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République ou Royauté ? - Page 47

  • Mai 68 • LʼEmpire U.S. contre-attaque [7]

    Une fois que la tempête a commencé, les leaders de la J.C.R. « Krivine, Bensaïd, Weber sont fiers de lʼaide que leur apporte la IVème Internationale – essence belge, talkies-walkies américains, collecte des dockers ceylanais. » Alain Krivine est, de même, fier dʼavoir lʼhonneur dʼêtre reçu par le plus américain des politiciens français, Pierre Mendès France, qui, le 10 mai 1968, à lʼoccasion dʼun débat à lʼAssemblée nationale sur la proposition faite par de Gaulle de revenir à lʼétalon-or strict, sʼemportait contre « une politique médiévale, une politique qui nʼest pas digne dʼun État moderne »[1].

    « Pierre Mendès France désire le rencontrer pour sʼinformer de lʼétat dʼesprit des jeunes contestataires. […] Alain respecte Mendès et ne voit nulle objection à semblable entretien. Dès le 18 mai, ils sont face-à-face dans un restaurant voisin de la rue Montholon. Une autre conversation suivra. Lʼancien président du Conseil est à la fois réjoui et alarmé. Réjoui parce quʼune de ses vieilles prédictions se réalise : ce régime est à la merci dʼune poussée violente. Tourmenté parce quʼil juge de Gaulle capable de recourir aux armes. »[2]

    Aucune preuve, cependant, nʼa encore été révélée qui puisse confirmer quʼil y aurait eu des liens entre la IVème Internationale et la C.I.A. au moment de 68, seulement un faisceau dʼindices. Il est en revanche attesté, concernant la troisième branche du trotskisme français, le « lambertisme », auquel ont notamment appartenu MM. Jospin, Mélenchon et Cambadélis avant de rallier le P.S., que la main des services secrets américains agissait pour, si lʼon peut dire, piloter la boutique.

    Le Français le plus proche de lʼagent de la C.I.A. Irving Brown, André Lafond, en plus de sa fonction de syndicaliste à F.O, était membre de lʼO.C.I, qui auparavant sʼappelait Parti communiste internationaliste (P.C.I.). « Dans lʼentre-deux-guerres, il fut militant socialiste sympathisant des bolchevkis-léninistes à lʼintérieur de la SFIO, démissionna en 1936 et adhéra officiellement au Parti communiste internationaliste. […]. À partir de 1950, sa correspondance avec Brown et Lovestone devient très régulière. »[3]

    Tant F.O. que les « lambertistes » de lʼO.C.I. étaient des organisations que la C.I.A. avait infiltrées. Cʼest ce que montre le passage qui suit :

    « À lʼautomne 1967, Robert Ehlers sʼintéresse particulièrement aux nouveaux groupuscules révolutionnaires et à leurs jeunes dirigeants. »[4] Cet homme est le « directeur adjoint du bureau parisien de Radio Liberty »[5], une radio créée en 1949 sous lʼégide de la C.I.A. En novembre 1967, il fait la rencontre de « M. », qui « passe pour un des meilleurs spécialistes de lʼextrême gauche »[6]. Ce dernier lui conseille dʼinterviewer quelques figures de ce courant. Une journaliste de son équipe rencontre alors Charles Berg, dirigeant dʼun groupuscule trotskiste appelé Révoltes. « Dans la discussion, le cigare aux lèvres, Charles Berg a confié à la journaliste de Radio Liberty que les jeunes de son mouvement acheminaient derrière le rideau de fer une littérature considérée comme subversive dans les pays du bloc soviétique, ce dont il paraît très fier. Cette confidence, dont il a fait état non sans une certaine gloriole, suscite la curiosité de M. Ce dernier nʼignore pas en effet les liens qui existent entre le groupe de Berg, coiffé par un certain Pierre Lambert, et FO, ni ceux de FO avec la revue Le Syndicaliste exilé et le Centre dʼétudes économiques et syndicales, ni davantage ceux dʼIrving Brown avec FO et les services américains. »[7]

    Pierre Lambert, le premier mentor politique des Jospin, Cambadélis et Mélenchon était donc en relations resserrées avec les États-Unis, ce qui peut expliquer leur parcours. En rejoignant le P.S. pour des raisons stratégiques dʼentrisme, cʼest-à-dire avec lʼaval de leur direction, ils restaient dans le giron américain. Leur évolution ne représentait en rien une trahison. Elle relevait dʼune certaine continuité. Et lʼun des leaders de Mai, Jacques Sauvageot, issu de lʼatlantiste P.S.U., savait à qui il devait sa place de chef de lʼU.N.E.F. : à une autre formation atlantiste, les trotskistes de lʼO.C.I.

    Experts ès rouerie, en dignes successeurs de leur grande sœur la perfide Albion, les Américains agissaient sous couvert. Ils ne regardaient pas non plus le mouvement maoïste français des Linhart et Lévy – lʼUnion des jeunesses communistes (marxistes-léninistes) fondées les 10 et 11 décembre 1966 au théâtre dʼUlm – comme un ennemi mais comme un allié objectif. Ce changement radical – car en 1964 la décision de la France dʼétablir « des relations diplomatiques avec la Chine populaire est accueillie par les États-Unis comme un geste de défiance à leur égard »[8] – est opéré suite aux conseils prodigués par Henri Kissinger, qui « considérait que la Chine, ruinée par la Révolution culturelle, ne constituait pas un modèle révolutionnaire crédible et quʼelle appartenait dʼores et déjà, du fait de son opposition à lʼURSS, au système de sécurité américain »[9] On retrouve une telle analyse dans le film Pentagon Papers (2018), au détour dʼune conversation à la fin dʼun dîner réunissant des membres éminents de lʼestablishment de lʼère Nixon.

    De ce fait les militants maoïstes, ces communistes concurrents du P.C.F. pro-soviétique, nʼétaient pas du tout gênants pour les Américains, ils pouvaient sans problème aller chercher à lʼambassade de Chine les grands textes du marxisme-léninisme, le Petit Livre rouge de Mao et le périodique Pékin Information, pour les refourguer aux jeunes esprits naïfs prêts à croire que le Grand Timonier fût un bienfaiteur de lʼhumanité et la Chine un paradis. En Europe de lʼOuest les groupuscules maoïstes, comme lʼaffirme Morgan Sportès, étaient en réalité plus ou moins contrôlés par la C.I.A.[10]

    Celle-ci, parce quʼentre les États-Unis et la France « le malentendu est permanent avec des périodes de très vive tension »[11], et donc « nʼapprécie pas la politique gaulliste, cherche dʼailleurs à semer le trouble en France »[12]. Le moins quʼon puisse dire cʼest quʼelle a réussi...  (Fin du dossier)  

    [1]  Maurice Vaïsse, La grandeur. Politique étrangère du général de Gaulle, Paris, C.N.R.S. Éditions, 2013, p. 405-406.

    [2]  Hervé Hamon, Patrick Rotman, op. cit., p. 532.

    [3]  Tania Région, op. cit., p. 108.

    [4]  Frédéric Charpier, La CIA en France. 60 ans dʼingérence dans les affaires françaises, Paris, Seuil, 2008, p. 264.

    [5]  Ibid., p. 263.

    [6]  Ibid., p. 266.

    [7]  Ibid., p. 267-268.

    [8]  Maurice Vaïsse, op. cit., p. 363.

    [9]  Cité par Morgan Sportès, Ils ont tué Pierre Overney, Paris, Grasset, 2008, p. 193.

    [10]  Ibid., p. 195.

    [11]  Maurice Vaïsse, op. cit., p. 364.

    [12]  Ibid., p. 369.

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Mai 68 • LʼEmpire U.S. contre-attaque [6]

    Les mouvements gauchistes, pourtant dʼinspiration marxiste, étaient infiltrés par des personnes agissant à la solde des Américains. Le cas le plus emblématique étant celui de la « lambertiste » O.C.I., lʼune des trois factions du trotskisme français, avec le   « franckisme » et le « pablisme ».

    Le terme « pablisme » vient de Pablo, le pseudonyme de Michel Raptis. Son « mouvement » Voix ouvrière était lʼhéritier dʼune organisation fondée au début de la Seconde Guerre mondiale par des militants trotskistes, dont de nombreux juifs roumains. Au moment de sa réorganisation, dans les années 50, beaucoup de ses militants avaient été dʼanciens membres des jeunesses socialistes sionistes, essentiellement issus du Hashomer Hatsaïr. Après sa dissolution et sa réorganisation consécutive aux événements de Mai 68, il prit le nom de Lutte ouvrière »[1] (L.O.), parti que le grand public connaît à travers la figure dʼArlette Laguiller, première femme à sʼêtre présentée à une élection présidentielle. Le rôle des « pablistes » a été mineur en Mai 68, mouvement quʼà la base ils rejetèrent car, selon leur point de vue, dʼessence étudiante et petite-bourgeoise.

    Au contraire des « franckistes », qui participèrent pleinement au lancement de la révolte. Lors de lʼattaque de lʼAmerican Express, rue Auber, le 21 mars, est présent parmi le commando le responsable du service dʼordre de la J.C.R., Xavier Langlade. Le lendemain est fondé le Mouvement-du-22-mars à Nanterre. « Des anars, des lecteurs assidus des situationnistes, des trotsko-guévaristes de la JCR, des anarcho-communistes, des libertaires »[2] forment le gros des troupes. Ce nʼest pas un parti politique mais « une mouvance, un creuset, sans programme, sans héirarchie officielle, sans dirigeants élus. »[3] Daniel Bensaïd, un « toulousain volubile, normalien de Saint-Cloud et philosophe à Nanterre, représente la JCR au sein du 22-Mars. »[4]

    Le 3 mai C.R.S. et étudiants sʼaffrontent autour de la Sorbonne. On y retrouve des militants J.C.R., qui font partie des milliers dʼenragés qui se mesurent aux gardiens de la paix. « La plupart des leaders arrêtés dans la cour de la Sorbonne ont été conduits au commissariat qui occupe les sous-sols de lʼOpéra. Bouclés dans des cages grillagées, ils ont tout loisir dʼanalyser la conjoncture. Sauvageot découvre Cohn-Bendit, quʼil ne connaît guère, et entame avec lui une longue conversation. En aparté, Alain Krivine et Henri Weber, les dirigeants de la JCR, planifient les mobilisations futures. […] Le pouvoir vient dʼoffrir aux révolutionnaires sans révolution une chance inespérée, inouïe. »[5] Durant « cette nuit du 3 au 4 mai se met en place un état-major, un cartel qui parle désormais au nom du ʽʽmouvementʼʼ »[6] : y appartiennent le S.N.ESup (un syndicat dʼenseignants représenté par Alain Geismar), lʼU.N.E.F., le 22-Mars, et une seule formation véritablement politique, avec un programme précis, une idéologie définie et une structure hiérarchique, la J.C.R.

    Ce courant du trotskisme est désigné par le vocable « franckisme » car il a pour fondateur Pierre Franck (1905-1971), membre de la direction de lʼInternationale trotskiste, la IVème Internationale, qui est né dans « une famille juive […] de Vilna »[7].

    Comme pour la « pabliste » Voix Ouvrière, son mouvement comprend un « grand nombre de militants dʼorigine juive. »[8] Ils sont généralement issus du socialisme sioniste plutôt que du socialisme juif, ou Bund. « Certains militants ont dʼabord appartenu à une organisation sioniste socialiste, lʼHachomer Hatzaïr, avant de rejoindre la Ligue. Cʼest le cas dʼH. Weber, inscrit à cette organisation par ses parents dès lʼâge de 9 ans. »[9] Cʼest pourquoi ils entretiennent des liens privilégiés avec lʼun des alliés les plus proches des États-Unis, si ce nʼest le plus proche, si lʼon en croit Wladimir Rabi, qui insiste, concernant les États-Unis, sur « la puissance de lʼestablishment et le lobby juif »[10], et comme en atteste cette conversation tenue entre de Gaulle et Nixon en 1969 :

    Le président américain tient surtout à apporter une précision à son homologue français : ʽʽÀ propos dʼIsraël, je voudrais vous éclairer sur deux aspects. Dʼabord il y en a qui pensent quʼaucun président des États-Unis ne peut prendre une décision quelconque au sujet dʼIsraël sans tenir compte du vote juif. Ce nʼest pas mon cas.ʼʼ

    Je le sais, lʼinterrompit le Général. »[11]

    Au sein du trotskisme franckiste, « les rapports de certains militants à lʼÉtat dʼIsraël sont étroits. Ainsi, R. Prager, après avoir été déchu de la nationalité française au début de lʼannée 1950, pour avoir déserté en 1939, sʼinstalle en Israël, de mars 1950 à décembre 1952. […] De même, des militants israéliens dʼextrême gauche prennent contact avec la JCR en 1966. »[12]

    Ce qui fera dire à Michel Warschawski[13] que grâce au canal trotskiste « les idées de Mai 68 circulaient jusque dans les banlieues dʼHaïfa »[14].

    La J.C.R est créée par « deux ou trois cents militants »[15] après lʼélection présidentielle de 1965, durant laquelle Alain Krivine et ses amis ne soutiennent pas François Mitterrand, candidat unique de la gauche et notamment du P.C.F. « Elle recrute des néophytes épris de communisme originel, épouvantés par lʼhorreur stalinienne. Ils ne sʼaperçoivent pas que les ronds-de-cuir de la IVème Internationale leur débitent en tranches le Talmud trotskiste. »[16] Cette organisation transnationale, dont les ramifications vont de New York jusquʼà Amsterdam et Bruxelles en passant par Londres, semble être de mèche avec ceux qui en veulent à de Gaulle, et qui pour lʼaffaiblir tentent dʼinsuffler un esprit de révolte parmi les étudiants français afin que se levât une mouvement massif de contestation.

    Sinon pourquoi Pierre Franck fut-il capable de prophétiser Mai 68 ? Comment pouvait-il deviner lʼimminence de lʼirruption de la crise ? Une source indique quʼil était persuadé que des émeutes, des grèves et des manifestations – un nouveau « 36 », en plus grand – se produiraient : « Seul Pierre Franck, le grand-papa des trotskistes de la JCR, sʼobstine à répéter que quelque chose dʼénorme se prépare, que ce sera plus important quʼen 1936. Il a même bousculé ses horaires de repas – un comble ! Irrespectueusement, Krivine se dit que le Vieux déconne. »[17]  (Dossier à suivre)   

    [1]Yaïr Auron, Les juifs dʼextrême-gauche en mai 68, Paris, Albin Michel, 1998, p. 270.

    [2]Hervé Hamon, Patrick Rotman, op. cit., p. 431.

    [3]Idem.

    [4]Ibid., p. 432.

    [5]Ibid., p. 456.

    [6]Ibid., P. 459.

    [7]Jean-Paul Salles, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu dʼapprentissage, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 307.

    [8]Ibid., p. 307.

    [9]Ibid., p. 308.

    [10]Wladimir Rabi, « LʼEstablishment juif. Structures et idéologie », Catalogue pour des juifs de maintenant, n° 38, septembre 1979.

    [11]Vincent Nouzille, op. cit., p. 235.

    [12]Jean-Paul Salles, op. cit., p. 310.

    [13]Lui, le « fils du grand rabbin de Strasbourg, ayant réalisé son aliya avant 1968 et militant antisioniste, tout en expliquant le rôle quʼont eu les militants trotskystes dʼIsraël dans son évolution intellectuelle, insiste sur lʼimportance des liens étroits entretenus notamment avec la JCR », ibid., p. 310.

    [14]Idem.

    [15]Hervé Hamon, Patrick Rotman, op. cit., p. 302.

    [16]Idem.

    [17]Ibid., p. 508. 

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Mai 68 • LʼEmpire U.S. contre-attaque [4]

    Jay Lovestone

     

    Il s’agit maintenant de s’intéresser au plus haut fait accompli par Irving Brown, lui qui « s’est […] vanté d’avoir favorisé la scission de la CGT »[1], à savoir la création du syndicat anti-soviétique Force ouvrière. 

    Force Ouvrière 

    Après-guerre la C.G.T., qui est le bras armé syndical du P..C.F., un parti politique agissant selon les ordres de Moscou, est toute-puissante. Son hégémonie sur le monde ouvrier cause des torts aux intérêts américains. Tel est le cas de l’influence du syndicat communiste sur les dockers, qui entrave gravement le bon déroulement de la coopération militaire entre les États-Unis et la France. « Depuis le début des années 1950, la CIA recourt en effet à des hommes de main sur les docks, à Marseille, mais aussi à Bordeaux, Cherbourg ou La Rochelle, pour s’opposer aux syndicats des dockers CGT qui menacent l’acheminement de matériels militaires américains en France. Irving Brown […] sert à l’agence de factotum. Dès 1948, il a pris contact avec Pierre Ferri-Pisani : ce sulfureux syndicaliste marseillais aux fréquentations éclectiques – il a été exclu de la SFIO après avoir tenté d’évincer Gaston Defferre de la direction de sa fédération des Bouches-du-Rhône – fait alors figure de ponte des sections des dockers de Force ouvrière. Avec lui, Brown fonde le comité méditerranéen ʽʽantikominformʼʼ (ou Comité des marins libres), où ʽʽgrenouillentʼʼ la mafia napolitaine et des pistoleros du milieu corse. Avec les nervis de Ferri-Pisani, rémunérés durant des années sur les fonds secrets de la CIA, les ports français seront aussi animés et dangereux que les rues de Chicago au temps de la prohibition... »[2] Si la mafia est si puissante à Marseille – là se trouve d’ailleurs l’origine de la French connection –, ce n’est pas lié qu’au hasard. Elle n’est pas apparue par magie.

    La stratégie américaine consiste alors à affaiblir le syndicat communiste. « Depuis 1946, Brown intrigue et manœuvre pour rompre l’hégémonisme communiste à la direction de la CGT. Dans ce but, il appuie la fraction Force ouvrière qui s’est constituée depuis 1944, dirigée par Léon Jouhaux et surtout Robert Bothereau »[3]. Le 29 décembre 1947 ce dernier quitte la C.G.T. pour fonder F.O., s’appuyant sur le « soutien logistique et financier […] d’Irving Brown, mais aussi du puissant syndicat allemand DGB et des trade-unions britanniques qui servent de relais à lʼAFL. »[4] Outre ceux déjà évoqués, les membres fondateurs de F.O. sont Albert Bouzanquet, Pierre Neumeyer, Georges Delamarre, Rose Étienne, André Lafond, René Richard, Charles Veillon, Gabriel Ventejol et Raymond Le Bourre.

    Parmi eux, André Lafond et Raymond Le Bourre sont ceux qui ont les relations les plus soutenues avec la C.I.A., c’est-à-dire Irving Brown et Jay Lovestone. Né Jacob Liebstein, il « est issu d’une famille juive émigrée de Russie. D’abord proche de la gauche du parti socialiste, il se radicalise sous l’influence de la révolution russe et participe à la fondation du parti communiste américain, dont il devient le secrétaire à la mort de Ruthenberg. En 1937, il rompt avec Staline. D’anti-stalinien, il devient anti-communiste. Ayant rejoint lʼAFL en 1941, il crée avec quelques hauts responsables le Comité des syndicats libres (Free trade unions comittee) dont il devient le secrétaire exécutif, et dont le but est d’assister les syndicats libres à l’étranger »[5].

    Tania Frégin signale même qu’André Lafond « entretient d’excellents rapports avec Brown qu’il sollicite pour des services aux exilés, ou pour favoriser l’embauche de certains salariés dans les compagnies américaines. »[6] l’aide apportée par les États-Unis à F.O. était essentiellement d’ordre matériel.

    Thierry Wolton soutient que « l’American Fédération of Labour a soutenu financièrement les premiers pas de Force ouvrière en lui versant 5 000 dollars toutes les trois semaines, et ce, jusqu’à la fin janvier 1948. Puis, lʼAFL lui a accordé un prêt de 25 000 dollars pour 1948, et l’ambassade américaine a entrepris des démarches pour obtenir de Washington 250 000 dollars supplémentaires. […] Une partie [des] ressources [du FTUC] provenait de centrales américaines, dont le puissant Syndicat international des travailleurs de la confection féminine. Un rapport financier de ce syndicat fait apparaître que Force ouvrière a reçu par son intermédiaire, de 1948 à 1950, 300 000 dollars. […] Thomas Braden, un ancien responsable des opérations de la CIA en Europe, affirmera en 1967 avoir remis lui-même à Irving Brown 50 000 dollars en petites coupures pour Force ouvrière. Braden prétendra encore que la CIA aurait versé 2 millions de dollars dans les années 50 au Free Trade Union Committee, pour le financement des syndicats français. »[7]

    On peut par conséquent parler de véritable « guerre froide syndicale » opposant les deux superpuissances américaine et soviétique. Mais le syndicalisme ne se réduit pas à la défense des salariés. Il s’applique aussi notamment au domaine de la formation des élites, à l’orientation intellectuelle des futurs décideurs. Parmi les masses le modèle culturel américain a été très tôt dominant. Mais cela n’était pas le cas pour les élites. « La France de l’après-guerre voit la diffusion du ʽʽmodèleʼʼ américain, davantage dans la culture de masse que dans les formes traditionnelles et élitistes. Le PCF exerce d’ailleurs une attraction importante sur les intellectuels. L’affrontement idéologique est violent. Des entreprises anti-communistes regroupant des intellectuels venus d’horizons divers sont menées, soutenues par les fonds secrets américains. »[8]

    C’est pour cette raison que l’effort de « containment » des États-Unis s’est également concentré sur le syndicalisme étudiant, puisque les universités sont le lieu de prédilection de l’émergence des élites nouvelles. L’Union nationale des étudiants de France (U.N.E.F.), le principal syndicat étudiant, a été l’objet d’une lutte d’influence entre Ouest et Est. Les Américains entendaient que leurs hommes y soient présents.  (Dossier à suivre)   

    [1]  Thierry Wolton, La France sous influence. Paris-Moscou : 30 ans relations secrètes, Grasset & Fasquelle, 1997, p. 98.

    [2]  Frédéric Charpier, « De la Synarchie à lʼénarchie » in Benoît Collombat, David Serveny (dir.), Histoire secrète du patronat..., op. cit., p. 70.

    [3]  Frédéric Charpier, La CIA en France..., op. cit., p. 42.

    [4]  Ibid., p. 43.

    [5]  Tania Régin, « Force Ouvrière à la lumière des archives américaines », Cahier dʼhistoire. Revue dʼhistoire critique, n°87, 2002, p. 110.

    [6]  Ibid., p. 109.

    [7]  Thierry Wolton, op. cit.

    [8]  Tania Régin, op. cit.  

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Mai 68 • LʼEmpire U.S. contre-attaque [3]

     Irving Brown

     

    À l’intérieur de l’hexagone, les principaux relais des États-Unis étaient la Section française de l’Internationale ouvrière (S.F.I.O), le syndicat Force Ouvrière (F.O.), l’Union nationale des étudiants de France (U.N.E.F.) et l’extrême-gauche, c’est-à-dire maoïstes et trotskistes. 

    La S.F.I.O. 

    Le parti politique fondé par Jean Jaurès et Jules Guesde, ancêtre du Parti socialiste, devient, au moment de la Guerre froide, un allié important des États-Unis. « En 1947, la SFIO rallie l’avant-garde de l’anti-soviétisme. Elle devient et restera tout au long de la guerre froide un fidèle partenaire de Washington et de ses services secrets. »[1] L’aide américaine destinée aux alliés européens, appelée plan Marshall, sert notamment à renflouer ce parti, et en particulier son journal, fondé par Léon Blum, Le Populaire. C’est le Free Trade Union Congress (F.T.U.C.) qui est chargé d’assurer ce financement occulte. « Depuis la Libération, certains journaux français ne survivent que grâce aux subsides du plan Marshall. En particulier ceux du groupe de presse socialiste de la SFIO. Le FTUC […] a versé 20 000 dollars au Populaire »[2].

    Un Américain a été l’éminence grise et, surtout, le mécène des socialistes français durant l’après-guerre : Irving Brown, comme le souligne Frédéric Charpier : « La SFIO sait ce qu’elle doit au mouvement ouvrier juif, mais aussi à Irving Brown, qui a levé pour Le Populaire, auprès des banquiers Rothschild, 3 millions de francs. »[3] Irving Brown est un « juif libre-penseur »[4] qui est né à New York le 18 novembre 1911 et qui est décédé à Paris le 10 février 1989. Son père était un syndicaliste, le « responsable local des chauffeurs livreurs de lait affiliés aux syndicats des camionneurs de lʼAFL »[5]. Irving Brown « a fait ses classes dans les syndicats de l’automobile et du transport routier, où le secrétaire de lʼAssociation internationale des travailleurs de l’électricité (IBEW), Joseph Keenan, le repère. Devenu un homme clé du War Production Board (Bureau de la production de guerre, créé en 1942 pour assurer l’approvisionnement des industries de guerre), ce dernier introduit Brown dans la place et en fait son assistant, en juin 1943. »[6] Ayant également caressé l’espoir de devenir une star du baseball et étudié l’économie à la New York University, en octobre 1945 il part à Paris, « où lʼAFL a ouvert un bureau permanent dans le but de combattre plus efficacement l’influence communiste. »[7] Celui qu’en Italie on surnomme Scarface, en référence au  célèbre racketteur fasciste américain, est « en fait un véritable ʽʽagent itinérant de la CIAʼʼ opérant sous la couverture de la puissante AFL »[8]. Frédéric Charpier indique à cet égard qu’Irving Brown « sera de toutes les opérations spéciales de la CIA conduites en France durant la guerre froide »[9].

    Il fait notamment partie de ceux qui ont fondé le groupe Bilderberg, cette coterie visant au renforcement de l’alliance entre les États-Unis et l’Europe, et non dans une moindre mesure à la création d’une instance gouvernementale unique à l’échelle mondiale – la fameuse gouvernance globale –. « Pendant la guerre froide, ce cercle a joué un rôle fondamental dans les coulisses de la politique internationale, s’employant au rapprochement américano-européen et œuvrant tout spécialement à l’unification de l’Europe face à lʼʽʽexpansion soviétique.ʼʼ »[10] De plus, « [s]es rencontres annuelles se dérouleront le plus souvent dans de grands hôtels aux quatre coins du monde, comme à Barbizon (France) en 1955, à Yesilköy (Turquie) en 1959, à Woodstock (États-Unis) en 1971, à Megève en 1974 ou à Athènes en mai 2009. […] Le groupe Bilderberg a sans doute pris sa part après-guerre dans l’homogénéisation des élites politiques, patronales et médiatiques des États de l’Alliance atlantique, avant d’être éclipsé dans les années 1960 et 1970 par le CFR (Council on Foreign Relations) et la ʽʽTrilatéraleʼʼ. »[11]

    La France a peut-être été le premier pays à accueillir la tenue de ce type d’événement très spécial. « C’est à Paris, le 25 septembre 1952, que se tient une des toutes premières réunions du groupe. Elle se déroule chez le baron François de Nervo, un ami d’Antoine Pinay, alors président du Conseil. »[12] En réalité il est difficile d’en être certain.

    Cette organisation est en effet née dans le secret le plus total. « ʽʽLes séances de ce groupe ont toujours lieu à huis clos ; les assistants ne font aucune déclaration et il n’y a pas de communiqué partiel ou final.ʼʼ Lié aux services américains, financé secrètement par la fondation Ford, le groupe a été baptisé ʽʽBilderbergʼʼ après avoir tenu en mai 1954 une réunion à l’hôtel Bilderberg dʼOosterbeek, en Hollande. Assistaient à cette grande messe européenne secrète plus d’une centaine d’universitaires, de banquiers, de politiciens, de diplomates, de hauts fonctionnaires internationaux, ainsi que l’inévitable Irving Brown. […] Naturellement, le groupe Bilderberg a ses correspondants français. Le plus éminent d’entre eux, associé dès le début à l’entreprise, est Guy Mollet, le patron de la SFIO. »[13]

    Guy Mollet n’est pas le seul dirigeant socialiste à verser dans l’atlantisme. C’est aussi le cas de François Mitterrand. Celui qui a réussi à mettre le Général en ballottage lors de l’élection présidentielle de 1965 est à la tête d’un parti qui gravite autour de la S.F.I.O., la Fédération de la Gauche démocratique et socialiste (F.G.D.S.). « ʽʽL’ambassade avait des relations très étroites avec les socialistes, notamment François Mitterrand et ses prochesʼʼ, confirmera William Weingarten, conseiller américain en poste à Paris de 1966 à 1968. Dès la fin des années 1950, l’ancien ministre de la IVème République a fréquenté quelques émissaires américains »[14], note Vincent Nouzille. Il se saisit des événements de Mai 1968 pour se poser en recours en cas de défaillance du pouvoir. Et ce avec le soutien américain : le département d’Etat se met à rêver de la formation « d’une coalition de centre-gauche (Mendès France, Mitterrand, Mollet, Defferre), ʽʽplus positive, moins grandiose et plus en consonance avec la politique américaineʼʼ […]. Les préférences américaines en faveur du centre-gauche sont clairement exposées. »[15]   (Dossier à suivre)    

    [1]  Frédéric Charpier, La CIA en France. 60 ans dʼingérence dans les affaires françaises, Paris, Seuil, 2008, p. 28.

    [2]  Ibid., p. 99.

    [3]  Ibid., p. 101.

    [4]  Ibid., p. 31.

    [5]  Frédéric Charpier, « De la Synarchie à lʼénarchie » in Benoît Collombat, David Serveny (dir.), Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, Paris, La Découverte, 2009, p. 68.

    [6]  Idem.

    [7]  Frédéric Charpier, La CIA en France..., op. cit., p. 39.

    [8]  Ibid., p. 32.

    [9]  Frédéric Charpier, « De la Synarchie à lʼénarchie » in Benoît Collombat, David Serveny (dir.), Histoire secrète du patronat, op. cit., p. 70.

    [10]  Frédéric Charpier, « Groupe Bilderberg, Siècle et clubs anti-communistes : les lieux discrets de pouvoir de lʼélite patronale », in  Benoît Collombat, David Serveny (dir.), Histoire secrète du patronat..., op. cit., p. 84.

    [11]  Ibid., p. 84-85.

    [12]  Frédéric Charpier, La CIA en France..., op. cit., p. 185.

    [13]  Ibid.

    [14]  Vincent Nouzille, Des secrets si bien gardés. Les dossiers de la Maison-Blanche et de la CIA sur la France et ses présidents (1958-1981), Paris, Fayard, 2009, p. 218.

    [15]  Ibid., p. 215. 

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Mai 68 • LʼEmpire U.S. contre-attaque [2]

    Ce grand moment de l’histoire de la France du XXème siècle, si l’on s’en tient à l’explication « schumpeterienne » du héros individuel, nous le devons aux seuls mérites de « Dany-le-Rouge », à la seule force de persuasion du tribun des bancs de l’université. N’est-ce pas accorder à ce seul homme trop de pouvoir d’entrainement, trop de leadership ? La science historique fondée sur le récit des hauts faits accomplis par de grands hommes est aujourd’hui dépassée, au profit de la sociologie historique réticulaire. Tant la thèse de la révolte judéo-française que celle de l’épopée du génial entrepreneur politique sont à mettre à rancart. 

    Derrière le trublion de Nanterre devenu une véritable rock-star[1] se trouvent les réseaux transnationaux. Comme l’a démontré Jean-François Sirinelli Mai 68 fut un événement Janus[2]. Une deuxième face est dissimulée du côté opposé à la première, de celle qui est visible.

    Dans l’ombre opère une organisation mondiale de la subversion.

    En sous-main lʼEmpire déploie ses « tentacules de pieuvres », pour reprendre la vision qu’eut lors d'une soirée à lʼOpéra l’écrivain français anarchiste Octave Mirbeau, suite à une hallucination qui le fit imaginer la main du baron Gustave de Rothschild se métamorphoser :        « J’imaginai que la France était là, sur la scène, couchée parmi les ruines, belle, pâle et souffrante. Et je vis cette main s’approcher d’elle, se poser sur elle, et, lentement, l’enlaçant de ses mille suçoirs et de ses mille ventouses, pomper le sang tout chaud de ses veines qui se dégonflaient avec des bruits de bouteille qu’on vide »[3].

    À l’abri des regards, silencieusement, cette coterie aux multiples ramifications, dont René Cassin fut l’un des plus illustres représentants, et dont la Central Intelligence Agency (C.I.A.), les services secrets américains, est le bras armé le plus efficient, le plus redoutable, le plus puissant, agit en France quasiment en toute impunité. 

    Sur le territoire français, la C.I.A., créée le 18 septembre 1947, « s’est immiscée dans tous les secteurs de la vie publique et démocratique : syndicalisme, presse, partis politiques, patronat, armée et police, intelligentsia, universités... Dotée d’énormes moyens financiers, durant soixante ans, la CIA s’est ingérée dans les affaires intérieures françaises. »[4] Ce qu’ont oublié les observateurs, c’est que durant sa conférence de presse du 27 novembre 1967 qui fit tant de bruits à cause de sa petite phrase sur le « peuple d’élite, sur de lui-même et dominateur », de Gaulle dénonça très sévèrement l’hyperpuissance économique américaine. 

    D’après Vincent Nouzille, les États-Unis, « de la CIA à la Maison-Blanche, ont toujours espionné notre pays et tenté d’en influencer, voire d’en infléchir, la politique. »[5] Au mitan des années 1960, leur confiance à l’égard de De Gaulle est inexistante. Ou plutôt, leur méfiance est totale. Les présidents américains s’inquiètent des initiatives intempestives du Général, visiblement prêt à se mêler de tout, suspecté de vouloir rompre la solidarité atlantique pour se poser en champion de l’équilibre entre les grands »[6]

    C’est pourquoi « les Américains ont commencé à préparer méticuleusement l’apprès-de Gaulle dès que le Général a été réélu à la présidence de la République, en décembre 1965. Des ambassades à la CIA, tous les services se sont alors mobilisés pour analyser, surveiller, voire influencer la scène politique française, à droite comme à gauche, afin d’être prêts, le jour venu, à tourner la page de ce général encombrant. »[7] 

    La C.I.A. en Mai 

    En fait, même avant sa réélection, de Gaulle eut maille à partir avec la C.I.A., à l’occasion de la grande grève des mineurs du Nord-Pas-de-Calais de 1963.

    « La situation est d’autant plus grave que l’hiver est particulièrement rude. De Gaulle ne veut pas céder d’un pouce. Il fait réquisitionner les mineurs. Le conflit menace les fondements de la Ve République. La CIA envisage de soutenir les grévistes pour prolonger ce bras de fer qui peut affaiblir durablement le Général voire l’acculer à la démission. Consulté, Kennedy s’oppose à une telle opération secrète. Mais la CIA a-t-elle passé outre les ordres présidentiels ? Dans un mémorandum secret du 4 avril 1963, MC George Bundy, le conseiller du président pour les affaires de sécurité, juge nécessaire de rappeler solennellement au patron de l’agence de renseignement la directive de J.F.K. :

    ʽʽSelon un rapport en provenance d’une source considérée comme fiable, le gouvernement français croit que le gouvernement américain aide clandestinement les mineurs dans le but d’affaiblir de Gaulle. Afin d’éviter tout malentendu possible, je tiens à faire savoir clairement que le président a ordonné qu’aucune action de notre gouvernement de quelque nature que ce soit, officielle ou clandestine, ne soit entreprise pour soutenir la grève des mineurs.ʼʼ »[8] 

    À travers cet exemple, est mise en évidence l’existence d’un État profond, pour reprendre les termes de Peter Dale Scott, universitaire canadien spécialisé en science politique de son état, qui fonctionnerait de façon autonome, s’affranchissant sans problème des ordres venus de l’exécutif. Il y aurait en somme un appareil d’Etat au sein de l’État, une administration agissant de manière déloyale, œuvrant indépendamment des décisions prises par sa hiérarchie. 

    En France, durant la Guerre froide, une partie des forces vives de la nation – syndicalistes, journalistes, hommes politiques, dirigeants d’entreprise, militaires et policiers, membres de l’intelligentsia, professeurs d’université – étaient ainsi inféodée à une puissance étrangère. S’agissant du Parti communiste français (P.C.F.), soumis à Moscou, la chose est connue[9].

    Or la propagande communiste, qui dénonçait les ingérences de l’impérialisme U.S. au moyen du slogan « Les Américains en Amérique », n’avait absolument pas tort. Les yankees étaient devenus une puissance tutélaire. Un « Big Brother » avec qui les froggies se devaient d’être dociles. Sa force de frappe se fit précisément remarquer lors des événements de Mai 1968. L’ « ami américain », de Gaulle l’avait touché au cœur, en contestant son hégémonie militaire et monétaire sur le monde occidental. Surtout monétaire. L’argent est le nerf de la guerre, selon la célèbre maxime. Et même en temps de paix.

    Le dollar vacillait : 1968 fut justement l’année où de manière informelle il fut mis un terme à sa convertibilité en or, ce qui fut officiellement acté trois ans plus tard, en 1971. De Gaulle s’en offusqua publiquement. La contre-attaque dʼUncle Sam fut effroyablement redoutable. Celui-ci riposta au moyen de ses courroies de transmission.  (Dossier à suivre)    

    [1]  Mai 68 aura été pour lui un formidable tremplin, dès lʼété 1968 il est devenu une véritable célébrité. « La nouvelle vedette a trouvé un complément de revenus : il monnaie ses interviews et prétend en reverser une partie au mouvement. Les éditions du Seuil lui proposent 50 000 deutsche Marks pour son récit des événements. Une somme considérable. Le livre doit sortir à la rentrée. Cet été-là, lʼEurope sʼarrache Cohn-Bendit. Sollicitée de toute part, la nouvelle vedette court de studios en plateaux télé aux frais de la princesse. », Émeline Cazi, ibid., p. 78-79.

    [2]  Jean-François Sirinelli, Mai 68. L'événement Janus, Paris, Fayard, 2008.

    [3]  Cité par Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986, p. 44.

    [4]  Frédéric Charpier, La CIA en France. 60 ans dʼingérence dans les affaires françaises, Paris, Seuil, 2008, p. 9.

    [5]  Vincent Nouzille, Des secrets si bien gardés. Les dossiers de la Maison-Blanche et de la CIA sur la France et ses présidents (1958-1981), Paris, Fayard, 2009, p. 9.

    [6]  Ibid., p. 33.

    [7]  Ibid., p. 149.

    [8]  Vincent Jauvert, LʼAmérique contre de Gaulle. Histoire secrète 1961-1969, Paris, Seuil, 2000, p. 118.

    [9]  Thierry Wolton, La France sous influence. Paris-Moscou : 30 ans de relations secrètes, Grasset & Fasquelle, 1997.

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Mai 68 • LʼEmpire U.S. contre-attaque [1]

    En exorde du dossier de Lafautearousseau consacré à la crise de mai-juin 1968, il a été fait cas de René Cassin, qui, après la guerre des Six-Jours, en juin 1967, et la conférence de presse du 27 novembre de la même année, fut vent-debout contre de Gaulle –  « son » Général, quʼil avait rejoint à Londres dès 1940 –, comme le montre ce passage du livre De Gaulle et Israël écrit par Daniel Amson :

    « René Cassin allait sʼélever plus vivement encore contre la politique menée par Charles de Gaulle au moment de la guerre des Six Jours. ʽʽLa France sʼidentifie à lʼinjusticeʼʼ, proclamait-il en réponse à lʼembargo sur les livraisons de matériel militaire, décrété par le Chef de lʼÉtat le 2 juin 1967. Puis, après la conférence de presse du 27 novembre suivant – au cours de laquelle le Président de la République qualifiera ʽʽles Juifsʼʼ de ʽʽpeuple dʼélite, sûr de lui-même et dominateurʼʼ –, le ʽʽvieux compagnon de 1940 donnera libre cours à son indignation. »[1]

    Son indignation, on lʼa vu, il lʼexprima sous la forme de la menace. 

    Nous avons émis lʼhypothèse selon laquelle Mai 1968 peut être vu comme une rébellion de la communauté juive française contre de Gaulle, qui « fut souvent perçu – à partir de 1967 – comme un adversaire déclaré du peuple juif. »[2]

    Ce qui contraste avec ce quʼénonce Maurice Szafran quand il avance que « les gaullistes au pouvoir ont noué une idylle politique et militaire avec lʼÉtat dʼIsraël. Les Juifs de France nʼavaient jamais rêvé situation plus douce et confortable. »[3] Le journaliste affirme aussi la chose suivante : « De tous les dirigeants occidentaux, il est celui qui entretient les meilleurs rapports, les plus étroits, les plus intimes avec David Ben Gourion[4]. […] Dans son entourage, des personnalités aussi importantes que Michel Debré, Jacques Chaban-Delmas ou Pierre Messmer ne cachent à personne – et surtout pas au Général – la passion quʼils éprouvent envers Israël, leur estime pour la bravoure de ses soldats, pour cette volonté inaltérable de faire revivre une terre morte. »[5] 

    Outre René Cassin, de Gaulle était ainsi entouré de nombreux fervents défenseurs dʼIsraël, quʼils soient dʼorigine juive comme Michel Debré, ou non, comme Jacques Chaban-Delmas ou Pierre Messmer.

    Mais tenir pour vraie cette hypothèse reviendrait à méconnaître les interactions entre États, à évacuer les questions géopolitiques et au fond à se cantonner à une conception autarcique de lʼanalyse sociopolitique des faits historiques. Mai 68 ne fut pas quʼune affaire franco-française, vouloir la réduire à un point de vue domestique relève de lʼineptie. 

    À voir uniquement en René Cassin, ce « croisé » des droits de lʼhomme, un Français juif, qui avec ses compatriotes et coreligionnaires aurait, à partir de 1967, initié un formidable déchaînement contre lʼami dʼhier – en quelque sorte brûlé celui quʼils avaient adoré –, lʼon omet le côté international, onusien, cosmopolite, de René Cassin. Sa vraie communauté à lui, lʼ« agent officiel du gouvernement de Sa Majesté »[6] depuis la Deuxième Guerre mondiale, ce sont les élites globales mobiles. Sa vraie League, cʼest un empire mondial, lʼEmpire du dollar.

    Brouillé avec de Gaulle lʼeffronté, au comportement hargneux vis-à-vis des Anglo-saxons, René Cassin a-t-il participé à une opération de déstabilisation du Général venue à la fois dʼoutre-Manche et dʼoutre-Atlantique ? Fut-il lʼun des rouages essentiels dʼun parti de lʼétranger visant de Gaulle, essayant de le dégager du pouvoir ? 

    La main invisible de lʼEmpire 

    Une main invisible, anglophone comme Adam Smith, dirigée par les élites mondialistes, a œuvré, si lʼon en croit Jacques Foccart, à lʼirruption de Mai 1968. Dans ses carnets, à la date du 19 mai, il écrit que « concernant les étudiants, il y a un malaise depuis longtemps, le détonateur est venu dʼune organisation internationale : il est certain que lʼhistoire de Cohn-Bendit et de son mouvement révolutionnaire montre une volonté chez des adversaires de notre pays de sʼimmiscer chez nous de lʼintérieur. »[7] Sʼil ne précise pas lʼorigine de cette main, il est persuadé que cette main a agi,.

    Ce que, en tout état de cause, Daniel Cohn-Bendit admit, lorsquʼil apparut en Sorbonne le mercredi 28 mai 1968 nonobstant lʼinterdiction qui lui avait été notifiée de rentrer sur le territoire national en raison dʼun outrage au drapeau tricolore proféré à Londres – tout un symbole –. Ce jour-là il reconnut en effet faire « partie dʼune internationale révolutionnaire »[8]

    Certes, Daniel Cohn-Bendit, qui se définit « comme un Juif de la diaspora »[9], pour qui « la diaspora nʼa pas de nationalité »[10], qui dit quʼil « nʼest ni Français ni Allemand »[11], est un animateur hors pair, un agitateur ô combien talentueux. Avec son Mouvement-du-22-mars, il a réussi à unifier un ensemble hétéroclite dʼétudiants, de lycéens, de jeunes salariés et de révolutionnaires professionnels ; ces derniers, à la fois marxistes et anti-soviétiques, ont au départ méprisé la mobilisation étudiante, au même titre que leurs frères ennemis de la C.G.T. et du P.C.F., avant de sʼengouffrer dans la brèche afin de ne pas « louper le virage » du cours de ces événements. Eh oui, ce ne fut pas seulement les « stalʼ » qui eurent une réticence instinctive lors des premiers soubresauts de lʼagitation juvénile :

    « Parmi les militants des groupuscules présents au Quartier latin, des maoïstes ou des trotskistes affichent leur hostilité aux étudiants petit-bourgeois manipulés par un complot social-démocrate. Ils ne les rejoindront quʼaprès le 13 mai. Entre-temps, le leader de lʼUJC(ml), Robert Linhart, aura sombré dans un délire paranoïde en imaginant le piège du pouvoir en train de se refermer sur la classe ouvrière que les étudiants mènent au massacre »[12].  (Dossier à suivre)    

    [1]  Daniel Amson, De Gaulle et Israël, Paris, PUF, 1991, p. 53.

    [2]  Ibid., p. 9.

    [3]  Maurice Szafran, Les juifs dans la politique française de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 1990, p. 151.

    [4]  Qui est à cette époque le Premier ministre de lʼÉtat hébreu.  

    [5]  Idem.

    [6]  Antoine Prost, Jay Winter, René Cassin et les droits de lʼhomme : le projet dʼune génération, Fayard, Paris, 2011, p. 140.

    [7]  Jacques Foccart, Le Général en Mai. Journal de lʼÉlysée, II, Paris, Arthème Fayard / Jeune Afrique, 1998, p. 112.

    [8]  Claude Paillat, Archives secrètes. 1968/1969 : les coulisses dʼune année terrible, Paris, Denoël, 1969, p. 206.

    [9]  Émeline Cazi, Le Vrai Cohn-Bendit, Paris, Plon, 2010, p. 34.

    [10]  Idem.

    [11]  Idem.

    [12]  Bénédicte Vergez-Chaignon, « Le tombeau dʼune génération. Quarante de critique de mai 68 », Le Débat, n° 149, février 2008, p. 53. 

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Mai 68 • En guerre contre eux-mêmes [2]

    « Mai 68 fut leur catharsis collective »

     

    L’histoire est un enchaînement de circonstances qui permet à certaines actions planifiées de réussir et à d’autres déchouer. Et les historiens sont là pour ériger la mémoire des vainqueurs en vérité objective. Lesquels vainqueurs ont une fâcheuse tendance à occulter leurs torts, sans parler de leur génie à faire que les masses s’émerveillent de leurs crimes. 

    Un matériau humain disponible pour lʼOncle Sam 

    En aucun cas Mai 68 ne fut un mouvement juif ou pro-israélien. Il fut une opération de police internationale secrète qui sut trouver dans des groupuscules largement orientés par des Juifs les moyens de sa politique hégémonique. Ces derniers étaient anti-sionistes par anti-impérialisme américain.

    La guerre entre Israël et ses voisins arabes les avait fait entrer en guerre contre eux-mêmes, contre une part d’eux-mêmes. Ils souhaitaient la victoire du camp « progressiste » en même temps qu’ils craignaient un nouveau pogrom contre leurs coreligionnaires. Le triomphe des Arabes les aurait enchantés mais la chose qu’ils redoutaient le plus, c’était la défaite de leurs frères d’Israël. Comme en atteste ce passage extrait de l’ouvrage de Yaël Auron : « Bien qu’une fraction de radicaux juifs ait craint pour Israël à la veille et au début de la guerre, ils adoptèrent, dès que la victoire israélienne fut avérée, des positions anti-israéliennes et antisionistes, parfois avec une animosité et une virulence extrême. »[1] Un état de schizophrénie ne peut être éternellement refoulé. Survient toujours le moment de la catharsis.

    Mai 68 fut leur catharsis collective, ils eurent des émules, ceux qui sans sourciller les suivirent, ceux qui se plurent à renouer avec la tradition très française de l’émeute populaire, l’exutoire indispensable qui supplée la communion dominicale et le carnaval, us de temps anciens et révolus. 

    De Gaulle fut ainsi le dommage collatéral du besoin qu’avaient ces Juifs antisionistes de se réconcilier avec eux-mêmes. Peu importe si son attitude vis-à-vis des belligérants de 1967 penchait en faveur de l’antisionisme. Par son essentialisation du Juif, il fit d’un coup, aux yeux des révolutionnaires professionnels, resurgir la « bête immonde » de l’antisémitisme : maurrassien, capitaliste, occidental, sioniste... et antisémite. La limite, pour eux, était franchie, de Gaulle incarnait dès lors le fascisme à l’état pur contre lequel il devenait impératif de rentrer en résistance.

    À ce moment, André Glucksmann, qui occupe une place éminente au sein du maoïsme français, « dénonce en France l’instauration d’un ʽʽnouveau fascismeʼʼ. »[2]      

    Yaël Auron indique à ce sujet la chose suivante : « Un autre fait qui provoqua l’ire de la communauté juive française fut bien sûr la ʽʽpetite phraseʼʼ de De Gaulle le 27 novembre 1967, lors d’une conférence de presse, sur ʽʽle peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateurʼʼ. Elle eut pour effet que de nombreux Juifs qui n’avaient jusque-là cure de leur judéité ni du sens qu’elle pouvait revêtir, réagirent en protestant et en manifestant contre le général de Gaulle. […] Les aspects spécifiquement juifs de la révolte étudiante doivent être appréciés à la lumière de ce que symbolisa la guerre des Six Jours et de la phrase de De Gaulle du 27 novembre 1967. Il y a concomitance entre ces deux événements qui se sont produits dans le courant de l’année précédant Mai 68. »[3] 

    Une communauté en émoi 

    Pour la première fois de leur vie ces remuants gauchistes reçurent l’aval de leurs parents : non, leur agitation n’était pas vaine, capricieuse et puérile. Elle se justifiait par la nécessité de laver l’honneur de tout un peuple.

    Chacun exprima sa furie selon ses moyens. Les notables avec leur plume, ou même, pour les plus éminents d’entre eux, directement à la personne concernée – de Gaulle – . Ce fut le cas, on l’a vu de René Cassin.

    À peu près au même moment que son avertissement menaçant lancé dans les ors élyséens, au début de l’année 1968, le grand rabbin de France, Jacob Kaplan, signifia son indignation et sa désapprobation au président de la République. L’échange est relaté par un ouvrage de Maurice Szafran.

    « De Gaulle : Venez, nous allons discuter, monsieur le grand rabbin. Alors, vous avez des reproches à me faire...

    Kaplan : Vous le savez bien, mon général. Si je vous comprends, un Juif français ne peut soutenir Israël sans que vous remettiez en cause sa loyauté.  

    - Pas du tout, monsieur le grand rabbin. Un Français de religion juive qui soutient Israël, c’est évidemment un Français loyal, je n’ai pas émis sur le sujet le moindre doute. Un bon Français peut être un bon Juif et vice-versa...

    - Mais votre fameuse petite phrase, elle est antisémite. En tout cas, moi, je l’ai ressentie comme telle.

    - Mais la petite phrase dont vous me parlez, c’est un compliment envers les Juifs. Moi ? Antisémite ?

    - Je ne dis pas que vous êtes antisémite. J’affirme que vous avez offert d’incroyables arguments aux antisémites. »[4] 

    Mais les plus jeunes, eux, n’avaient pas leurs entrées dans les alcôves du pouvoir. Soutenus par la génération des aînés, ils investirent leur fac, la rue, qui étaient les seules tribunes dont ils disposaient, appelant chacun, les goyim avec, à participer au plus grand des vacarmes contre ce satané Général. À ses dépens les générations se réconcilièrent, vieux sionistes et jeunes antisionistes.

    Ces derniers se firent les relais des anciens. Tout le poids d’une communauté à la nuque raide se fit d’un coup ressentir. Son efficacité fut redoutable : elle mit le pays sans dessus dessous.

    Car les réseaux formés durant l’enfance, qui n’avaient jamais totalement disparu, se reformèrent. Hashomer Hatsaïr, la bande de la place de la Répuʼ, tous au quartier Latin et que le feu d’artifice commence !   (Dossier à suivre)   

    [1]  Yaël Auron, op. cit., p. 167.

    [2]  Morgan Sportès, Ils ont tué Pierre Overney, Paris, Grasset, 2008, p. 92.

    [3]  Yaël Auron, op. cit., p. 168.

    [4]  Maurice Szafran, Les juifs dans la politique française de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 1990, p. 168-169. 

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Mai 68 • En guerre contre eux-mêmes [1]

    « Le terrible traumatisme provoqué par la guerre des Six Jours ... »

     

     

    Il s’agit maintenant d’établir les raisons qui expliquent cet état de fait, à savoir l’homogénéité ethnique des révolutionnaires professionnels. Aux causes déjà évoquées, à savoir la mémoire de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale, s’ajoutent d’autres qui se rattachent à l’histoire immédiate qui a précédé Mai 68. 

    La « Shoah » et la guerre des Six-Jours 

    Premièrement, Yaël Auron signale ceci : « Le terrible traumatisme provoqué par la guerre des Six Jours fut à l’origine de l’émergence et du renforcement de l’identité nationale juive chez les Juifs de France, et plus particulièrement parmi les jeunes. Moins d’une année plus tard, l’insurrection révolutionnaire de Mai 68 emportait aussi la jeunesse juive. »[1] Il écrit ensuite, quelques pages plus loin, la chose suivante : « La communauté juive, hébétée et meurtrie à la fin de la Seconde guerre mondiale était devenue au cours des années 60 une communauté stable, florissante, la seconde en Europe par sa taille (après celle de Russie) et la première par ses prises de position éclatantes. Pour qui pouvait en douter, la participation des Juifs, individuelle et collective, dans trois séries d’événements en moins d’une année, révélait l’étendue du chemin parcouru par la communauté sortie exsangue de la guerre. Ces événements furent, bien sûr, la guerre des Six Jours, la réaction de la communauté juive à la déclaration blessante de De Gaulle sur le ʽʽpeuple sûr de lui-même et dominateurʼʼ en novembre 1967 et la crise de Mai 68. »[2] 

    D’après lui, aux causes lointaines liées aux horreurs de la guerre et de la barbarie hitlérienne se superposent deux causes proches qui sont intimement liées à celles-ci, la guerre des Six-Jours et la petite phrase du général de Gaulle sur le peuple juif prononcée lors d’une conférence de presse, le 27 novembre 1967. La soudaine défiance à l’égard du président de la République française, bien qu’il fût un héros de la résistance face au nazisme, qui suivit une victoire israélienne renforçant le nationalisme judéo-sioniste, explique Yaël Auron, est la cause latente du soulèvement des révolutionnaires professionnels en Mai 68. Derrière l’engagement manifeste – la révolution prolétarienne universelle – se dissimulait un élan nationaliste. 

    Le communisme de ces gauchistes était la version laïcisée de la religion ancestrale de leur famille. Comme en atteste le commentaire fait par Henri Weber a posteriori : « Ce qui séduisait les étudiants dans le marxisme, c’était sa dimension millénariste. La société radicalement mauvaise, non réformable, devait être détruite de fond en comble afin de permettre l’accession à la bonne société. Pour passer de l’une à l’autre, la révolution était nécessaire. La classe ouvrière, Messie collectif, serait l’instrument de la rédemption. Le prolétariat n’était rien ; il serait tout. De l’excès de mal naîtrait l’excès de bien. C’est cette force mystique, prophétique, religieuse qui a donné au mouvement révolutionnaire, dans les pays développés, un souffle, une dimension, une énergie considérable. Il n’est pas de grande transformation sans mythe mobilisateur. Or, nous ressentions un immense besoin de croire. »[3] 

    Une rage refoulée depuis des années se libéra, se déchaîna même. Ceux dont elle émanait furent la ressource humaine idoine pour lʼEmpire du dollar, qui avec les moyens considérables de ses services secrets, la C.I.A., le M.I.6. et le Mossad, se contentait de la canaliser dans une direction précise. Haro sur de Gaulle !  Le dissident en chef du monde occidental. Ce que lui coûta sa liberté de ton, ce fut une fin de règne paisible. Il n’est absolument pas certain que lʼEmpire américain eût pu réussir à déstabiliser ainsi de Gaulle sans cette force subversive considérable.    (Dossier à suivre)   

    [1]  Yaël Auron, op. cit., p. 130-131.

    [2]  Ibid., p. 141.

    [3]  Hervé Hamon, Patrick Rotman, op cit., p. 409. 

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Pourquoi l’Action Française voulait une alliance avec l’Italie de Mussolini... Un commentaire à lire.

    « Le fascisme italien, ses racines dans le passé » Léon Daudet

     

    1417414836 - Copie.jpgL'entretien de Frédéric Le Moal avec Eugénie Bastié à propos du fascisme italien - que nous avons publié hier - a suscité un commentaire riche de remarques et de citations intéressantes. En l'occurrence, celui de François Davin. On le lira avec intérêt.  LFAR  

    Le commentaire de François Davin

    Ceux qui hurlent si volontiers, et si hypocritement, contre le fâchisme oublient volontairement - ou alors ils l'ignorent - que Mussolini était un homme de gauche, venu du parti socialiste, et qu'une idéologie totalitaire, quelle qu'elle soit, n'est jamais pour nous, par définition, qu'une théorie intellectuelle et abstraite ; et donc forcément en opposition avec les réalités concrètes et charnelles, héritées de l'Histoire, dont nous partons toujours. […]

    Aucun accord possible, donc, dans le domaine des idées, entre un totalitarisme (ici le fascisme italien) et le « royalisme » venu du fond des âges et « prouvé par l'histoire » que propose l'Action française ; comme le montre bien Léon Daudet dans le court passage que je vous propose plus bas.

    Ceci étant, et pour en revenir au contexte des années 35, la guerre venant, il fallait chercher des alliés contre la puissance allemande qu'un Pays légal républicain criminel, sabotant la victoire si chèrement acquise en 1918, avait laissé se reconstituer.

    Or, Mussolini, malgré ses bravades et fanfaronnades effectivement, parfois, ridicules, pouvait parfaitement - avec toutes les réserves et les reproches que l'on pouvait par ailleurs lui faire sur le plan doctrinal - être « fréquenté » pour créer un large front d'opposition à un Hitler sans cesse plus agressif : n'est-ce pas Mussolini qui s'opposa à Hitler, et le fit reculer, en mobilisant ses troupes sur le Brenner en 1935 ? Hitler venait de faire assassiner le chancelier Dollfuss, en vue de l’annexion de l’Autriche, l'Anschluss. 

    Le 25 juillet, lorsque Mussolini envoya ses deux divisions sur le Brenner, Hitler recula. 

    C'est dans cet esprit que l'Action française souhaitait que l'on s'alliât avec Mussolini : évidemment pas par affinité ou par proximité idéologique, mais uniquement par pur intérêt stratégique, immédiat et pressant.

    Dans la même optique que François Premier s'alliant avec le Grand Turc après sa déroute de Pavie, au moment où il semblait que Charles Quint et les Habsbourgs allaient écraser la France : il est bien évident qu'en s'alliant avec le Grand Turc […] François premier ne songeait nullement à se convertir lui-même à l'Islam, ni à faire de la France une nation musulmane et à la couvrir de mosquées ! […]

    Mutatis mutandis, c'est dans le même esprit que l'Action française envisageait les choses, vis-à-vis de Mussolini, juste avant la guerre : il nous fallait des alliés, fussent-ils, par ailleurs, loin de nous « idéologiquement » : la République préféra, justement pour des raisons idéologiques, jeter finalement Mussolini dans les bras d'Hitler, alors qu'il avait commencé par le combattre ! […]

    De Léon Daudet, dans « Député de Paris », pages 176-177 :

    « La méconnaissance de l'immense mouvement qu'est le fascisme italien, de ses racines dans le passé, de son animateur, comptera comme une des grandes bévues de la République finissante française.

    Nous sommes séparés du fascisme par l'immense fossé de la religion d'Etat - religion politique, s'entend - dont nous a dispensés le régime le plus souple et le plus évolué de l'Histoire, la monarchie française.

    Nous ne croyons pas, organiquement parlant, à la congestion indéfinie du centre, avec anémie consécutive de la périphérie, ou plutôt nous connaissons les dangers de cette forme du jacobinisme et de la politique du poulpe.
    Une des raisons décisives qui m'ont amené à Maurras, c'est sa formule de décentralisation administrative, si décongestionnante et si claire, dont nous n'avons cessé de nous émerveiller, ma femme et moi, depuis les inoubliables articles de la Gazette de France, de 1902 à 1908. 

    Ce que je redoute dans le Syllanisme fasciste, par ailleurs séduisant, c'est la décompression presque fatale d'un tel système, le jour de la disparition de son chef, comme il arriva précisément pour Sylla. 

    A la centralisation étatiste, même louis-quatorzienne, il faut la main d'un homme de génie. 

    S'il s'en va, on risque le jacobinisme ou l'anarchie, ou un fléau dans le genre de Bonaparte, mêlé d'étatisme et d'insanité.

    Je m'excuse de ces considérations qui, touchant à la politique italienne, aujourd'hui rapprochée de l'Allemagne par notre faute, peuvent sembler accessoires. »

    Il est souvent intéressant et instructif - et, parfois, presque amusant, comme ici - de rapprocher des textes émanant de personnes que tout oppose : ainsi, après avoir lu ce passage de Daudet, peut-on trouver matière à réflexion dans ... « Le Populaire » du 25 octobre 1934, où Léon Blum écrit ceci :

    Blum.jpg« Quand on place avant tout autre l'intérêt de la stabilité gouvernementale, on est monarchiste.

    On l'est consciemment ou inconsciemment, en le sachant ou sans le savoir, mais on l'est ! Seule la monarchie est stable par essence, et encore la monarchie totale, où le roi gouverne en même temps qu'il règne. 
    Les dictatures fascistes ne sont pas stables ; même si le dictateur évite les cataclysmes analogues à ceux qui l'ont porté au pouvoir, il reste une cause d'instabilité majeure qu'il ne peut éluder : sa succession
    . »
     

    « Il n'y a jamais eu autant d'antifascistes depuis que le fascisme a disparu » ... Analyses de L'historien Frédéric Le Moal

  • Mai 68 • Un rendez-vous manqué [2]

    Les gauchistes et le peuple : un amour déçu 

    Outre le contraste socioéconomique, il y avait entre petit-bourgeois estudiantins et ouvriers de souche française une différence de nature ethnique. Les « indigènes » des banlieues et des villes moyennes se méfièrent de ces allogènes parisiens qui jouaient au prolo. Comme ce levantin au regard condescendant de « Benny Lévy [qui] avait troqué l’accent de sa mère pour les intonations du populo. À Normale sup, il avait appris par cœur des pages et des pages de vocabulaire grec. Désormais, avant d’aller haranguer les ouvriers de Renault-Billancourt, il potassait L’équipe, de façon à connaître les résultats du foot sur le bout des doigts. »[1]

    Les « établis », ces diplômés des grandes écoles qui allaient dans les usines pour s’immerger au cœur du prolétariat, ils les voyaient comme des taupes de la classe possédante. Comme des élites auto-proclamées qui désiraient être leurs nouveaux maîtres. La classe ouvrière française refusa que ces colons aschkenazim deviennent leurs nouveaux représentants. Elle resta attachée aux syndicalistes en place. Ils lui ressemblaient plus. Quelle ne fut pas la déception chez les « établis ».           

    C’est cette déception qui, d’après Jean Birnbaum, a entraîné l’émergence du néoconservatisme français. Pour lui, un néoconservateur est « un maoïste qui a perdu son peuple. »[2] On retrouve dans son ouvrage un témoignage fort intéressant sur cette question : « ʽʽÀ partir du moment où j’ai compris qu’il était figé, j’ai abandonné mon peuple, confiait Guy Landreau, non sans préciser que son camarade Benny Lévy avait eu la possibilité, lui, de s’en inventer un nouveau : ʽʽBenny a tenté de redécouvrir une autre notion du ʽʽpeupleʼʼ. Il l’a fait à partir d’un concept très archaïque dont sa mère l’avait rendu coupable. La mère, ça s’appelle le peuple. Donc Benny s’est posé la question : quel est mon peuple ? Il avait longtemps cru – ça je suis fondé à le dire – que c’était le peuple français, ce peuple auquel nous tenions, lui comme moi, sur le même thème barrésien et aragonien. Ce peuple de la Résistance, le peuple de Jeanne dʼArc, qu’il avait existé ou non, nous l’avions en commun. Mais le mien était in-déplaçable. Je n’en ai plus. Benny, lui, a pu déplacer le sien : c’est sans doute une chance qui lui a été donnée, d’être juif.ʼʼ »[3]  

    La France, pour ce peuple sans terre qu’étaient les révolutionnaires professionnels, devint vite une terre sans peuple

    Ainsi la vox populi n’eut pas tort de réagir avec scepticisme voire avec suspicion – si ce n’est avec crainte – lorsque dans le quartier Latin les premières barricades furent élevées et les premières voitures flambèrent. « La chroniqueuse canadienne, Mauvis Gallant, installée à Paris, note les détails de la vie quotidienne [...]. Elle écrit : ma femme de ménage me confie : Maintenant on sait qui est responsable de tout ça. Des commandos d’étrangers et d’apatrides. Ils sont arrivés par voitures entières. ʽʽQui vous a dit cela ?ʼʼ Mais tout le monde le dit. Rumeurs et peur vis-à-vis de l’étranger caractérisent bien le climat agité de la fin du mois de mai. À un mois de l’ouverture, prévue le 1er juillet 1968, des frontières de la Communauté économique européenne, les manifestants parisiens du 24 mai opposent à ces déclarations nationalistes les slogans : ʽʽNous sommes tous des juifs allemands et ʽʽLes frontières on s’en foutʼʼ. »[4]  

    Les ouvriers français, soucieux de préserver leur identité, veulent des frontières, qui les protègent économiquement, assurent leur sécurité culturelle. Or ils n’ont pas moins pris part au mouvement de Mai ; ils lui ont même donné sa force et son éclat – la plus grande grève de l’histoire de France –, non point derrière la caste des compradores en puissance, les Cohn-Bendit, Geismar, Krivine, etc., mais sous la direction des grandes centrales syndicale, C.G.T. en tête. 

    Le chef du syndicat communiste, Georges Séguy, s’en prend d’ailleurs de manière virulente à Daniel Cohn-Bendit, la « star de Mai 1968 », dans un livre consacré aux événements, Le Mai de la CGT. « Je voulais, par cette réponse, donner à réfléchir sur le rôle exact de ce personnage et sur ses affinités politiques nationales et internationales. Le gouvernement en savait bien plus sur son compte qu’il ne l’a jamais avoué. Un jour dans un discours Georges Pompidou a parlé de ʽʽcertains individus déterminés, munis de moyens financiers importants et d’un matériel adapté aux combats de rue, dépendant à l’évidence d’une organisation internationale »[5].

    À l’évidence, l’instinct populaire – René Descartes n’a-t-il pas écrit dans Le Discours de la méthode que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ? en dépit d’une certaine tendance à la déformation, ne s’est pas trompé. Ces révolutionnaires professionnels venus de l’Est, et en particulier du Yiddishland, ne méritaient pas de recevoir le soutien de la base ouvrière française.  (Dossier à suivre)   

    [1]  Jean Birnbaum, Les Maoccidents. Un néoconservatisme à la française, Paris, Stock, 2009, p. 101.

    [2]  Ibid., p. 122.

    [3]  Ibid., p. 99.

    [4]  Michelle Zancarini-Fournel, Le Moment 68. Une histoire contestée, Paris, Seuil, 2008, p. 22.

    [5]  Cité par Jacques Capdevielle et Henri Rey, Dictionnaire de Mai 68, Paris, Larousse, 2008, p. 136. 

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Mariage du prince Harry ? Où est exposée sur Atlantico la spécificité du principe dynastique

     

    Atlantico : Entretien avec Jacques Charles-Gaffiot 

     

    2293089609.14.jpgPlus de trois milliards de personnes ont regardé à la télévision le mariage du prince Harry samedi dernier 19 mai à Windsor. Est-ce seulement pour ses aspects people ? L'auteur Jacques Charles-Gaffiot a décrypté pour Atlantico ce qui, derrière les ors et le cérémonial, fait en profondeur la spécificité de la monarchie, du principe dynastique, et qui n'a pas été dit. C'est en cela que cet entretien qui ne manque pas de profondeur, nous a intéressés.  LFAR     

     

    ob_8053b6_jacques-charles-gaffiot-les-rois-sou.jpgAtlantico - Le mariage du Prince Harry et de Meghan Markle aura lieu ce 19 mai dans la chapelle Saint Georges du château de Windsor. Derrière l'aspect frivole de l'événement, quelles sont les causes de l'engouement pour le mariage princier ? Faut-il y voir une référence dans les mots de Winston Churchill à la jeune Reine Elizabeth, reprenant ce que Walter Bagehot percevait comme crucial au sein de la Constitution, entre « the efficient » (l'efficient) et « the dignified » (solennel, honorable), séparant ainsi l’action du gouvernement du rôle de la Monarchie ?

    Jacques Charles-Gaffiot - Votre question résume assez bien toute la problématique dans laquelle se meuvent dans l’exercice de la souveraineté non seulement la monarchie anglaise mais également les différents Etats du monde, quel que soit finalement le régime auxquels ils appartiennent. Effectivement, derrière un aspect purement mondain qui demeure le prisme à travers lequel les médias scruteront dans ses moindres détails le mariage princier du 19 mai, se trouve exprimée une nouvelle fois la séduction exercée sur les gouvernés par le bon usage de l’autorité. Car il ne faut pas s’y tromper, si le côté « glamour » de cette union peut séduire le bon peuple par son aspect romantique et faire verser dans les chaumières des larmes d’ivresse, il faut donner une autre explication à cet engouement quasi universel suscité par ce mémorable événement.

    Nous ne parlons pas ici du « pouvoir » exercé par les gouvernants qui peut aller jusqu’à s’appliquer de manière coercitive sur leurs inférieurs, mais de « l’autorité », c’est à dire de ce penchant naturel qui pousse les gouvernés à reconnaître dans la personne investie de la souveraineté, une allégeance assumée, reconduite au fil des années et voire même au-delà.

    Comment donc se fait-il que des millions de téléspectateurs ou que des centaines de milliers de spectateurs acceptent de suivre bouche bée la retransmission d’une festivité familiale unissant deux personnes qu’ils ne rencontreront pour la plupart sans doute jamais ? 

    Certains parleront de la fascination exercée par un spectacle aussi chamarré que suranné :

    Le luxe, la grandeur ou « l’esprit de magnificence » pour reprendre l’expression chère à Madame de Genlis, gouvernante des princes de la Maison d’Orléans au milieu du XVIIIe siècle, peuvent à juste titre séduire une foule. Mais la pompe déployée au château de Windsor n’est en rien une pure ostentation. Cela serait du plus mauvais goût. Mais comme le note Félicité de Genlis, partie se réfugier en Angleterre durant la Terreur, « l’esprit de l’étiquette » … « paraît avoir toujours été de ménager avec un art infini et d’accorder les droits les plus étendus de la souveraineté avec la dignité de l’homme, accord délicat et difficile, mais qui peut seul donner au trône la majesté et tout l’éclat qu’il peut avoir ». C’est ainsi qu’il faut-il tout d’abord comprendre le minutieux bal paré organisé aujourd’hui tout au long de la journée. Chacun pourra percevoir, pour autant que les yeux sachent voir et les oreilles entendre, que la véritable grandeur sait naturellement élever tout ce qui l’approche et, qu’à l’inverse, chercher à rabaisser revient à détruire en manifestant un emploi des plus malheureux et des moins nobles de l’apanage de la puissance.

    Ainsi des millions de spectateurs sont-ils conviés à sentir en eux-mêmes cette sorte d’élévation, comme s’ils étaient invités à se rapprocher des acteurs de la scène. Mais au milieu de tant d’honneurs, de marques d’attention, ils observeront également l’énorme distance à laquelle se tient le souverain.

    Aussi captivante soit-elle, la fascination exercée par ces fastes royaux n’explique pas tout. Il faut oser le dire, la famille royale d’Angleterre et la Reine en particulier, sont aimées… dans les proportions dépassant largement civilités, déférences ou considération.

    Or, l’amour ne se force pas. Il convient donc de chercher à l’engouement de ce mariage princier une autre explication plus satisfaisante.

    On approchera plus facilement d’une réponse en considérant ce qui se passe chez nous, en France.

    Certes, Emmanuel Macron a donné à sa fonction une grandeur qui avait été bien mise à mal depuis longtemps, et que les médias, l’intelligentia post soixante-huitarde ont contribué à vilipender et à conspuer également durant des lustres.

    Même en faisant montre de réelles compétences, les chefs d’Etat français, à part peut-être le Général, n’ont jamais suscité pareille adulation. En France, tout au moins depuis la Ve République, les titulaires de la souveraineté se sont plu, en fait, à n’exprimer de leur personnage placé au sommet de la hiérarchie, que la moitié des qualités données à leur fonction, celle touchant à l’exercice du pouvoir en délaissant volontairement l’incarnation de l’autorité, assimilée à une forme déguisée de l’autoritarisme. Non par un choix délibéré, mais davantage parce que chefs de parti politique, aux regards de leurs administrés, il est devenu de plus en plus difficile de voir en nos Présidents de la République de véritables arbitres disposés à sacrifier l’ensemble de leurs intérêts personnels ou de leurs préjugés idéologiques dans le but de préserver les intérêts de la Nation et de garantir le règne de la Justice.

    On pourra en rire ou même s’en moquer. Mais que l’on s’attache un instant à observer l’attitude de la souveraine anglaise durant la cérémonie organisée ce matin. Comme elle en a fait la promesse en accédant au trône, toute sa personne et mise au service de la fonction qu’elle exerce. Toute sa personne… jusqu’au terme de son existence. Il ne s’agit pas là d’un don de soi fantaisiste pouvant être repris selon certaines convenances pour succomber au découragement ou se livrer à d’inavouables débordements.

    A une époque où le relativisme est de règle, l’exemple anglais force l’admiration et fait converger vers lui la masse des suffrages. Devant les caméras du monde entier, tout au long de cette nouvelle journée (comme hier et assurément comme demain) Elisabeth II accomplit son « métier » de Reine. Mieux, elle s’y consacre.

    Voilà le mot lâché…  Les nombreux commentateurs du mariage de Harry et de Meghan, trop aveuglés par les feux de la rampe, ne diront rien sur le sens le plus profond de ce spectacle offert au monde entier. Elisabeth II est un personnage sacré. Depuis son couronnement, autour d’elle, se déploie une véritable liturgie qui ne s’estompe qu’en privé. Ce cérémonial singulier s’exprime aujourd’hui et se déploie depuis les premiers préparatifs jusqu’au terme de l’événement : les ors, le faste, le rituel si achevé concourent à la beauté de la cérémonie. Mais comme l’enseigne Platon puis à sa suite Thomas d’Aquin, ce beau relatif conduit au Beau lequel conduit au Vrai. Pareille affirmation n’est plus dans l’air du temps. Et l’on entend déjà les rumeurs des contestataires, héritiers de 68, les indignations des sceptiques professionnels, les moqueries de la bien-pensance !

    Quant à la foule qui se bouscule à Windsor, comme tous ceux suspendus à leur poste de télévision ou devant leur tablette numérique, ils ont pressenti sans trop y réfléchir qu’il se passe, à l’occasion de ce mariage, quelque chose d’exceptionnel. D’instinct, ils ont mesuré qu’une dose de transcendance s’exhale dans l’exercice de la souveraineté. Et s’ils se comptent ce matin en millions d’individus n’est-ce pas parce que dans leur univers quotidien cette aspiration semble pouvoir renaître après son soigneux effacement et la tentative de son remplacement par l’instauration de pseudo principes qui au final demeurent vides de sens malgré tous les efforts déployés pour les faire apparaître comme des universaux.

    Une fois de plus, dans la chapelle de Windsor, l’authentique fidélité d’un souverain à son serment solennel conjugué à l’acte consécratoire reçu, contribue à faire avancer la construction de l’humanité d’une manière sûre et sereine.   

    Dans quelle mesure cette référence au « Dignified » peut-elle se conjuguer avec la personnalité de Meghan Markle, non pas en tant que roturière mais en tant que célébrité ? Quelles sont les conséquences d'un tel mariage entre famille royale et la célébrité ? 

    Jacques Charles-Gaffiot - Les ailes du papillon se consument toujours au contact du feu ! Il faut sans doute à Meghan Marke beaucoup d’efforts ou une prédisposition exceptionnelle pour évoluer dans la position qui est désormais sienne. On l’a vu avec Diana, l’échec est toujours possible. La fonction commande beaucoup de sacrifices. Cependant, arrivant à la sixième place dans la succession au Trône, le prince Harry peut « prendre le risque » de choisir une épouse selon son cœur. La « célébrité » toute factice de l’actrice de second plan peut disparaître rapidement pour donner naissance à une « célébrité » plus authentique, reposant sur des actes méritoires renouvelés.

    « Noblesse oblige » dit le dicton. L’obligation se mue en devoirs en face d’une noblesse aussi neuve. La nouvelle duchesse devra faire ses preuves. En s’aventurant sur des sentiers incertains, son époux, les membres de sa nouvelle famille et plus encore Elisabeth II sauront sans doute l’avertir à temps des dangers encourus. 

    Sur un temps plus long, qu'est-ce que la nouvelle génération a pu apporter à la famille royale ? Inversement, quelles sont les fragilités que cette nouvelle génération aurait pu provoquer ?

    Jacques Charles-Gaffiot - Ces fragilités sont bien sûr celles de la génération actuelle qui recherche la satisfaction immédiate de ses désirs en considérant de surcroît que tout étant relatif plus aucune valeur ne saurait s’imposer. 

    L’héritage de 68, la vacuité de certains systèmes de pensée très en vogue, le désir de tenter toutes les expériences, une conception fallacieuse de la notion de liberté, le consumérisme sous toutes ses formes compulsives, la jouissance sans entrave sont de véritables écueils.

    Mais la nouvelle génération peut apporter avec elle et insuffler au sein de la famille royale une série de forces nouvelles permettant une heureuse transmission de la charge détenue depuis trois siècles. Le long règne d’Elisabeth II a pu apporter avec le temps un certain conformisme dont les petits-enfants de la souveraine pourront s’affranchir tout en sachant garder à l’esprit la hauteur de la charge qu’ils doivent incarner. Le principe monarchique ne saurait s’affranchir de cette médiation qui lui est sans doute spécifique. La souveraineté s’incarne dans une personne. Il est heureux qu’elle puisse se manifester à travers un jeune couple entouré d’enfants. Mais en l’absence d’adéquation, le principe s’effondre rapidement et bientôt n’a plus de raison d’être. Dans ce cas, comme le mentionne Louis XVI dans son Testament, « n’inspirant plus le respect le monarque est plus nuisible qu’utile ».

    Enfin, la jeune génération a su acquérir une expérience sans doute plus diversifiée et plus riche qu’autrefois. Voilà un véritable atout pouvant permettre à ces jeunes princes et princesses de parvenir à rester fidèle à leur vocation dynastique tout en sachant mettre un pied dans l’avenir.   

    Jacques Charles-Gaffiot est l'auteur de Trônes en majesté, l’Autorité et son symbole (Édition du Cerf), et commissaire de l'exposition Trésors du Saint-Sépulcre. Présents des cours royales européennes qui fut présentée au château de Versailles jusqu’au 14 juillet 2013.

    atlantico

  • Mai 68 • Un rendez-vous manqué [1]

    L’étude de Hervé Hamon et Patrick Rotman le montre : il y avait bien une surreprésentation d’individus d’extraction juive petite-bourgeoise parmi les révolutionnaires de Mai. Elle met en évidence, de plus, que la thèse d’Annie Kriegel, contenue dans l’article de Larche « Gauchisme et judaïsme » déjà mentionné, selon laquelle il y avait au sein du milieu des révolutionnaires professionnels une suprématie des ashkénazes sur les séfarades est juste, à l’exception, comme elle le précise bien, du groupuscule maoïste UJC(ml), où le polak Linhart est pris en étau par le pharaon Lévy et le portos Grumbach. 

    Gauchisme et judaïsme 

    Les auteurs de Génération l’admettent eux-mêmes en écrivant qu’ « [u]ne société qui tolérait l’intolérable au nom de la raison d’Etat était intrinsèquement perverse et appelait à une révolution radicale. L’idée d’une révolution jaillit d’un étonnant brassage : la fascination du temps où l’acte militant était un acte guerrier, l’insurrection éthique contre les turpitudes d’une sale guerre, la quête messianique d’un Éden sans classes où les hommes seraient frères. Goldman possède un chromosome marqué de l’étoile jaune. Il n’est pas le seul, loin s’en faut. Ce parcours est peuplé de jeunes juifs et le hasard n’y est évidemment pour rien. Il se retrouvent là, kibboutzim du boulevard Saint-Michel, les Juifs polonais, les Sénik, Pienkny, Goldman, les Juifs russes, les Krivine, Schalit, Butel, sans oublier les Polonais nés en Union soviétique comme Henri Weber. Plus Grumbach, Castro, Kahn, Kouchner... Ils n’ont eu qu’à emprunter, prolonger le chemin de leurs parents, qui louvoyait entre Auschwitz et Vorkhouta, pour échouer sur cette terre promise, coincée au pied de la Sorbonne. Ils ne portent pas leur judéité en sautoir. Ils sont avant tout révolutionnaires ; mais ils savent, même s’ils n’en parlent point, sauf pour en plaisanter, que l’identité juive détermine leur engagement. Exclus, immigrés, minoritaires, ils perpétuent une tradition qui allie judaïté et Grand Soir dans l’irrépressible désir de la justice universelle, finale. L’an prochain, la révolution ! »[1] 

    D’après les deux auteurs, la direction du mouvement étudiant qui s’était instaurée de fait était composée d’Alain Geismar, Benny Lévy, Jacques Sauvageot, Alain Krivine, Henri Weber, Daniel Cohn-Bendit, Serge July et Jean-Louis Péninou, auxquels s’ajoutent les porte-paroles des lycéens Maurice Najman et Michel Recanati. Cette surreprésentation parmi les leaders est effectivement incontestable, elle crève les yeux même.

    Ce que confirme, en outre, l’article scientifique de Martha Kirszenbaum, où elle développe l’analyse selon laquelle les différents groupuscules gauchistes étaient unifiés par l’appartenance de leurs chefs à un même milieu, parisien, petite-bourgeoise, estudiantin et juif, chez qui « au sentiment du judaïsme se substitue un engagement politique révolutionnaire, pleinement hérité de l’histoire juive de l’Est. En effet, chez les étudiants contestataires d’origine juive, le particularisme n’est pas à l’ordre du jour. C’est au contraire l’internationalisme ou l’universalisme qui les animent. […] Or ce passage du judaïsme à la révolution s’est opéré pour beaucoup au moment de la guerre d’Algérie, lorsque certains des futurs acteurs de Mai 68 d’origine juive fréquentaient le mouvement sioniste de gauche Hashomer Hatsaïr »[2].

    Elle précise également : « Une des spécificités du milieu d’extrême gauche étudiant parisien de 1968 réside peut-être en ce que certaines de ses figures majeures sont d’origine juive de l’Est, en particulier de Pologne – pays qui accueille avant la guerre la plus grande communauté juive d’Europe. Parmi les leaders étudiants du mouvement se trouvent de nombreuses personnes originaires du monde juif d’Europe de l’Est et dont les parents se sont réfugiés en France. »[3]

    L’analyse de Martha Kirszenbaum corrobore celle d’Annie Kriegel : les meneurs du mouvement étudiant de Mai étaient tous petit-bourgeois, majoritairement juifs, avec une dominante ashkénaze.   

    Le forte coloration étrangère, pour ne pas employer un vocable cher à Charles Maurras – celui de métèque –, de la direction du mouvement de contestation étudiante, explique pourquoi beaucoup ont développé l’idée qu’il y a eu un « rendez-vous manqué en mai-juin 1968 entre ouvriers et étudiants »[4], en s’appuyant en particulier sur ces deux éléments : « l’article de Georges Marchais dans LʼHumanité le 3 mai contre les gauchistes et l’anarchiste allemand Cohn-Bendit, et, bien sûr, l’opposition des syndicalistes CGT à l’entrée des étudiants dans la ʽʽforteresse ouvrièreʼʼ de Renault-Billancourt les 16 et 17 mai. »[5]

    Reste à nuancer le propos : il y a eu en effet quelques exceptions. « Si le plus souvent, c’est à l’initiative des étudiants que des liens se nouent, des ouvriers font parfois le chemin vers les facultés occupées : de jeunes ouvriers CGT de Billancourt, mais aussi des syndicalistes contestataires de Sochaux s’en vont humer l’air du quartier Latin, des ouvrières d’une petite entreprise de câblage de Montpellier sont en relation avec des étudiants en lettres, des militants cédétistes de l’usine Rhône-Poulenc de Vitry se réunissent dans la faculté de Censier aux premiers jours de la grève »[6].   (Dossier à suivre)   

    [1]  Ibid., p. 163.

    [2]  Martha Kirszenbaum, « 1968 entre Varsovie et Paris : un cas de transfert culturel de contestation », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 6, septembre-décembre 2008, p. 3.

    [3]  Ibid., p. 2.

    [4]  Boris Gobille, Mai 68, Paris, La Découverte, 2008, p. 55.

    [5]  Idem.

    [6]  Ibid., p. 56.   

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Mai 68 • Les acteurs de la contestation [3]

    Guerre contre eux-mêmes ... 

     

     

    Les auteurs de Génération. Les années de rêve, Hervé Hamon et Patrick Rotman, ont dressé une longue liste des protagonistes de Mai 68. Nous reprenons ce qu’ils disent du milieu familial et social de chaque acteur.

    Henri Weber 

    Henri Weber, né le 23 juin 1944 à Leninabad, à proximité du fleuve Amour, débute son parcours de militant politique aux jeunesses communistes. « Son père tient une échoppe d’artisan horloger rue Popincourt. Et toutes ses études, à Jacques-Decour, ont eu pour environnement Barbès, Anvers, la Goutte d’or – la zone la plus chaude de Paris pendant la guerre d’Algérie. […] Les coups, la haine venaient battre jusqu’à la loge du lycée. Une société qui a sécrété Vichy, puis les ʽʽaffairesʼʼ d’Indochine, puis les ʽʽévénementsʼʼ d’Algérie, une société qui a traqué les juifs, les Viets, les Arabes, ne saurait être qu’intrinsèquement mauvaise. […] Avant la Seconde Guerre mondiale, les parents d’Henri Weber, juifs l’un et l’autre, vivaient en Pologne, à Czanow. Une petite ville de haute Silésie, séparée par treize kilomètres dʼOswieciw – que les Allemands désignent d’un autre nom : Auschwitz. »[1] En 1949 la famille Weber émigre à Paris. « On parle yiddish et polonais, rue Popincourt. Toutefois, chez les Weber, un subtil équilibre tend à s’établir entre l’assimilation et la préservation de la tradition originelle. […] Le père, qui publie des articles dans de confidentielles revues juives, incite ses fils à ʽʽréussirʼʼ, mais les éduque simultanément dans le mépris du fric. Les cousins du Sentier qui se taillent peu à peu quelque fortune au fil de l’expansion du prêt-à-porter, malgré leurs voitures et leurs cadeaux, resteront dépeints comme d’éternels joueurs de cartes analphabètes, incapables de s’émouvoir devant une page de Heinrich Heine. Les pauvres ! La première affiliation militante d’Henri est imposée. Il a neuf ans et, pour calmer ses turbulences, on l’inscrit à l’association Hachomer Hatzaïr (en français : la Jeune Garde), qui rassemble dans un style mi-politique mi-scout les cadets du Mapam, le parti des sionistes de gauche. À quatorze ans, d’ailleurs, il séjourne en Israël dans un kibboutz. L’expérience est passionnante, chaleureuse. »[2] 

    Bernard Kouchner 

    Bernard Kouchner alias le French doctor « a rejoint l’UEC pendant la guerre d’Algérie, par antifascisme. Fils d’un médecin de gauche, il s’inscrit vers quatorze ans à lʼUJRF[3]. Militant actif du lycée Voltaire, il n’hésite pas, pour ses débuts politiques, à prendre l’autocar et à apporter son soutien – décisif – aux dockers grévistes de Rouen. […] Mais le virus ne l’atteint pas jusqu’à la tripe ; aux distributions de tracts, il préfère les boîtes de jazz, les filles. […] Schalite repère ce carabin fin et cultivé, et l’attire à Clarté. Kouchner débute par un compte rendu du livre de Salinger LʼAttrape-cœur et atteint d’emblée les frontières de l’autonomie – louanger un ouvrage américain... »[4] À travers les articles qu’il rédige pour Clarté, Kouchner dévoile que sa réussite personnelle lui importe plus que le triomphe du prolétariat, dont il n’est pas, lui le fils de notable. Il « lʼavoue dans un papier irrévérencieux et qui fait scandale. Sous la forme d’une ʽʽLettre à un moderne Rastignacʼʼ, publiée par Clarté, il donne aux jeunes gens de 1963 quelques conseils pour ʽʽarriverʼʼ. Rastignac, s’il entend parvenir à ses fins, doit décrier la société – il n’est pas de réussite sans contestation. Provocant en diable, Kouchner lance : ʽʽJe suis communiste et Rastignac. Paradoxe ? Détrompez-vous : le mélange n’est pas détonant. Il est même étonnamment efficace. Vous riez ? Je vous attends.ʼʼ »[5] Repéré par un ancien résistant et ministre de De Gaulle qui côtoya Staline, Emmanuel d’Astier de La Vigerie, qui « ressent plus que de la sympathie pour les rebelles de lʼU.E.C. »[6], il est propulsé par ce dernier rédacteur en chef de LʼÉvénement. Après son départ de lʼU.E.C., vers 1965, il se lance avec dʼautres dissidents communistes – ceux qui se faisaient appeler les « Italiens » – dans le mouvement de solidarité avec le Sud-Vietnam. Le pays subit alors un intense pilonnage aérien au niveau du dix-septième parallèle : les B 52 déversent du napalm sans discontinuer. L’ampleur du massacre est telle que partout dans le monde l’indignation est totale. L’émoi provoqué par les corps brûlés que révèlent les photos des magazines réveille la fibre humanitaire de Kouchner. Avec Laurent Schwartz, Jean Schalit et Alain Krivine il fonde le Comité Vietnam national, dont il est membre du comité directeur. 

    Robert Linhart 

    Robert Linhart, sorti de la khâgne de Louis-le-Grand, est admis à lʼÉcole normale supérieure de la rue d’Ulm. Il est le « fils de juifs polonais réfugiés, […] né en France pendant la guerre (son père, avocat à l’origine, est devenu représentant de commerce, puis ʽʽhommes dʼaffairesʼʼ) »[7]. Rue d’Ulm, sous la houlette de son professeur de philosophie Louis Althusser, il devient « le Lénine de lʼE.N.S. »[8], place éminente que seul Benny Lévy, lui aussi ʽʽulmardʼʼ, pouvait lui contester. 

    Benny Lévy 

    Benny Lévy, dont le « père, qui parfois gagne et souvent échoue au jeu de l’import-export, ne pèse guère à la maison ; ni Benny ni son plus proche frère, Tony, ne comprennent exactement ce qu’il vend. »[9] Benny Lévy n’est pas français, il est né en Égypte, « où les Lévy mènent une existence tribale. La part de religieux est faible dans l’éducation des enfants (quoiqu’une grand-mère soit fille de rabbin). Le rite est plutôt un repère culturel, le rendez-vous du vendredi soir. On parle français. […] Mais l’usage de cette langue ʽʽétrangèreʼʼ est infiniment plus, pour la circonstance, qu’une séquelle de l’histoire. C’est un commun dénominateur entre l’aile religieuse et sioniste de la famille, qui se délite peu à peu, et l’autre aile, celle qui domine en participant de la subversion communiste. L’intériorité juive s’estompe, le ʽʽprogressismeʼʼ prend le dessus et les mots français servent de truchement à cette conversion. Que deviendront-ils plus tard, Tony et Benny, les deux jeunes garçons de la tribu ? En pareils lieux et à pareille heure, le choix est restreint. Commerçants ? Comme papa ? Jamais ! Rabbins ? Leur mère fut sioniste de cœur pendant les années trente, mais la pente n’est plus celle-là. Les figures fortes, l’oncle, le frère aîné, l’emportent. Tony et Benny ne seront ni commerçants ni rabbins. Ils seront révolutionnaires. »[10] Conséquence de l’opération franco-britannique de Suez, la famille Lévy quitte l’Egypte en mars 1957. D’abord pour Bruxelles, où Benny impressionne ses professeurs. En 1965, il est accepté à Normale Supʼ : « Sʼil pénètre en ces augustes lieux, ce n’est certes pas pour des raisons universitaires. Il est là parce que là se joue son rapport à la France. Et il est là non pour se couler dans le moule de l’élite française, mais pour le muer en bastion révolutionnaire. » [11] 

    Alain Geismar 

    Alain Geismar, qui est « un petit Juif né en 1939 »[12] et qui étudie à lʼÉcole des Mines de Nancy, « passe le plus clair de son temps au local parisien des Étudiants socialistes unifiés, dont il est un des chefs sous la houlette de Jean Poperen […]. En quatrième, il était dans la même classe qu’André Sénik, aujourd’hui son concurrent de l’UEC. Le jour de la mort de Staline, Sénik l’orthodoxe arborait une boutonnière et un brassard noirs. ʽʽEncore un cochon de moins !ʼʼ, lui a aimablement décoché Geismar. Sénik a répondu avec ses poings. »[13] 

    Daniel Cohn-Bendit 

    Le plus connu des soixante-huitards, Daniel Cohn-Bendit, étudiant à Nanterre où il est « le leader de la petite bande qui récuse les leaders »[14], est « un juif allemand né en France – complexe histoire qui produit un fils d’émigrés pas vraiment juifs et assez juifs pour mériter l’étoile jaune sous Vichy. Les parents Cohn-Bendit sont agnostiques, la mère parle un peu le yiddish, le père, pas du tout. À Berlin, où réside la famille, ce dernier exerce la profession d’avocat et défend les communistes et socialistes emprisonnés. Quand Hitler prend le pouvoir, les Cohn-Bendit s’exilent en France. Pendant la guerre, ils participent à la Résistance. Daniel naît à Montauban en 1945. Il ne reçoit aucune éducation religieuse, n’est pas circoncis. […] En 1951, son père regagne l’Allemagne pour y reprendre son métier d’origine. La mère reste en France avec Daniel et son frère aîné, Gaby. […] Son père meurt en 1959, sa mère en 1963. Bac en poche, il revient en France et s’inscrit à la faculté de Nanterre »[15] où il se revendique membre d’un groupuscule libertaire, Noir et Rouge, et s’inspire des réflexions de lʼInternationale situationniste de Guy Debord, qui a été fondée en 1957, mouvement politico-artistique à l’on doit la maxime « L’humanité ne sera vraiment heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste. » (Dossier à suivre)  

    [1]  Ibid., p. 144.

    [2]  Ibid., p. 145.

    [3]  Le nom de la branche jeunesse du PCF avant qu’elle soit rebaptisée MJCF.

    [4]  Ibid., p. 133.

    [5]  Ibid., p. 134.

    [6]  Ibid., p. 294.

    [7]  Ibid., p. 230.

    [8]  Ibid., p. 265.

    [9]  Ibid., p. 272.

    [10]  Ibid., p. 272-3.

    [11]  Ibid., p. 279.

    [12]  Jean Birnbaum, Les Maoccidents. Un néoconservatisme à la française, Paris, Stock, 2009, p. 62.

    [13]  Hervé Hamon, Patrick Rotman, op. cit., p. 76-77.

    [14]  Ibid., p. 392.

    [15]  Ibid., p. 392-393.  

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Mai 68 • Les acteurs de la contestation [2]

    Guerre contre eux-mêmes ... 

     

    Les auteurs de Génération. Les années de rêve, Hervé Hamon et Patrick Rotman, ont dressé une longue liste des protagonistes de Mai 68. Nous reprenons ce qu’ils disent du milieu familial et social de chaque acteur.

    Jeannette Pienkny 

    Jeannette Pienkny, qui était la seule femme membre du bureau national du Mouvement de la jeunesse communiste au moment du XIVème Congrès du P.C.F., qui eut lieu au Havre en juillet 1956. Vingt ans plus tôt son père arrive en France. « Juif polonais, né à Lodz, il fut dirigeant de la Jeunesse communiste. Repéré par la police, il fuit en Allemagne, milite au P.C., que Hitler entreprend de démanteler. Arrêté durant un meeting, il est condamné, incarcéré. À peine libéré, il gagne Paris. À la déclaration de guerre, comme beaucoup d’immigrés d’Europe de l’Est, il s’engage. Il est fait prisonnier, revient en 1945. Jeannette ne découvre qu’alors son père. Elle a sept ans. Les souffrances et les déchirements intérieurs s’agrippent au cœur comme l’étoile jaune s’accroche à la poitrine : descentes de la milice, camps de réfugiés, ballottements d’autant plus effrayants qu’incompréhensibles. […] Chez les Pienkny, on parle yiddish ; la mère est couturière à domicile, le père ne ʽʽfaitʼʼ plus de politique, mais il en parle du matin au soir. Cet étrange assemblage d’éducation communiste et de culture juive – non religieuse – est au début des années cinquante le terreau commun de la bande que fréquente Jeannette. […] Pour ces jeunes juifs, l’antifascisme est incarné par le parti communiste. »[1] 

    Michèle Firk 

    L’une des grandes amies de Jeannette Pienkny s’appelle Michèle Firk : « Juive comme cette dernière – sa famille avait fui les pogroms d’Europe orientale au début du siècle –, elle a connu les persécutions raciales de la guerre. […] À dix-neuf ans, en 1956, elle prend sa carte du parti communiste ; mais son besoin d’action, son dégoût viscéral devant les horreurs de la guerre d’Algérie la détournent d’un engagement trop timoré à ses yeux. Elle entre dans les réseaux de soutien au F.L.N. »[2]

    Jean Schalit 

    Jean Schalit a des origines russes « mais son arrière-grand-père était le secrétaire de Théodore Hertzl, le fondateur du sionisme – d’ailleurs il fut l’un des douze pionniers qui émigrèrent en Palestine à la fin du XIXème siècle. […] Une branche de la famille a réussi dans la presse et possède la Société parisienne d’édition qui publie Bibi Tricotin, les Pieds nickelés, l’almanach Vermot. Mais le père de Schalit, par esprit d’indépendance, préférait travailler dans un journal économique, L’information. Homme de gauche, il a collaboré au cabinet de Léon Blum en 1936. Après la guerre, la Résistance, il dirige une publication de la C.G.T. […] En 1952, la police soviétique ʽʽrévèleʼʼ que des médecins voulaient assassiner Staline. Le compagnon de route se rebiffe ; il ne croit pas un mot de ce complot des ʽʽblouses blanchesʼʼ où les praticiens accusés ont surtout le défaut d’être juifs. Il s’éloigne du communisme au moment où son fils Jean, quinze ans, s’en approche. […] Communiste de marbre, il n’hésite pas à vendre, seul, LʼHumanité aux portes de l’institut d’études politiques où il est admis à la rentrée universitaire de 1956. Les chars russes tirent sur les ouvriers de Budapest, mais il reste fidèle comme un roc. […] Bientôt propulsé au bureau national de lʼU.E.C., il est chargé du journal Clarté »[3], qui est l’organe de la branche étudiante du PCF. 

    Serge July 

    Serge July, qui n’est pas adhérent à lʼU.E.C., est cependant un lecteur assidu de Clarté. Il a pour meilleur ami René Frydman, qui est étudiant en médecine. « July et Frydman se connaissent depuis le lycée Turgot, où ils étudiaient ensemble, et sont demeurés très liés. […] Imitant la moitié de leur classe, ils suivent les initiatives du M.R.A.P., un mouvement contre le racisme particulièrement actif dans leur quartier où les élèves d’origine juive sont nombreux – les parents de Frydman, immigrés de Pologne, se sont établis dans la confection. Le père July, lui, est un ingénieur des Mines, radical-socialiste, libre penseur et sceptique, qui n’essaie pas d’inculquer à son fils une quelconque orthodoxie politique. Pas plus que sa mère, catholique bretonne qui travaille chez Lelong, un atelier de haute couture. C’est elle qui l’élève, ses parents étant séparés. »[4] 

    Roland Castro 

    Roland Castro, né en 1940 à Limoges, étudiant aux Beaux-Arts et militant au Parti socialiste unifié (P.S.U.), se rappelle avoir dit, à propos du départ de Pierre Mendès France de la fonction de président du Conseil, en 1955, « lui qui est juif d’une lignée de juifs espagnols et grecs : eh oui, ils triomphent. Ils ont flanqué dehors le petit juif qui les dérangeait tant. Mais les petits juifs, tôt ou tard, rentrent par la fenêtre...ʼʼ »[5] Son père est « issu de la diaspora juive espagnole installée en Grèce, est né à Salonique. Mais, encore jeune homme, il émigre en France où il pénètre avec de faux papiers. Devenu représentant de commerce, il épouse à Lyon une juive grecque également de Salonique. Amoureux de son pays d’accueil, il s’engage en 1939 »[6] du côté de la France contre l’Allemagne nazie. Ania Francos, qui est la « fille d’un père russe et d’une mère polonaise, cachée de famille en famille durant lʼOccupation, faisait partie de la bande d’adolescents juifs qui se retrouvaient, le samedi et le dimanche, place de la République. »[7]  (Dossier à suivre)  

    [1]  Ibid. p. 48-49.

    [2]  Ibid., p. 52.

    [3]  Ibid., p. 53.

    [4]  Ibid., p. 127.

    [5]  Ibid., p. 76.

    [6]  Ibid., p. 119.

    [7]  nIbid., p. 89.

     

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    Dossier spécial Mai 68

  • Mai 68 • Les acteurs de la contestation [1]

    Dire à la fois que les mouvements radicaux d’extrême-gauche étaient dirigés par des Juifs et que ce sont ces mouvements qui sont à la source de la révolte étudiante qui déclencha la crise de mai-juin 1968 revient à considérer que le rôle joué par ces jeunes Juifs a été déterminant. Sans eux, il est légitime de se poser la question, Mai 68 aurait-il eu lieu ? 

    Yaël Auron insiste sur leur rôle majeur dans l’irruption des événements quand il écrit que « Mai 68 revêt des spécificités juives indéniables, authentiques et profondes. Ce sont dans une large mesure des motivations juives qui ont propulsé toute une génération de jeunes juifs dans la lutte révolutionnaire universelle. Elles trouvent leurs fondements dans les événements du passé le plus proche, la Seconde Guerre mondiale et la Shoah »[1]. Pour lui, leur faible nombre était compensé par la position éminente qu’ils occupaient dans les mouvements gauchistes. Ils se trouvaient aux places les plus stratégiques, de direction. En quelque sorte ils en étaient les pivots : « les juifs n’étaient qu’une infime minorité, bien que fortement représentés au sein des instances dirigeantes des groupes contestataires étudiants. »[2]

    Outre la J.C.R. de Krivine, Yaël Auron souligne qu’« [i]l en était de même au sein de la direction des autres organisations trotskistes où les juifs représentaient une majorité non négligeable si ce n’est la grande majorité des militants. […] Le mouvement maoïste, la Gauche prolétarienne, avait à sa tête deux juifs, Alain Geismar et Pierre Victor (Benny Lévy). »[3] Sans oublier le plus informel Mouvement-du-22-mars et son leader emblématique Daniel Cohn-Bendit, le plus célèbre des soixante-huitards.

    Dans un livre autobiographique ce dernier raconte une expérience qui l’a grandement marquée : « à quinze ans, je suis allé en Israël. J’ai travaillé dans un kibboutz. C’était très joli, tout le monde vivait en communauté, les gens s’entraidaient, solidarité, égalité, etc. Intuitivement, je devais avoir une position sioniste de gauche. […] J’étais à Nanterre lorsque éclata la guerre des Six-Jours. […] Nous n’avions pas conscience réellement du problème d’Israël : nous étions encore sous l’influence de l’idéologie sioniste que nous avions acceptée pendant des années »[4].

    Plus loin il développe le raisonnement suivant : « L’extrême-gauche, comme la gauche, a toujours répugné à se poser le problème de l’identité individuelle. Pour définir quelqu’un, on se réfère toujours à son appartenance de classe. Mais notre identité est le fruit de multiples expériences, parmi lesquelles le cadre de vie de notre enfance joue un rôle important. […] Cette société m’impose d’être viril – je suis un garçon, plus tard un homme – juif allemand, rouquin, plus ou moins beau »[5]

    Les auteurs de Génération. Les années de rêve, Hervé Hamon et Patrick Rotman, ont dressé une longue liste des protagonistes de Mai 68. Nous reprenons ce qu’ils disent du milieu familial et social de chaque acteur. 

    Alain Krivine 

    Commençons par Alain Krivine : « Son père, médecin stomatologue, n’a rien d’un ʽʽencartéʼʼ. Il lit Le Figaro, se proclame antiraciste, vote régulièrement à gauche mais avec la certitude, quand son suffrage se porte sur les communistes, que ces derniers ne prendront jamais le pouvoir. Il est né en France de Juifs russes immigrés, qui ont fui les pogroms avant 1917, et la femme qu’il a rencontrée était de même souche. […] La mère d’Alain, au fond, n’éprouve ni passion politique ni passion religieuse. Elle jeûne à Kippour parce que, dit-elle, face aux antisémites, il est bon de montrer une fois l’an qu’on est juif. »[6] 

    André Sénik 

    André Sénik « est né de parents juifs polonais, petits commerçants établis à Paris dans le quartier du Sentier vers 1930, à l’époque où la communauté juive en France – cent cinquante mille âmes – double de volume sous l’afflux des réfugiés de l’Est, dont la moitié provient de Pologne. La culture familiale est teintée de marxisme mais tout autant de sionisme. La première organisation que fréquente le jeune Sénik, le M.A.P.A.M. (le Parti unifié des travailleurs, à la fois sioniste et socialiste), est ainsi orientée : à gauche, et cependant en quête dʼEretz Israël. »[7] 

    Tiennot Grumbach 

    Quant à Tiennot Grumbach : « Sa mère est la sœur de Pierre Mendès France et dirige le commerce de vêtements, devenu petite maison de couture, qu’a fondé le grand-père Mendès. [Son] père, il est ʽʽdans les affairesʼʼ, au Brésil, où la Casa Grumbach connaît des hauts et des bas. »[8] 

    Jean-Paul Ribes 

    Jean-Paul « Ribes, lui, n’est pas juif pour deux sous. Un Français, vrai de vrai, issu d’une classique famille petite-bourgeoise – le père ingénieur à l’E.D.F., la mère qui ʽʽne travaille pasʼʼ. »[9]    (Dossier à suivre)   

    [1]  Yaël Auron, Les juifs d’extrême gauche en mai 68, Paris, Albin Michel, 1998, p. 39.

    [2]  Ibid., p. 23.

    [3]  Idem.

    [4]  Daniel Cohn-Bendit, Le grand bazar, Paris, Belfond, 1975, p. 10-11.

    [5]  Idem.

    [6]  Hervé Hamon, Patrick Rotman, Génération. Les années de rêve, Paris, Seuil, 1987, p. 15-16.

    [7]  Ibid., p. 20.

    [8]  Ibid., p. 21-22.

    [9]  Ibid., p. 22.  

     

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    Dossier spécial Mai 68