie humaine, mais sont en elles-mêmes des forces aveugles qui emportent et détruisent la masse indifférenciée des individus, non plus par un appareil répressif d’Etat, mais par « un mouvement constamment en mouvement ».

     

    hanna arendt.jpg
     
    "Je renvoie ici aux analyses classiques de Hannah Arendt dans Le Système totalitaire. Elle montre que la Terreur qui a frappé le monde était « la réalisation de la loi du mouvement » parce que son principe revenait à ce que « la force de la Nature ou de l’Histoire puisse emporter le genre humain tout entier dans son déchaînement »... 
     
             
     
     
     

    (1)     : F. Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., livre V, § 358, page 250.

    (2)    : F. Nietzsche, Fragments posthumes. Automne 1887 –mars 1888, tome XIII, Paris, Gallimard, 1976, 11 (411), page 362. Souligné par Nietzsche.

    (3)     : A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, I, XVI, Œuvres II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, page 557. Souligné par l’auteur.

    (4)     : A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, ibid, II, IV, V, page 821.

    (5)     : A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, ibid, II, IV, V, page 832.

    (6)     : E.A. Poe, « L’homme des foules », E.A Poe. Contes. Essais. Poèmes, édition de Claude Richard, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, page 506.

    (7)     : E.A Poe, « L’homme des foules », ibid, page 510.

    (8)     : A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., page 836 et page 851.

    (9)     : G.K. Chesterton, Orthodoxie (1908), Paris, Gallimard, 1984, page 44.

    (10) : G. Deleuze, Logique du sens, « Du pur devenir », Paris, Minuit , 10/18, 1968, pages 8 et 9.

    (11) : E. Bernstein, Die neue Zeit : le mot est rapporté et critiqué par Rosa Luxembourg au Congrès de Stuttgart du parti social-démocrate allemand le 4 octobre 1898.

    (12) : E. Lévinas, Quelques réflexions sur l’hitlérisme (1934), Paris, Payot-Rivages, 1997, page 8.

    (13) : Hannah Arendt, Le Système totalitaire (1951), Paris, Editions du Seuil, 1972, page 210.

     

     

    soljenitsyne,revolution,vendee,totalitari
</section>
<section class=