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Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires, par Stéphane Beaud, Michel Pialoux.

On se souvient de cette apostrophe prémonitoire de Pierre Mauroy, dans son fief socialiste du Nord, quinze jours avant la fin de la campagne du premier tour des élections présidentielles de 2002, rappelant à Lionel Jospin qu’il pouvait employer le mot de « travailleur » dans sa campagne.

2.jpegCet « oubli » du candidat, qui est aussi celui de son « atelier de campagne », était significatif : le « cœur de cible » du PS, comme disent les spécialistes du marketing, était bel et bien les classes moyennes, celles pour lesquelles avaient été faites les principales réformes de la seconde partie de la législature Jospin, notamment la baisse d’impôts inspirée par Laurent Fabius. À ce titre, il entérinait la disparition des ouvriers dans la tête des hiérarques du PS, qui ont sans doute pensé qu’en dépit de tout, la baisse du chômage, les 35 heures, les emplois jeunes, la prime à l’emploi, etc. leur feraient regagner naturellement « leur camp » et retourner « au bercail », comme si le retour de la croissance et la baisse du chômage devaient se traduire mécaniquement par la fin du désamour entre la gauche et les classes populaires.

Erreur ou naïveté ? Pourquoi une telle myopie, si frappante aux yeux de quiconque connaît un peu ces milieux sociaux ?

Le divorce gauche/classes populaires vu du terrain et dans la durée

Nous avons eu la possibilité – la chance – de suivre au fil du temps, presque pas à pas, la déstructuration du monde ouvrier  Nous l’avons vu se décomposer, encaisser et affronter une série de terribles épreuves qui ne faisaient pas la Une de l’actualité : la menace constante du chômage, la peur permanente à l’usine, l’usure au travail au jour le jour, l’entreprise systématique de disqualification du monde ouvrier et de ses valeurs, etc. Nous l’avons vu aussi résister avec les moyens du bord (la grève de 1989 à Sochaux restée dans les mémoires), regarder avec un mélange de sympathie et d’indifférence les grèves des cheminots de 1995 (qui ne les concernaient pas d’aussi près qu’on a bien voulu le dire). Nous avons vu monter de manière inexorable le chômage des jeunes, s’installer durablement la désespérance des « jeunes de cité », enfants d’immigrés pour la plupart, stationnant depuis des années, au mieux aux portes de l’emploi stable, au pire, dans des stages de formation parking. Nous avons vu décroître l’influence du Parti communiste, s’effilocher les rangs de la CGT et s’effondrer la CFDT ouvrière (qui n’a jamais pu se remettre de la « trahison notiste »). Parallèlement à l’effondrement d’une gauche ouvrière qui s’était dotée de ses propres représentants ouvriers, parlant haut et fort son propre langage, nous avons vu enfin monter régulièrement chez les ouvriers de cette région, en même temps que l’abstention, le vote Front National, un petit peu plus à chaque élection, sans qu’apparaissent pour autant des militants et des figures locales. Cette influence du FN a grandi régulièrement, de manière cachée et rampante. En même temps que l’onction électorale donnée aux thèses du FN, nous avons vu s’afficher ouvertement des opinions racistes et, symétriquement, certains « jeunes de cité » adopter une attitude systématique de provocation et d’agressivité vis-à-vis de tout ce qui pouvait être assimilé à un pouvoir « blanc » : la police, la justice, mais aussi l’école, les voisins, les « petits vieux » qui n’ont jamais rien dit et qui essaient de passer inaperçus dans le décor. On pourrait faire un inventaire plus détaillé de ces insensibles glissements qui, mis bout à bout, ont fini par composer un nouveau paysage social et politique où les ouvriers sont, sinon « passés à l’extrême droite », du moins dans un état permanent d’exaspération. Bref, s’il y a quelque chose qui ne peut pas nous surprendre, c’est le maintien dans les classes populaires de l’influence de Le Pen et l’ampleur accrue du discrédit de la gauche de gouvernement.

 Une classe devenue « objet »

4.jpgLa sévère défaite de la gauche de gouvernement le 21 avril 2002 et le réveil d’une extrême gauche se réclamant du trotskisme ont, à l’inverse, fait resurgir une lecture archéo-marxiste du monde ouvrier, à la fois oublieuse de la réalité empirique et allergique à toute perspective sociologique attentive aux pratiques des individus. Contre la tentation que l’on voit poindre ici ou là de ressortir les mythes d’antan (la « figure ouvrière », l’ouvrier abstrait, idéalisé et héroïsé de la geste « ouvriériste » ou « gauchiste »), il s’agit de faire œuvre de lucidité collective, de sortir de l’ethnocentrisme dans lequel tombent sans le savoir la plupart des intellectuels dès qu’ils parlent des classes populaires.

Pour aller à l’essentiel, il faut d’abord dire que le monde ouvrier, en même temps qu’il s’est transformé objectivement (chute des forteresses, réorganisation industrielle, vieillissement des actifs, montée du chômage, etc.), s’est progressivement trouvé privé des porte-parole, des mots, des « repères » qui lui avaient longtemps servi à se constituer en groupe. Les vieux mots apparaissent usés, les organisations auxquelles les ouvriers donnaient leur confiance se sont trouvées progressivement disqualifiées dans le champ politique. Le moral des militants en a été profondément altéré, le renouvellement des générations s’est opéré très difficilement dans les sections syndicales et dans les unions départementales. La vitalité du monde syndical, tant dans l’entreprise qu’au niveau local, qui constituait un capital collectif inestimable, s’est émoussée, la transmission d’une culture politique s’est interrompue. C’est ainsi que les ouvriers ont perdu leur élite : les ouvriers qualifiés qui formaient le fer de lance du groupe et l’ossature des sections syndicales d’entreprise. Beaucoup de militants vieillis sont partis à la retraite ou ont choisi d’aller chercher ailleurs une respectabilité (les anciens de la CFDT dans les associations, le travail social, l’enseignement ou même le consulting social, certains militants de la CGT ont pu aussi « se notabiliser »).

Le plus frappant est que ce processus de « dépolitisation ouvrière » s’est fait sans brutalité et dans le plus grand silence. La représentation héroïque et messianique du monde ouvrier (l’image de Sartre haranguant le prolétariat de Billancourt, le temps où l’on disait « Le Parti », « La classe » pour désigner les ouvriers) s’est comme dissoute en l’espace de dix ans (1975-85) qui ont vu se succéder la (re)découverte du Goulag, l’irruption des nouveaux philosophes (qui continuent de sévir dans le champ intellectuel), la rupture de l’union de la gauche, le brutal tournant libéral de 1983. À partir de là, les ouvriers sont apparus progressivement « hors-jeu », simples témoins d’un passé appelé à disparaître.

Cette période de « modernisation conservatrice » qui commence au milieu des années 1980 (qu’on se souvienne de l’émission télévisée Vive la crise en 1984) a fortement contribué au processus d’invisibilisation dans la société française du groupe ouvrier, privé de ses points d’appui dans l’espace public et de ses relais chez les intellectuels. Une méconnaissance profonde des conditions d’existence des classes populaires, voir un réel désintérêt se sont alors développés. À partir du moment où ont cédé les digues qui protégeaient les ouvriers du regard méprisant des élites, le processus de dévalorisation massive de la condition ouvrière et de tout ce qui est ouvrier a pu se donner libre cours. C’est aussi à partir de ce moment que sont apparus, chez de nombreux ouvriers, le sentiment qu’on les avait abandonnés et le soupçon que la gauche les prenait peu ou prou pour des « privilégiés » ou, en tout cas, pour des personnes qui n’étaient pas trop à plaindre : la gauche de gouvernement ne s’occupait plus d’eux, mais soit des « pauvres », des « exclus », des « Arabes », etc., soit des jeunes détenteurs de futures compétences (BTS, techniciens) qui ont achevé de les enterrer symboliquement (« Et nous, les OS ? » clamaient-ils dans les années 1980). Bref, les ouvriers stables n’ont plus été un sujet de préoccupation pour la gauche.

Pour toutes ces raisons, on est fondé à dire que les ouvriers sont devenus plus ou moins une « classe objet », comme disait Pierre Bourdieu. Si on les compare aux ouvriers qui était « pris » et enveloppés dans la « classe », les ouvriers d’aujourd’hui ont cessé de se penser comme un groupe à part. Pour une large part, très sensibles au regard que la société porte sur eux, ils semblent appartenir désormais à un groupe poreux, sans frontières fortement délimitées. La montée du chômage de masse, l’arrêt de l’embauche dans les grandes usines, le vieillissement sur place, tout contribue à installer l’idée que les ouvriers n’ont plus d’avenir en tant que groupe. En schématisant, on peut dire qu’autrefois les ouvriers étaient respectés et faisaient peur, alors qu’aujourd’hui, ils ne sont guère respectés, ni défendus dans les usines et ont cessé de faire peur. Pire, on les prend en pitié. Le point d’aboutissement de ce processus de dévalorisation a pu déboucher sur des attitudes suicidaires du type de celle des ouvriers de Cellatex ou de Moulinex qui menaçaient de « tout faire sauter ». Par certains côtés, dans certaines constellations ouvrières, le vote Le Pen exprime aussi un formidable ressentiment.

La spirale de la dévalorisation et de l’autovalorisation

Aujourd’hui les ouvriers ont le sentiment d’être abandonnés : ils sont devenus des « petits », parfois prêts à des alliances contre les « gros », avec les artisans et commerçants, contre les « pourris », les « riches », mais aussi contre les « immigrés », les « Arabes », les « pauvres ». À l’égard de ces derniers, ils ont une relation très ambivalente parce que ce sont les groupes sociaux dont il faut à tout prix se démarquer, pour préserver sa dignité. En même temps, ils représentent un avenir possible : celui d’ouvriers déchus, dépossédés de leurs droits et bafoués dans leur estime d’eux-mêmes.

Qu’est-ce qui a contribué à cette dévalorisation ? D’abord, le chômage car, comme a su le dire Henri Krasucki (dans le film de Gilles Balbastre, Le chômage a une histoire) : « Il n’y a pas de moyen de coercition plus violent des employeurs ou du gouvernement que le chômage. Aucune répression physique, aucune troupe qui matraque, lance des grenades, rien n’est aussi puissant comme moyen contre la volonté d’affirmer une dignité, la volonté d’être considéré comme un être humain. C’est ça la réalité des choses ». Mais aussi le fort vieillissement des ouvriers dans les usines, la manière dont le renouvellement des générations s’est opéré, la façon dont les patrons ont refusé la formation continue des ouvriers (à la différence de l’Allemagne), la disqualification de plus en plus forte du PCF et de la CGT (c’est même un miracle que la CGT ait réussi à « tenir » au moment où s’est effondré le PCF).

Les transformations de l’école ont contribué à cette dévalorisation. Les filières professionnelles sont devenues en quelques années synonymes d’échec. De même que l’étude du célibat chez les paysans béarnais à la fin des années 1950 constituait un indicateur très sûr de la dévalorisation du monde paysan, de même, à Sochaux comme dans les vieilles régions industrielles, la fuite des filières de l’enseignement professionnel autrefois valorisées (comme les CAP qui préparaient au métiers d’ouvriers qualifiés) a révélé l’étendue de la dévalorisation de la condition ouvrière. Tendanciellement, les élèves des lycées professionnels sont devenus des enfants d’immigrés : il s’est joué ici quelque chose d’essentiel dans la représentation du monde ouvrier. Une anecdote en dit long sur cette dévalorisation du monde ouvrier dans les instances du pouvoir : au ministère de l’Éducation nationale, la rumeur a commencé à circuler qu’il ne fallait plus écrire ou prononcer le mot « ouvrier » dans les projets de revalorisation du lycée professionnel et que le seul mot permis était celui d’« opérateur ».

La fracture intergénérationnelle est au centre de la dévalorisation symbolique de la « classe ouvrière ». Le rajeunissement du groupe ouvrier ne s’est opéré que très tardivement et principalement à travers l’intérim, la précarité, dans des conditions qui empêchaient la transmission et l’articulation des expériences. Une fraction croissante des enfants d’ouvriers sont les enfants d’immigrés qui rejettent violemment tout ou partie de l’héritage ouvrier traditionnel (pour qu’ils l’acceptent, il faut des circonstances exceptionnelles comme dans la lutte des jeunes du Mac Do menées par des jeunes diplômés du « 93 »). Le sentiment de ne plus faire partie du même monde s’approfondit, chez les vieux comme chez les jeunes.

La question des immigrés joue là un rôle déterminant : celui de bouc émissaire qui leur est dévolu depuis vingt ans. Un mécanisme social d’une redoutable efficacité s’est alors mis en place : la croissance d’une « armée industrielle de réserve », la mise en concurrence entre « nationaux » qui décrochent et « immigrés » dont les ouvriers ont l’impression qu’ils ne cessent d’arriver plus nombreux en France (des classes de primo arrivants dans les écoles primaires, les regroupements familiaux, etc.). On ne mesure guère, chez les défenseurs d’une immigration « libre », à quel point la majorité des classes populaires été traumatisée par ces vingt ans d’attaques et de combats pour la survie qui les ont éloignées de tout progressisme en la matière.

Conclusion

Le vote FN dans les classes populaires doit être analysé comme un symptôme de la spirale de dévalorisation et d’autodévalorisation qui s’est emparée de (feu) la classe ouvrière, celle qui auparavant organisait et fédérait autour d’elle les autres fractions des classes populaires. Le choc du premier tour de l’élection présidentielle de 2002 invite à la réflexion et à faire retour sur les vingt années précédentes qui ont préparé le terrain à cette déroute et à cette humiliation collective du « peuple de gauche ». En fait, au cours de cette période, l’écrasement progressif des classes populaires n’a été troublé que par quelques moments de colère : les sidérurgistes de Longwy de 1979 et 1984, les ouvriers de Peugeot de 1989, les cheminots de 1995. Alors qu’à la fin des années 1960 la révolution apparaissait comme un spectre menaçant, trente ans plus tard, le tableau social s’est inversé : la constitution d’une armée de réserve d’intérimaires et de CDD, l’instauration d’une précarité institutionnelle, l’atonie des syndicats ouvriers, le démantèlement progressif de l’État social, la défaite ouvrière et la fragmentation des classes populaires en même temps que la cohésion renforcée et l’enrichissement d’une classe dirigeante de plus en plus sûre d’elle-même. C’est ainsi qu’on constate que la peur sociale a changé de camp durant cette période. En fait, on a méconnu la façon dont les effets de « la crise » se sont fait sentir sur les « perdants », la façon dont la société salariale s’est décomposée et divisée. Les valeurs de gauche – comme l’égalité ou la fraternité – ne sont plus prises en charge, mais sont au contraire disqualifiées, voire tournées en ridicule. D’où l’importance de revenir aujourd’hui sur ce qui s’est passé après « le tournant de la rigueur » pris par la gauche au pouvoir. En même temps que la montée inexorable du chômage, la réhabilitation de l’entreprise (Tapie, Montand, Minc, etc.) en dit long sur l’intense travail idéologique qui a été effectué alors pour changer les structures mentales des individus, la conversion au « réalisme », la réinterprétation/liquidation du marxisme. Alors qu’aujourd’hui la bourgeoisie française consolide son pouvoir, « en bas », la fragilisation, la déstabilisation, la rupture des logiques de reproduction et surtout l’effondrement de (presque) tout ce qu’il y avait de capital collectif dans les classes populaires n’ont cessé de se renforcer. C’est ce capital collectif que les « forces progressistes » de ce pays, notamment les intellectuels, doivent patiemment contribuer à reconstruire… 

Notes

  • [1]
    Ce texte est la reprise modifiée d’un article paru dans le livre À Gauche !, Paris, La Découverte, 2002. Nous remercions, d’une part, les éditions La Découverte d’avoir accepté cette nouvelle publication dans la revue Savoir/ Agir et, d’autre part, Gérard Mauger pour sa relecture minutieuse du texte.
  • [2]
    Nous enquêtions depuis 1985 dans la même région ouvrière, celle des ouvriers de l’automobile des usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard et de sa myriade de sous-traitants, d’usines satellites, proches de l’usine mère.

 

C'est dans Cairn Info, et c'est très intéressant  :

 

https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2015-4-page-63.htm

Source : https://www.cairn.info/

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