UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rechercher : radio ville marie

  • Mourir en République, par Hilaire de Crémiers.

    La République chevauche avec la mort. Aujourd’hui, c’est une course éperdue.

    L’urgence sanitaire est de nouveau à l’ordre du jour. Elle devient la règle suprême du civisme républicain. Ainsi en a décidé le président de la République. De conseils de défense en conseils de défense, déclinés sous toutes les formes et tenus à quelques dizaines de mètres sous terre à l’Elysée dans le PC « Jupiter », où Macron se plaît à jouer au chef de guerre en y convoquant qui bon lui semble sous le strict impératif du secret-défense, sont élaborées dans la plus grande discrétion les stratégies diverses de la présidence de la République dans tous les domaines, sécurité, terrorisme, santé, économie, éducation, défense.

    Pour tout esprit sensé, il y a quelque chose de psychologiquement inquiétant dans un tel comportement. Il est vrai que Macron s’est constitué un tel conseil de ministres et de sous-ministres en vue de sa réélection – unique raison d’être de ce caravansérail – que les réunions gouvernementales ne sont plus des outils de commandement. D’où sa prédilection pour ce mode de décision. Là il est le chef ; et il veut être sûr d’être le chef et le seul chef, ainsi qu’il l’avait déclaré sèchement au chef d’état major des Armées, Pierre de Villiers, tout de suite après son accession à la présidence.

    Une monocratie concentrée

    Une concentration de pouvoir s’effectue sur l’Elysée, déjà notoire sous les prédécesseurs, mais de plus en plus gravement et grotesquement accentuée, et qui rend l’administration du pays d’autant plus risquée et d’autant plus difficile, avec des à-coups insupportables. Macron croit ainsi se revêtir de l’autorité régalienne. Inutile de préciser qu’un roi, un vrai, n’agirait pas ainsi. Chez Macron, c’est un besoin ; il se veut Bonaparte ou de Gaulle ! L’adolescent prolongé qui a nécessairement des failles intimes en raison même de sa vie, mais qui se croit surdoué et s’imagine tout savoir avec des dossiers et des notes de service lus nocturnement, et alors même que son parcours prouve qu’il ne sait rien, car il n’a rien connu de la vraie vie, surjoue le commandement. Une sorte de compensation puérile. La Ve République le lui permet ; mais les institutions qu’il a, d’ailleurs, fortement modelées à sa guise, affaiblies et cassées en les parasitant et en les doublant systématiquement, sont désormais faussées et déséquilibrées, ce qui représente un danger majeur pour l’avenir. Et pour lui la menace continuelle d’un retournement tragique de situation, telle encore sa convention citoyenne qui maintenant lui demande des comptes, ce qui était à prévoir. Il y a du sabre de bois chez Macron, en politique intérieure et en politique extérieure. Le syndrome devient peu à peu une évidence et combien dangereuse, avec la perspective d’une fuite en avant irresponsable. Les Français éberlués le sentent confusément. C’est la dérive connue dès l’Antiquité et plus moderne que jamais des régimes républicains épuisés qui deviennent de plus en plus autocratiques et qui passent dans des mains de plus en plus prétentieuses et de plus en plus inexpérimentées.

    Et donc deux conseils de défense sanitaires, mardi 27 et mercredi 28 octobre ont défini la ligne stratégique qui doit être appliquée en France pour lutter contre la pandémie. C’est ainsi. Macron a expliqué sa décision le soir à la nation rassemblée pour l’écouter. Comprenons : les Français ne peuvent qu’adhérer à tant de raison éclairée et n’ont d’autre choix que de suivre. Le processus est des plus clairs. Le chef du gouvernement, le besogneux Castex, réduit au rôle de tâcheron, se trouve alors chargé, le jeudi et les jours suivants, de présenter aux assemblées les détails du plan et de l’expliciter point par point aux Français, aux familles, aux professions, aux administrations. C’est terrible. Pour certains, d’une cruauté mortelle. Qu’importe ! La loi s’impose à tous. Le reconfinement qui avait été écarté comme solution il y a encore deux mois, est de rigueur et c’est le monsieur « déconfinement » du mois de mai – si bien réussi ! – qui est chargé de reconfiner ! Des accommodements sont aménagés pour essayer de sauver un minimum de vie scolaire et d’activité économique. Première étape : jusqu’au 1er décembre avec réévaluation toutes les quinzaines.

    Il s’agit d’abord, est-il précisé, de briser l’avancée inexorable de la pandémie et tout faire pour sauver les fêtes de Noël. Ça, c’est la gentille intention ! L’État devra encore soutenir l’économie pour lui permettre de franchir de nouveau cette passe difficile. La France doit se rassembler et rester unie face à l’adversité. Chaque Français est appelé à remplir son devoir civique.

    Voilà, en gros, ce qu’a dit à la nation le chef de l’État. Le ton était celui de la gravité résolue avec ce je ne sais quoi de mécanique qui fait froid dans le dos. Comme il se façonne un personnage pour l’histoire et qu’il est loin d’être sot pour lui-même, il sait que les circonstances ne lui permettent plus d’erreur. Sa réélection en 2022 pourrait être en jeu, encore que le système français de l’élection présidentielle le protège encore et toujours, les analystes politiques le savent. Cependant, comme le prouvent les enquêtes d’opinions, tout désormais peut arriver. La popularité de Macron est définitivement cabossée. Elle n’a jamais vraiment existé et ne fut, comme l’émergence de son prétendu parti LaREM, qu’un artificiel montage de communication médiatique, d’habileté politicienne et de soutien financier, vraisemblablement énorme, comme pour Chirac, Balladur, Sarkozy, Hollande, afin d’éviter au régime une issue qui paraissait catastrophique. Ce qui est récurrent dans l’histoire républicaine.

    Le problème pour Macron et son équipe, c’est que, malgré leurs airs assurés, rien, en fait n’est sûr dans les mois qui viennent. Comme le notent les esprits perspicaces, et pas seulement dans l’opposition, la navigation du chef de l’exécutif et, sous ses ordres, de son pilote de Matignon, se fait à vue. Les décisions elles-mêmes ne sont pas claires et souvent contradictoires. Pourquoi les universités fermées, pas les lycées ? Pourquoi les supermarchés ouverts, pas les petits commerces où la contagion est moindre ? Pourquoi les transports et pas la rue ? Pourquoi telles usines, pas les artisans ? Pourquoi les cours de récréation et pas les réunions de famille ? Mille questions de ce genre qui enclencheront mille insatisfactions, des protestations, des refus. L’Éducation nationale, l’hôpital public et les services de santé vont souffrir particulièrement de cette cacophonie. L’État qui dirige tout, avec une fonction publique pléthorique et cependant de plus en plus insuffisante, ne commande concrètement plus rien. Comment vont réagir les professeurs ? Et les personnels de santé ? Ce qui double toutes les incertitudes. Cet État est, de plus, partisan : il ignore et méprise le privé, médecine, éducation, associations, culture, professions, métiers, propriétés. Il écrase tout sur son passage. Il ne connaît pas et rejette la France profonde.

    Alors il se retrouve seul à décider de tout avec ses propres experts enfermés dans leurs propres structures. Aucune prévision sérieuse ne peut sortir d’un tel système et c’est ce qui condamne Macron sous peu. De toute façon, il sera mis en difficulté. Et la difficulté peut susciter la violence. Il aurait fallu que la prévision fût antérieure à la crise elle-même. Oui, antérieure ! Ce qui est la marque d’un bon gouvernement. Ce qui est impossible dans notre régime républicain. Depuis fort longtemps. « Savoir pour prévoir afin de pourvoir » ; c’était une des formules du père du positivisme Auguste Comte, philosophe méconnu dont on ne retient que quelques folles visions d’une religion de l’Humanité, mais qui n’a cessé de critiquer la stupide philosophie révolutionnaire qui empêche de penser, et l’inconséquence des régimes démocratiques à la française qui égare l’esprit de décision.

    Imprévoyance et inconséquence

    Rien n’a été prévu ni avant ni après. Restent les rodomontades de la République. Les « il faut », « on doit » se multiplient sur toutes les ondes jusqu’au bout des boyaux de métro. Impossible de fuir la submersion sonore de la vigilance républicaine. « Tous ensemble, nous vaincrons ! » On connaît la chanson : sans doute comme en 1940 « parce que nous sommes les plus forts ». Les situations se ressemblent et préludent aux pires défaites. Les innombrables commentateurs devraient y réfléchir, plutôt que de bafouiller leurs indéfinis « moi, je pense que… »

    Car l’économie va chavirer. Le président du MEDEF, Geoffroy Roux de Bézieux, et tous les responsables économiques le disent et poussent des cris d’alarme. La destruction est terrible, inimaginable, pire qu’en temps de guerre et conçue dans un plan inintelligible où la machine à compter s’emballe et jette la panique parmi les responsables. Le plan de relance ne pourra pas fonctionner dans un tel cadre. Il dépend en grande partie de l’Europe dont les États ont d’autres chats à fouetter. L’européisme macronien sera pris, encore une fois, à revers. Chaque pays pensera d’abord à soi. Les finances publiques ne se relèveront pas. Tous les budgets ne sont plus que des accumulations de déficits. Inutile de donner des chiffres qui s’aggravent tous les jours. Un rien désormais peut entraîner un effondrement généralisé, non seulement économique, non seulement financier, mais même monétaire, même bancaire, mais surtout social et, chez nous, national : un État, une administration paralysés.

    Pourtant, rien n’empêche Macron de faire la guerre. Pas seulement au covid. Au séparatisme ! Le séparatisme n’est rien d’autre que l’islamisme. Il l’a précisé ; il a parlé du terrorisme islamiste et de l’islamisme politique. Tout le monde a salué cette sortie de l’ambiguïté. L’assassinat tragique à Conflans-Sainte-Honorine du professeur Samuel Paty a ébranlé la France. Le ministre de l’Intérieur Darmanin donne de la voix et du tweet tous les jours. Les décisions tombent. Dissolution des associations ouvertement islamistes, fermeture de la mosquée de Pantin. Et, puis, quoi donc, après l’hommage funèbre à la Sorbonne du professeur décapité et, du coup, décoré de la légion d’honneur ? Eh bien, toute la question se cristallise sur les caricatures de Mahomet. Celles de Charlie Hebdo, évidemment. Voilà ces caricatures élevées au rang de symboles républicains par excellence. C’est le b-a-ba de l’éducation civique en France maintenant. Tous les enfants en France doivent être initiés. La rentrée à l’Éducation nationale ne saurait commencer que sur ce thème soigneusement préparé. De quoi s’agit-il ? De montrer « les couilles de Mahomet ». Il faut bien dire les choses comme elles sont, puisque personne ne le dit. Donc, les petites filles, les petits garçons, tous les Français de surcroît sont invités à contempler les couilles et le cul en étoile de Mahomet ! Là, dans cette contemplation, gît le fin du fin de la conscience républicaine.

    Vous n’avez pas le droit de trouver « ça » moche, de mauvais goût, vulgaire, ignoble. Il paraît que c’est de l’art, que, surtout, c’est la formule même de la liberté de pensée qui, elle-même, ne se concevrait que dans la liberté de blasphémer. Le président de la République l’a répété avec la plus extrême gravité : la République ne transigera pas avec ses valeurs ; le droit de blasphémer en est l’expression, la plus fondamentale. Cette phrase a été redite à l’envi par tous les ministres et tous les responsables politiques. C’est d’une infinie stupidité.

    Toute une politique : les couilles de Mahomet

    Que la République plastronne avec les couilles de Mahomet, soit, c’est de son niveau : la nullité totale de sa pensée, la dégueulasserie de ses conceptions. Mais la France ? Car, derrière cette imposture, se cache toujours le même désir. Luc Ferry l’a soufflé et bien d’autres encore : allons-y dans l’égalité des blasphèmes et affichons en tant que républicains tous les blasphèmes possibles sur Jésus et Marie. Quelle imbécillité ! Dans le pays des cathédrales ! Mais qui comprendra ? Qui nous respectera ? Qui s’en réjouira, en dehors de leur petite bande de jocrisses bien payés ? En vérité, c’est un désastre politique. Voilà qui va exciter les communautés et donc les communautarismes !

    La laïcité à la française, tu parles ! De quoi faire redoubler les attentats, comme il est évident avec la dernière actualité : Nice, et bien d’autres, ailleurs. Ils donnent toutes les armes aux islamistes ; ils abandonnent la France et les Français. Leur énergie n’est que du toc. Ah, ils prétendent rallier à leur République des musulmans fidèles. Que les musulmans prennent garde : il n’y a rien de tel en République que les serments pour lâcher les gens qui lui font confiance. Plus elle donne sa parole, plus elle la trahit. Les harkis en savent quelque chose et les Afghans qui nous ont fait confiance, pareillement, et déjà, dès maintenant, dans les cités ceux qui croient encore dans l’ordre français. Effroyables déconvenues ! Et pendant de temps-là dans les micros officiels les discours se poursuivent et dans les salons de la République le petit monde républicain se congratule. Sinistres personnages !

    Et ils en font une politique extérieure, la seule politique étrangère de la France, livrant encore ici des armes de propagande redoutables à nos ennemis et éloignant nos possibles alliés. Quelle sottise ! « Les couilles de Mahomet », pivot de toute politique française ! Nous sommes dirigés par une bande de fous. Ils ne savent rien. Ils n’y connaissent rien. Aboutissement d’une crétinisation de l’esprit public. Il est encore dans le pays des gens de bon sens qui jugent parfaitement la situation : ils n’ont plus aucune voix dans les sphères décisionnelles.

    La religion est d’un autre niveau. « Tout homme, dit Pascal, peut faire ce qu’a fait Mahomet ; car il n’a point fait de miracle ; nul ne peut faire ce qu’a fait Jésus-Christ ». C’est là-dessus qu’il faut attirer la pensée. C’est le fond du problème que ces sots ne veulent même pas examiner.

    Ils se réfugient dans leur religion officielle du blasphème d’où ils pensent commander à l’univers. Car qu’est-ce d’autre que leur République qu’ils imposent comme un absolu pour réduire, au gré de leur passion, tout le reste au plus chétif des relativismes ? Sinon une religion, avec ses clercs, ses dogmes, ses rites dont pas un seul ne soutient un vrai regard critique. Elle a pour elle l’État, sa coercition, son budget énorme dont celui de l’Éducation nationale. Maurras écrivait avec juste raison : « La République n’est rien du tout qu’une religion imposée par voie budgétaire ». Admirable définition. Droit au blasphème ? Et si l’envie prenait aux Français de blasphémer cette divinité ? Après tout, ce serait dans la logique des couilles de Mahomet.

    Illustration (DR) : Le symbole de la République : tous les petits enfants de France doivent s’en faire une religion.

    000.jpg

    Source : https://www.politiquemagazine.fr/

  • La Fabrique du crétin. 2e livraison, par Jean-Paul Brighelli.

    Apprentissage de la lecture à Clamart, 2006. SIPA. 00537617_000005

    Jean-Paul Brighelli partage avec nous l'introduction de son prochain livre. 2e livraison

    Chers lecteurs, je profite de ces vacances pour écrire mon dernier livre sur l’état de l’Ecole, à paraître en janvier prochain. L’idée m’est venue de vous en soumettre les chapitres essentiels, afin de tenir compte de vos réactions. Aujourd’hui, La question de la langue, 1ère partie. Bonne lecture et n’hésitez pas à commenter, même avec férocité, cette analyse dernière, après 45 années passées dans un système éducatif désormais exsangue.

    5.jpgQuand on entre dans le corps principal de bâtiment rue de Grenelle, un escalier s’offre à vous, sur votre gauche. Montez quelques marches, et sur le mur sont accrochés les portraits de tous les ministres de l’Education depuis les débuts de la IIIème République. On y conserva longtemps le portrait de l’infâme Abel Bonnard, avant que François Bayrou ne le fasse décrocher et renvoyer aux poubelles de l’Histoire.

    Le bras armé du ministère

    De tous ces visages qui vous regardent monter, il est bien difficile d’en identifier plus d’une quinzaine — même pour un spécialiste de l’Education. C’est un ministère où l’on est rarement nommé pour ses compétences spécifiques. Qui se souvient par exemple de Lucien Paye (1961-1962), de Pierre Sudreau (d’avril à octobre 1962), ou même de Christian Fouchet (1962-1967) ? Qui se rappelle qu’Alain Peyrefitte, passé de l’Information à l’Education, était rue de Grenelle en 1968 — et que François-Xavier Ortoli lui succéda durant deux mois, le temps d’expédier les affaires courantes avant l’arrivée d’Edgar Faure, qui ne resta qu’un an mais marqua réellement de son empreinte la vie éducative ?

    Et d’ailleurs, quelle importance ? Le bras armé du ministère, là où se fait vraiment le travail, c’est la DGESCO — Direction Générale de l’Enseignement Scolaire. Une Direction que l’on ne connaît guère, mais qui assure l’essentiel du travail, quand le ministre — et cela est souvent arrivé — se cantonne dans des activités de représentation. Par exemple sous le règne de Najat Vallaud-Belkacem, c’est Florence Robine, ex-professeur de Physique, qui fut le bras armé du ministère. ON la récompensa en la nommant rectrice de l’Académie de Nancy-Metz, puis ambassadeur de France en Bulgarie — elle avait enfin atteint son niveau d’incompétence, comme dit Peter Lawrence…

    Quelle langue française ?

    De 1962 à 1965, c’est un certain René Haby, ex-instituteur et agrégé d’Histoire, qui la dirigeait, et qui assura la continuité des services sous trois ministres aussi peu compétents les uns que les autres. Le même qui sera Ministre de l’Education sous Giscard, de 1974 à 1978. Le collège unique, la promesse de la « réussite pour tous », c’est lui. Mais pas seulement.

    Pendant que De Gaulle défendait le France et le franc, soutenait le Concorde et faisait des misères au grand frère américain, René Haby lança deux commissions qui visaient l’une et l’autre à étudier une importante question : quelle langue française voulait-on transmettre aux enfants dans les écoles de la République ?

    Comment, me direz-vous ? Il n’y en a pas qu’une ?

    Tout dépend du point de vue. On avait gardé longtemps les mêmes programmes de Français — en 1945 on reprit les programmes de 1923, très normatifs, qui consacraient à l’apprentissage de la grammaire, étudiée en soi, de larges créneaux horaires. Vers la fin des années 1950, l’arrivée en Primaire de la première fournée du baby-boom et la prolongation de la scolarité obligatoire, décrétée par le ministre Berthoin (qui ça ?) en 1959, amenèrent le ministère à reconsidérer (prudemment) la question. On chargea donc un Inspecteur général, Marcel Rouchette, de diriger une Commission pour réfléchir à la question : quelle langue voulait-on / devait-on enseigner aux élèves ? On a appelé cette période la Rénovation. A posteriori, le mot a quelque chose de profondément ironique. Il s’agissait, pratiquement, d’une subversion de la langue et de son apprentissage.

    La commission Rouchette travaille donc la question de 1963 à 1966. Une ère d’expérimentation s’ouvre en 1967 — jusqu’en 1972. Les Instructions officielles sont publiées à la fin de cette dernière année. Pompidou, qui lorsqu’il était Premier ministre avait sérieusement freiné les ambitions réformatrices, n’est déjà plus en état de s’y opposer.

    Dès le début, deux conceptions s’affrontent. Pour Michel Lebettre, directeur des enseignements élémentaires et complémentaires, la fonction de l’école primaire est de fournir des bases solides pour la poursuite de la scolarité en renforçant les deux disciplines fondamentales, le français et les mathématiques. L’enseignement de la grammaire est central et presque autonome car il permet d’aborder l’apprentissage du latin qui commence au collège. C’est une approche logique de la langue qui vise l’efficacité et repose sur la mémorisation, prélude à toute activité d’expression orale et écrite. Ainsi, on acquiert les connaissances en français en répétant et en appliquant les règles, comme le rappelle Michel Lebettre dans sa circulaire : « Il est donc recommandé instamment aux maîtres des classes élémentaires de consacrer tous leurs efforts à fixer de manière durable, dans ces diverses matières [les disciplines fondamentales, français et calcul], les connaissances prévues par les programmes. Ils n’y parviendront qu’au prix de répétitions fréquentes et d’exercices nombreux. La réhabilitation du rôle de la mémoire, qu’amorçaient déjà les instructions du 20 septembre 1938, devra donc être reprise car il n’est pas douteux que, pour de jeunes enfants, le « par cœur » ne soit la forme la plus authentique et la plus durable du savoir. »

    Traduisons. Rien ne remplacera jamais le « par cœur » ; la grammaire et l’orthographe doivent être étudiées en soi et pour soi — l’apprentissage de la langue est donc normatif ; et la formation reçue en Primaire doit préparer à l’excellence au lycée — rappelons que les sections « classiques », avec latin, sont alors préférées aux sections « modernes ». Lebettre s’inscrit donc dans la lignée exacte des Instructions de 1923 à 1938, les dernières à avoir été visé par Jean Zay, ministre (de gauche) de l’Education depuis juin 1936 — et assassiné en juin 1944 par des miliciens venus le quérir dans sa prison de Riom où l’avait enfermé la justice de Pétain — aménageant une peine initiale de condamnation au bagne, comme Dreyfus.

    Je précise cela à l’intention de ceux qui s’imaginent que la Gauche a toujours été du côté des « réformateurs ». Franc-maçon, Jean Zay a fait des études de Droit, il a adhéré jeune aux Jeunesses laïques et républicaines, il est à l’aile gauche du Parti Radical. Il a déjà prolongé l’obligation scolaire de 13 à 14 ans. Et l’une de ses circulaires interdit le port par les élèves de tout signe politique ou religieux. « L’enseignement public, dit-il, est laïque. Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements. » On mesure ce qui s’est perdu, à gauche et plus généralement dans la société française, avec nos débats actuels sur le voile, le burkini et les horaires dissociés pour les femmes musulmanes dans les piscines.

    Construire son savoir tout seul

    À la conception traditionnelle de Lebettre s’oppose la conception « novatrice » des partisans de la pédagogie Freinet, soutenus au ministère par Roger Gal, chef de la recherche pédagogique à l’Institut Pédagogique National, qui sera toujours le fer de lance des réformistes — ou le ver dans le fruit, comme vous voulez.

    L’idée est que grammaire et orthographe sont communs à toutes les disciplines, et n’ont pas à être étudiées en soi. « Refusant la seule mémorisation des règles, la commission réclame un apprentissage reposant sur « l’activité intelligente des élèves », c’est-à-dire proposant des observations des faits de langue », résume très bien Marie-France Bishop dans un article publié dans Le Télémaque en 2008. Ou si l’on préfère, c’est à l’élève de relever les règles et les particularités de la langue, au hasard de ses lectures. De cette opposition naîtra un peu plus tard l’affrontement entre les partisans de la grammaire de phrase, qui s’appuient sur un apprentissage systématique des règles, et ceux de la grammaire de texte, où l’on fait de la grammaire à l’occasion de la lecture, mais jamais en soi. Et où les élèves découvrent par eux-mêmes les règles qui régissent les mots qu’ils lisent. Ils construisent déjà leurs savoirs tout seuls…

    Le rapport remis à René Haby en 1963 concluait pourtant à « consolider l’acquisition des trois connaissances fondamentales : lecture, écriture, calcul. » Mais le directeur des services d’enseignement ne l’entend pas de cette oreille. Il veut réformer « les programmes et les horaires », mais aussi « les méthodes et l’esprit même qui anime cet enseignement. »

    Arrêtons-nous un instant sur ce lien entre « horaires » et méthodes ». Rien de gratuit ni de fortuit, jamais, dans les décisions ministérielles. Ce qui se dessine dans les instructions de René Haby, c’est la possibilité, qui sera exploitée à partir des années 1980, de réduire drastiquement des horaires dédiés au français sous prétexte que c’est la langue utilisée en maths ou en Histoire, et que donc on peut considérer que tout ce qui se dit ou s’écrit en français est… du français : de ce qui était l’étude systématique de la langue on fera donc une discipline transversale. On pourra donc, à partir de cette observation fallacieuse, diminuer les horaires consacrés à la discipline, et, partant, les postes d’enseignants. La commission Rouchette transforme l’apprentissage du Français en apprentissages des situations de communication. D’où l’accent mis sur l’oral — c’est pratique, on n’y voit pas les fautes d’orthographe — et spécifiquement la langue orale des élèves. Se faire comprendre (« Moi Tarzan… Toi Jane… ») l’emporte désormais sur la qualité de l’expression.

    Le bon usage

    On parlait alors de « démocratisation ». Plus tard on utilisera le mot « massification ». Le quantitatif détrône le qualitatif. On ouvre la chasse à l’élitisme, bête noire des pédagogies de masse. Ce n’est pas anecdotique. Notre langue est traversée depuis l’origine par la question du « bon usage » — ce n’est pas par hasard que le dernier des grammairiens normatifs, Maurice Grévisse, intitule ainsi sa Grammaire en 1936 — et régulièrement mise à jour dans les décennies suivantes. L’expression vient de Vaugelas, qui en 1650, dans ses Observations sur la langue française, notait que le bon usage était « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps. » Il entendait proscrire le « gascon », comme on appelait uniformément tous les patois, et les bizarreries et créations verbales osées par certains littérateurs. En 1650, le « bon français » est parlé par cent mille personnes, tout au plus, sur 12 millions d’habitants. Aujourd’hui, quel serait le pourcentage de gens s’exprimant avec une vraie correction, sur 67 millions de Français ?

    Il s’agissait donc de décomplexer les nouveaux arrivants en Sixième, en baissant drastiquement le seuil d’exigences. Un exemple entre mille : le mot « réaction » disparaît des programmes, replacé par celui d’« expression écrite », qui est tout autre chose. L’oral, en bon français, est encore de l’écrit. Mais l’expression écrite suggère d’inverser les termes, de façon à faire de l’écrit un mime de l’oral le moins maîtrisé. À terme, c’est la prépondérance du « français banlieue » dont nous voyons aujourd’hui la déferlante. La montée en puissance, dans les années 1960, de la linguistique dans les études universitaires explique les choix faits par la commission — et les options ultérieures. La linguistique saussurienne met en avant la communication, considérée comme la principale fonction du langage. Et la linguistique transformationnelle chomskienne, qui déboule à l’orée des années 1970, explique les délires de « génétique de la langue » qui amèneront des maîtres un peu dépassés à imposer aux élèves des « arbres » germinatifs et génératifs censés expliquer le fonctionnement de la phrase.

    Atout supplémentaire et non négligeable pour les idéologues qui s’imposent alors : les parents, peu au fait du langage et du fonctionnement de ces modèles linguistiques, ne pourront pas aider leurs enfants — ce qui égalise les chances, paraît-il. De même les « maths modernes » sont incompréhensibles pour des « géniteurs d’apprenants » qui avaient appris les maths « à l’ancienne ». Et parmi les méthodes d’apprentissage du Lire / Ecrire, la méthode dite « idéo-visuelle » (improprement appelée « semi-globale », elle consiste à associer une image et un mot) est préférée au B-A-BA qui avait fait ses preuves depuis deux siècles, parce qu’elle permet aux classes défavorisées d’augmenter rapidement leur sac de mots — sac que les privilégiés avaient empli en famille. Le souci permanent, en ces années réformatrices, est l’égalisation des conditions — ce qui ne fera que renforcer leurs différences.

    Un plafond de verre… opaque

    Parce qu’il faut être clair. En se livrant à cette inversion des valeurs, le ministère choisissait, sous prétexte de « démocratisation », la mise à l’écart des Français appartenant aux couches les plus populaires, et préservait ceux qui étaient issus des classes les plus favorisées. Si l’on cesse d’apprendre le « bon » français à ceux qui n’en savent rien, on les condamne de fait à rester dans leur médiocrité, alors même qu’ils pouvaient s’en extraire. Sous prétexte d’uniformiser, on a réalisé ce qui, chez Bourdieu et Passeron, n’était encore qu’une prédiction : la conservation des « héritiers », leur « reproduction », et à terme la prédominance de la « noblesse d’Etat » telle qu’elle se perpétue à travers les grandes écoles — qui avaient pourtant permis, entre les années 1940 et 1970 au petit Bourdieu, fils de paysans ( et reçu à l’ENS-Ulm en 1951) et au petit Brighelli, de souche tout aussi humble (reçu à l’ENS-Saint-Cloud en 1972) d’aller au plus haut de leurs capacités. Les disciples de Bourdieu et Passeron (les Héritiers remonte à 1964, c’était l’actualité des membres de la commission Rouchette) ont œuvré en toute innocence, je préfère le croire, à contrarier les tendances lourdes dénoncées par les deux sociologues — et ce faisant, ils les ont renforcées. En 1972, la proportion d’élèves des Grandes Ecoles issus des classes défavorisées ne dépassait pas 10%. Elle est aujourd’hui, après tous les programmes de discrimination positive et d’aide aux boursiers, de moins de 2%.

    Pourquoi ?

    Parce qu’on a cessé de donner aux déshérités les codes du bon langage et de la culture bourgeoise (et si j’en crois Marx, il n’y en a pas d’autre, parce que la culture est celle de la classe au pouvoir : parler de « culture jeune » ou de « culture banlieue est une sordide plaisanterie). Parce que le plafond de verre qui les empêchait souvent d’accéder aux emplis supérieurs s’est opacifié. Et la décision de supprimer l’épreuve de culture générale dans divers concours a renforcé la sélection sociale : il faut être singulièrement ignorant de la langue pour croire qu’on ne repère pas instantanément, à sa façon de parler, un élève qui ne sort pas de la cuisse de Jupiter. La sélection sociale, qui était réelle, s’est renforcée dès lors qu’elle est devenue diffuse, et non sanctionnée par des épreuves spécifiques. On a lentement épuré le système de tous les exercices qui en constituaient l’ossature — ainsi la dissertation française, remplacée en 1998 par le « résumé-discussion », qui impliquait plus

  • Joseph Ratzinger : l'éminence grise, par Blandine Delplanque.

    Joseph Ratzinger devient au début des années 60 le conseiller très écouté du cardinal de Cologne, Joseph Frings. Dans sa biographie de Benoît XVI, le journaliste Peter Seewald raconte le rôle déterminant joué par le jeune théologien bavarois au sein du groupe des cardinaux allemands pour le Concile de Vatican II.

    À la surprise générale, le pape Jean XXIII convoque officiellement le Concile œcuménique Vatican II le 25 janvier 1959, quatre-vingt-dix jours après son élection. Dans son journal quotidien, il note qu’il s’agissait d’un « projet de concile œcuménique » et « d’une invitation à proposer un mouvement plus large de spiritualité pour la Sainte Église et pour le monde entier. Je craignais vraiment, écrit-il, de recevoir pour toute réponse une grimace souriante et découragée ».

    Mais l’évènement majeur dans la vie de Joseph Ratzinger, alors âgé de 32 ans, est la mort de son père qui survient le 25 août 1959. Ayant toujours soutenu son fils par l’intérêt qu’il prenait à ses travaux, il l’aura profondément influencé par sa droiture d’esprit, sa piété, sa recherche de la vérité qui lui faisait critiquer les évêques sans jamais remettre en cause son appartenance à l’Église. « Quand je revins à Bonn après cette épreuve, racontera t-il un jour, je sentis que le monde était devenu pour moi un peu plus vide, et qu’une portion de moi-même était partie dans l’au-delà ».

    La passion de son père pour la politique conduit le jeune Joseph à s’y intéresser dès l’enfance. « J’ai toujours éprouvé un grand intérêt pour la politique – et pour la philosophie qui la sous-tend. Car la politique découle bien d’une philosophie. Elle ne peut être simplement pragmatique, elle doit former un tout ». Il sera un grand admirateur d’Adenauer. Devenu professeur, il développera des analyses politiques sur l’Europe et écrira L’Unité des nations, puis Vérité, valeurs, pouvoir : pierres de touche de la société pluraliste.

    Au Collegium Albertinum de Bonn, le jeune théologien se constitue un réseau avec des historiens comme Hubert Jedin, des théologiens comme Karl Rahner ou Heinrich Schlier, luthérien évangélique qui s’était converti au catholicisme au grand dam de ses professeurs, des spécialistes de l’Inde ou de Byzance… Un brassage d’érudits qui va asseoir sa conception d’une théologie moderne et ouverte aux problèmes de son temps.

    Son discours de Gênes, une rampe de lancement

    La rencontre décisive de ces années pour Joseph est celle du vieux cardinal Frings, archevêque de Cologne depuis 1942, connu pour son opposition aux nazis, président de la Conférence des évêques allemands. Le 25 février 1961, près de Bonn, le prélat de 74 ans est venu assister à une conférence du jeune professeur sur la théologie des conciles. Il s’est assis au premier rang et écoute sans ciller son argumentation en faveur d’un concile réservé au Pape et aux évêques, ceux-ci n’étant pas des représentants du peuple mais du Christ dont ils reçoivent la mission et la consécration. Une façon de renvoyer dans ses buts son confrère, le très charismatique théologien suisse Hans Küng, qui plaide, selon lui à tort, pour un concile de l’Église toute entière.

    Après le discours de Joseph Ratzinger, le cardinal, conquis, le prend à part et prolonge la discussion avec lui dans les couloirs de l’Académie Thomas More de Bensberg. Ce que ne sait pas alors le jeune théologien, c’est que, le 20 novembre suivant, le cardinal doit prononcer un discours à Gênes à l’invitation des jésuites sur le Concile Vatican I (1869-1870) et ses différences avec le concile qui s’annonce. Et qu’il ne sait absolument pas comment s’y prendre, étant plus un homme de terrain qu’un intellectuel. Subitement, il voit son problème résolu. Presque aveugle, il ouvre la séance ce 20 novembre 1961 par quelques mots d’introduction mais laisse bientôt son secrétaire lire, dans la traduction que ce dernier a faite en italien, le texte écrit par Joseph Ratzinger. Il dure 45 minutes et est suivi d’un tonnerre d’applaudissements.

    L’auteur voit se profiler trois évolutions majeures du monde : la mondialisation, une technicité de plus en plus poussée et la foi dans la science. Propulsée par les moyens de communication de masse et par la coopération économique, une culture unique émerge.

    Un phénomène qu’il ne juge pas complètement négatif : « La relativité de toutes les formes humaines de la culture conduit aussi à une affirmation du noyau de la foi qui se manifeste dans toutes les cultures et toutes les langues en la personne de Jésus Christ et de son Corps ». Mais il voit dans la confiance de l’homme en ses propres forces la source d’un nouvel athéisme. L’antique divinisation de la nature se mue en une « autodivinisation de l’humanité ». La croyance dans l’économie ne peut donner de réponse au « besoin du combat éthique parce qu’elle ne prend pas au sérieux l’être humain en tant qu’être moral, doté d’une conscience et d’une liberté ». La tâche du concile se devrait alors de formuler, « dans un dialogue avec le monde moderne, une vraie alternative, digne d’être vécue, pour la foi chrétienne. L’Église, Peuple des peuples, devrait rendre compte de la multiplicité de la vie humaine ». Avant tout la liturgie, « sommet de l’unité, doit être l’expression appropriée de la diversité spirituelle ». Dans le futur, conclut-il, « la religion aura un tout autre aspect. Elle sera plus pauvre dans son contenu et dans sa forme, mais peut-être aussi plus profonde. L’homme de ce temps-là pourra avec raison attendre de l’Église qu’elle prenne sa part de ce changement… L’homme d’aujourd’hui doit pouvoir reconnaître que l’Église n’a pas à craindre ni ne craint le progrès scientifique parce qu’elle est en sécurité dans la Vérité de Dieu sur laquelle ne peuvent avoir prise aucune vérité ni aucun progrès ».

    Une ambiance de guerre froide

    Le combat fait rage entre la Curie et les évêques d’Europe centrale à tel point que le cardinal Frings tente de faire repousser le concile en sollicitant avec le cardinal Julius Döpfner, évêque de Berlin, une audience du Pape le 6 mai 1961. Lors de cet entretien confidentiel, le pape aurait évoqué selon Frings une révélation intime l’appelant à maintenir la réunion d’un concile. De plus, il ne veut pas entrer dans une dispute avec les cardinaux allemands. Trois mois plus tard, dans la nuit du 12 au 13 août 1961, est construit le mur de Berlin.

    Le 25 décembre 1961, Jean XXIII appelle dans la bulle Humanae salutis à reconnaître « les signes des temps » et assigne au concile à venir trois objectifs : une rénovation interne de l’Église, l’unité des chrétiens et la contribution de l’Église à la paix et aux problèmes sociaux du monde. Le 23 février 1962, le pape Jean XXIII invite à sa surprise le cardinal Frings à siéger à la commission centrale de préparation du concile. L’accueillant dans la salle d’audience, il lui confie à propos du discours de Gênes : « Che bella coincidenza del pensiero ! Vous avez dit tout ce que j’ai pensé et voulais dire, mais que je ne pouvais dire moi-même ». Et lorsque le prélat avoue qu’un jeune professeur en est l’auteur, il lui rétorque : « Monsieur le cardinal, ma dernière encyclique non plus, je ne l’ai pas faite moi-même, on se doit d’avoir les bons conseillers ». Deux mois après, le cardinal donne sub secreto les projets de textes – schemata – qui seront débattus au concile à son nouveau conseiller.

    Celui-ci va les annoter dans un premier temps puis, à la demande du cardinal, va proposer des modifications à plusieurs projets, dont celui sur la Révélation, « De fontibus revelationis » qui est un thème de prédilection du jeune théologien et qui sera l’un des documents marquants du Concile.

    Pour Joseph Ratzinger, il n’y a pas deux sources – fontis – de la Révélation qui seraient les Saintes Écritures d’un côté et la Tradition de l’autre, comme le proposait le cardinal Ottaviani du Saint-Office, car ce serait confondre la Révélation avec ses principes matériels. La Révélation, ce n’est pas seulement l’Écriture (comme le dit Luther) ou seulement la Tradition, c’est avant et au-delà : une unique source, la Parole de Dieu, qui se révèle lui-même. « Il n’y a pas une phrase qui ne soit dans l’Écriture Sainte qui ne comporte une réalité historique, ce jusqu’au temps des apôtres. S’il en est ainsi – et il en est ainsi –, alors on ne peut définir la Tradition comme une conséquence matérielle de phrases non écrites… ». D’un autre côté, « on ne peut pas, au nom de la Tradition, condamner la partie la plus importante et la plus vénérable de la Tradition », à savoir les Pères de l’Église et les théologiens scolastiques classiques, au premier rang desquels les saints Thomas d’Aquin et Bonaventure.

    Pour lui, la théologie scolastique s’est figée aux XIXe et XXe siècles, elle ne convient plus dans le monde contemporain ; l’Église a besoin d’une plus grande liberté. Une plus grande fraternité est à rechercher dans une unité avec les « frères séparés », les protestants et les orthodoxes, allant même jusqu’à recommander au cardinal de renoncer en vue du concile à un texte sur « La sainte Vierge Marie, la mère de Dieu et des hommes ».

    Au total, de novembre 1961 à juin 1962, le cardinal Frings passe 47 jours en séances à Rome, posant des « non placet » lorsque son conseiller se prononce contre les textes de la Curie et des « placet » lorsqu’il est pour.

    À l’été 1962, Joseph travaille sur les sept schemata de la première session. Puis en octobre, il s’envole pour Rome – c’est la première fois qu’il prend l’avion. À 35 ans, il est fasciné par le côté anticonventionnel du pape Jean XXIII, « un homme qui avait une formation théologique complète et en même temps qui parlait aux gens simples de façon à être compris par eux ».
    Il se réjouit à l’idée de rencontrer les théologiens Henri de Lubac, Jean Daniélou, Yves Congar et Gérard Philips dont il a lu tous les livres. Il est par ailleurs très lié avec un théologien qui passe pour un dangereux progressiste aux yeux de Rome : Karl Rahner, le conseiller du cardinal de Vienne, Franz König.

    Les membres de la Curie, autour du cardinal Ottaviani et du cardinal Siri, ce dernier étant le président de la Conférence des évêques italiens, déplorent la surreprésentation des prélats allemands. Au cours des briefings qui réunissent les évêques de langue allemande dans le quartier général du cardinal Frings, le collège Santa Maria dell’Anima, près de la place Navone, le conseiller Ratzinger joue un rôle majeur. Le 10 octobre 1962, il prononce un discours qui critique très clairement le texte proposé par les cardinaux italiens sur la Révélation. Pour le cardinal Siri, « la croix, si l’on peut dire ainsi, viendra comme d’habitude du côté franco-allemand, car on n’y fait jamais totalement abstraction de la pression protestante et de la Pragmatique Sanction ; ce sont des gens zélés mais qui ne saisissent pas qu’ils sont les protagonistes d’une faute historique ».

    Une première session explosive

    La première session du concile s’ouvre le 11 octobre 1962- quelques jours avant la crise des missiles de Cuba. Les épiscopats français, allemands, belges et hollandais sont ceux qui, aux dires de Joseph Ratzinger, sont les mieux préparés, leurs conseillers ayant travaillé d’arrache-pied pour améliorer les textes de la Curie. Au moment où le secrétaire général, l’archevêque Pericli Felici, commence à expliquer le mode de scrutin pour élire les membres des commissions, le cardinal Achille Liénart, président de la Conférence des évêques de France, se lève lentement de sa place : « Si vous le permettez, je demande la parole ». Contre lui, le cardinal Tisserant, qui dirige la réunion : « C’est impossible, l’ordre du jour ne prévoit pas de débats. Nous sommes simplement venus là pour voter ». Liénart, ancien aumônier militaire, ne se laisse pas impressionner. Il saisit le micro et lit un texte préparé pour dire que dans ces conditions on ne peut vraiment pas voter, que les pères ne connaissent pas les candidats aux commissions, et qu’il faut consulter d’abord les conférences épiscopales.

    Sous les applaudissements d’environ 2000 pères du concile, sur 2450, le cardinal Frings se lève à son tour et appuie la requête. Joseph Ratzinger reviendra en 2013 sur cette initiative personnelle de son mentor : « Tous étaient surpris et étonnés que Frings, connu pour être très strict et conservateur, prenne la tête du mouvement. Mais pour lui, être appelé par le Pape à une collaboration au concile relevait d’une responsabilité différente de celle d’administrer son diocèse ». Les candidats des évêques « rebelles » remportent 49 % des suffrages.

    Joseph Ratzinger note avec satisfaction à l’époque que « l’épiscopat a montré qu’il était une réalité qui pesait de son propre poids dans l’Église mondiale ». Mais il comprendra quelques temps plus tard que ce qui avait animé Frings et Liénart avait eu un retentissement inattendu dans l’opinion publique via la presse qui s’était emparée de l’évènement pour y voir une bronca contre la Curie. Un journaliste allemand résumera ces journées en une expression significative : « Le Rhin commence à couler dans le Tibre ».

     

    Illustration : Joseph Frings, cardinal de Cologne, avec Joseph Ratzinger, alors professeur de théologie, conseiller du cardinal, à Rome, pendant le concile Vatican II.

    4.jpg

    Source : https://www.politiquemagazine.fr/

  • Semaine sanglante : « À mort les calotins ! », le massacre des otages de la rue Haxo, par Anne Bernet.

    © Collection particulière

    Photomontage d'Eugène Appert mettant en scène l'exécution des otages lors de la semaine sanglante de la Commune de Paris.

    Après l’exécution de Mgr Darboy et de ses cinq compagnons, la Commune de Paris est emportée par sa folie meurtrière. Ce seront les tueries des 25 et 26 mai avenue d’Italie et rue Haxo, où meurent dans la confusion mais dignement seize autres prêtres et religieux, avec une quarantaine d’otages. (3/3)

    6.jpgDans quelques jours, les troupes versaillaises auront repris Paris. Adolphe Thiers avait eu la possibilité de sauver l’archevêque de Paris et 74 autres otages avec lui en les échangeant contre Auguste Blanqui, mais s’en était bien gardé. Il fera donner à Mgr Darboy des obsèques nationales solennelles. Pour l’heure, l’annonce de l’assassinat de l’archevêque est pain bénit. Maintenant, les Communards n’ont plus de pitié à attendre ; ils sont tous voués à la mort, les vrais coupables comme les innocents, les idéalistes comme les assassins. 

    Les communards s’entretuent

    Cette certitude exacerbe la colère des dirigeants extrémistes et celle d’une base militante peu nombreuse mais qui fait régner la terreur dans des quartiers entiers. En certains endroits, des fédérés qui, par humanité, refusent d’obéir à des ordres d’une cruauté insensée, sont abattus sur place par leurs camarades. C’est le cas de la Barrière d’Enfer où un officier communard, comprenant l’impossibilité pour les Filles de la Charité d’évacuer en moins d’une heure la pouponnière et l’orphelinat qu’elles dirigent là, qui accueillent nouveaux-nés et enfants infirmes, ne se résolvant pas à sacrifier les 700 petits de l’établissement, renonce à le faire sauter, et, du même coup, sape les défenses de ce faubourg, crime qui lui vaut d’être aussitôt fusillé pour haute trahison. Ce genre d’exemples, et ils se multiplient en cette semaine sanglante de la fin mai, donne à réfléchir et même ceux qui désapprouvent les violences de leurs camarades n’osent plus le dire… Ainsi s’expliqueront les tueries du 25 mai avenue d’Italie et du 27 rue Haxo.

     

    Au cours du siège, l’école Saint-Albert-le-Grand d’Arcueil, tenue par des dominicains et des dominicaines, a servi d’ambulance. Elle l’est restée maintenant que Paris insurgé est sous le feu des troupes versaillaises qui bombardent la capitale et y font de nombreux blessés. On devrait savoir gré aux religieux de leur aide. Ce n’est pas le cas. Le quartier est sous la coupe d’un certain Serizier, membre fondateur de l’Internationale, anticlérical, et brute alcoolique que même ses adjoints craignent. Le bonhomme a mis le XIIIe arrondissement en coupe réglée. Il veut la peau des dominicains d’Arcueil et ne s’en cache pas, répétant à qui veut l’entendre : « Tous ces curés-là ne sont bons qu’à être brûlés ! »

    Un subterfuge, de sinistre mémoire

    Les accusations délirantes de la presse communarde concernant les prétendus « crimes » du clergé permettent à travers tout Paris perquisitions et visites domiciliaires dans les sanctuaires et les presbytères. À défaut de cadavres, dont les extrémistes ont compris qu’ils ne trouveraient pas trace, reste, et c’est bien plus sûr, l’accusation de trahison, et celle, récurrente car elle sert depuis la révolution de 1830, de l’existence de caches d’armes destinées aux ennemis du peuple dans les maisons religieuses. On dit aussi qu’il existerait des passages secrets et des souterrains qui, creusés sous la capitale, permettraient d’en sortir et communiquer avec les Versaillais. Pur délire mais il se trouve des gens pour y croire. 

     

    L’existence de tels passages justifie la fouille de Saint-Albert-d’Arcueil, l’établissement se trouvant relativement proche des lignes gouvernementales. Bien entendu, Serizier et ses sbires ne découvrent ni armes ni passages secrets mais, avec l’aide de quelques faux témoins, ils affirment que les dominicains font des signaux de fumée aux Versaillais depuis leur jardin. Il n’en faut pas davantage pour justifier l’incarcération de toutes les personnes présentes dans la maison. Le 19 mai, cinq religieuses, cinq femmes employées comme domestiques, l’enfant de l’une d’entre elles sont arrêtés et conduits à la Conciergerie. On emmène également 22 hommes adultes, religieux et laïcs, et neuf grands élèves, tous conduits à Bicêtre. Ils en sont extraits le 25 mai, alors que les dernières barricades du quartier menacent de tomber au pouvoir des gouvernementaux. 

    Après s’être largement signé, le religieux se retourne vers ses compagnons et leur dit en souriant : « Pour le Bon Dieu, mes amis ! »

    Tandis qu’on les entraîne vers la place d’Italie, siège du pouvoir communard de l’arrondissement, en leur affirmant qu’ils vont être libérés, l’un des dominicains, le père Rousselin, saisi d’un mauvais pressentiment, réussit à se détacher du convoi de prisonniers, et, avec la complicité de commerçants et riverains qui lui donnent des vêtements pour cacher sa robe et un grand chapeau pour dissimuler son visage, se perd dans la foule. Les autres, confiants, sont arrivés place d’Italie. On les fait entrer dans la mairie. Dehors, des excités hurlent : « À mort les calotins ! » Un semblant de commission qui fait mine de siéger leur affirme qu’ils sont libres. Il convient seulement, par précaution, de les faire sortir un à un. Un subterfuge du même genre, de sinistre mémoire, a déjà servi, les 2 et 3 septembre 1792, lors des grands massacres des prisons parisiennes, à envoyer à la mort des gens qui, convaincus de ne rien risquer, ne se rebiffaient pas contre leur sort… C’est, en fait, à une réédition de ces événements que l’on assiste en cette fin mai à Paris.

    Tirés comme des lapins

    Poussé vers la sortie, le prieur, le père Raphaël Captier, en arrivant sur le seuil et voyant au dehors des hommes qui épaulent leurs fusils, comprend ce qui les attend. Après s’être largement signé, le religieux se retourne vers ses compagnons et leur dit en souriant : « Pour le Bon Dieu, mes amis ! » À peine est-il dehors qu’on lui tire dessus. Les pères Henri Cotrault, Pie-Marie Chatagnaret, Thomas Bourard et Constant Delhorme sont à leur tour précipités dans la rue et sont, selon les mots des témoins, « coursés et tirés comme des lapins ». Le personnel laïc de l’école connaît le même sort : Antoine Gauquelin, professeur de mathématiques, Hermand Voland, surveillant, Sébastien Dintroz, infirmier, Joseph Petit, qui, à 22 ans, sera le plus jeune des martyrs, économe-adjoint, les domestiques Aimé Gros, Joseph Cheminal, Antoine Marcé sont abattus les uns après les autres.

     

    Dans quelques jours, le quartier libéré, les corps des religieux seront ramenés à Saint-Albert pour y être enterrés dans la chapelle. Le père Rousselin portera, quant à lui, la « flétrissure » de son évasion le restant de ses jours, objet des moqueries impitoyables des élèves, incapables d’admettre qu’il se soit soustrait au martyre… Pour sordide qu’elle soit, la fin des dominicains d’Arcueil et de leur personnel n’est rien en comparaison du calvaire qui attend d’autres otages détenus à La Roquette. 

    Un nom à se faire couper le cou

    En milieu de journée, le 26 mai, ordre est donné aux gardiens de la prison de livrer aux fédérés qui se présentent aux guichets soixante prisonniers. Le directeur de La Roquette parlemente et parvient à ramener la liste fatale à cinquante noms. Dans le désordre du moment, nul ne comprend comment le choix s’opère, sinon peut-être en fonction de haines personnelles ou de partis pris. 39 otages sont des militaires, dix des ecclésiastiques. Il y a parmi ceux-là trois jésuites de la maison de la rue de Sèvres, les pères Anatole de Bengy, Jean Caubert et Pierre Olivaint. À l’instar des pères Clerc et Ducoudray, leurs confrères de Sainte-Geneviève, fusillés l’avant-veille avec Mgr Darboy, ils incarnent pour la gauche anticléricale et maçonnique un catholicisme de combat, contrerévolutionnaire, avec lequel il faut en finir une fois pour toutes. Lors de leur incarcération, on les a inscrits comme « serviteurs d’un nommé Dieu, en état de vagabondage », ce qui pourrait être une plaisanterie de mauvais goût si l’on n’avait ajouté ce chef d’accusation plus grave : « complices des Versaillais ». Le nom à particule du père de Bengy a excité l’ire des fédérés : « Ça, c’est un nom à se faire couper le cou ! » Le jésuite réplique : « On ne tue pas les gens pour leur nom… » En quoi il se trompe. Comme il décline son âge, 47 ans, un autre siffle : « Ben mon vieux, t’as bien assez vécu comme cela ! »

    Pierre Olivaint ne porte pas un patronyme aristocratique mais il existe contre lui d’autres charges. Encore étudiant, il a été, au côté de Frédéric Ozanam, l’un des fondateurs de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul et ce rôle d’évangélisateur des quartiers populaires fait enrager les « sans Dieu », tout comme ses succès de prédicateur, l’un des plus talentueux de la Compagnie de Jésus. Cela mérite la mort. Quant au père Caubert, être un fils de saint Ignace suffit à le condamner. 

    L’homme à abattre : le père Henri Planchat

    Le père Henri Planchat, premier prêtre de la jeune congrégation des religieux de saint Vincent de Paul, lui aussi proche d’Ozanam, s’est, depuis son ordination, en 1850, voué à rechristianiser les milieux populaires, d’abord dans les faubourgs de Grenelle et Javel, puis au milieu des immigrés italiens, rappelant à temps et à contretemps à des gens qui, parfois ne le savent même pas, « qu’il existe un Dieu ». Démuni, tout donné à Dieu, il est devenu une figure populaire et aimée. On ne compte plus les conversions qu’il a obtenues, les couples illégitimes qu’il a mariés, les enfants et adultes qu’il a baptisés. Cet apostolat de « la canaille » a contrarié le clergé diocésain qui a multiplié les attaques venimeuses à son encontre, au point que son supérieur, Léon Le Prévost, a dû, un temps, l’éloigner de Paris afin de le soustraire aux calomnies. Nommé directeur d’un orphelinat à Arras, Henri Planchat a regagné la capitale pour prendre en main le patronage Sainte-Anne-de-Charonne, qui s’occupe des jeunes apprentis, dans un esprit proche des œuvres salésiennes de Jean Bosco à Turin. Toujours préoccupé par le sort des ouvriers transalpins, il a fondé une association qui deviendra la Mission italienne. 

    Planchat est un homme à abattre. On l’a déjà tenté pendant le siège de Paris, en cherchant à l’intimider pour l’amener à cesser son aide aux pauvres, aux malades, aux blessés.

    Si son dévouement inépuisable le fait aimer, il lui vaut aussi la haine de ceux aux yeux desquels un vrai prêtre constitue le plus redoutable obstacle à la déchristianisation orchestrée des masses prolétaires. Planchat est un homme à abattre. On l’a déjà tenté pendant le siège de Paris, en cherchant à l’intimider pour l’amener à cesser son aide aux pauvres, aux malades, aux blessés. À la fin de leur entretien, l’officier chargé de l’effrayer est tombé à genoux et s’est confessé, puis il est revenu demander le mariage religieux… C’est bien la preuve que le personnage est dangereux ! Début avril 1871, son nom était en tête de liste pour les arrestations d’otages mais l’on n’a pas trouvé de volontaires pour se charger de la besogne. En désespoir de cause, la Commune a proposé cinq francs à un chômeur père de famille s’il arrêtait le cureton. Indigné, l’ouvrier a rétorqué : « Cinq francs pour arrêter l’homme qui, hier, alors qu’il ne me connaissait pas, est venu m’en donner vingt pour payer mon loyer ! Non, ce n’est pas mon affaire. »

    Il refuse d’abandonner les pauvres

    On ira chercher ailleurs des militants pour faire le travail. Prévenu de sa prochaine incarcération par des amis qu’il compte à la mairie, le père Planchat a refusé d’abandonner ses pauvres et ses gamins. Il a seulement éloigné son assistant, le jeune père de Broglie, parce qu’il porte, lui aussi, « un nom à se faire couper le cou ».

    « Avez-vous rencontré dans Paris un petit prêtre à la soutane râpée, aux souliers troués, très pauvre parce qu’il donne tout ? Si vous l’avez rencontré, citoyen, c’est mon fils ! »

    Le 6 avril, en dépit des protestations des femmes du quartier qui demandent la liberté de « celui qui nourrit leurs enfants », Henri Planchat est incarcéré à Mazas. Il possède des réseaux, agissants, qui vont se démener pour le faire libérer. En vain… Ni les démarches de sa mère, qui fait le tour des responsables communards, répétant : « Avez-vous rencontré dans Paris un petit prêtre à la soutane râpée, aux souliers troués, très pauvre parce qu’il donne tout ? Si vous l’avez rencontré, citoyen, c’est mon fils ! » Ni les pétitions, qui, pourtant, feront libérer quelques prêtres, ni les sollicitations d’un apprenti du patronage, le petit Hurbec, qui se prive pour chaque jour apporter à manger à son bienfaiteur, dédaigne les coups, menaces, insultes, rétorquant crânement qu’il est « normal qu’il nourrisse quelques jours l’homme qui le nourrit depuis des années », ne permettront l’élargissement de ce redoutable « ennemi de l’humanité »… Lors du transfert de Mazas à La Roquette, le père Planchat a eu la joie de se retrouver dans la même voiture que son ami de jeunesse, le père Olivaint. Les deux religieux se sont mutuellement confessés et exhortés à la mort. 

    Le courage du séminariste Paul Seigneret

    En cellule à La Roquette, Henri Planchat s’est lié d’amitié avec le prisonnier de la cellule voisine, l’abbé Paul Seigneret, l’un des séminaristes de Saint-Sulpice. Âgé de 25 ans, né à Angers, le jeune homme a dû renoncer à la vie monastique et quitter Solesmes en raison d’ennuis de santé. Non sans difficultés, il est parvenu à entrer au séminaire Saint-Sulpice où il poursuit ses études depuis quatre ans. Il n’a pu regagner l’établissement à la rentrée, en raison du siège de Paris. Il s’est alors engagé comme ambulancier dans l’armée de la Loire. L’armistice, fin janvier 1871, la fin du siège ont laissé croire à une reprise de la vie normale. Paul et quelques dizaines de ses camarades, désireux de reprendre leurs études, ont regagné le séminaire. C’était quelques jours avant l’insurrection parisienne. 

    Ces lettres, destinées à s

  • Archives • Quand Jean Raspail répondait aux questions de François Davin et Pierre Builly (1978)

    Jean Raspail aux Baux de Provence en 1983. À ses côtés, Pierre Chauvet, Pierre Pujo, Gérard de Gubernatis 

     

     

    Jean Raspail répond aux questions de François Davin et Pierre Builly 

    Nous l'avons connu d'abord par ses livres. Aux Baux 76, nous l'avons entendu nous dire sa confiance dans une certaine remise en cause des conformismes intellectuels régnants. Et son espérance rejoignait la nôtre sans qu'il fût besoin que Jean Raspail appartînt à l'Action Française : ce discours figure dans Boulevard Raspail, son dernier livre. 

    On appréciera le tour très libre, très peu formel, de l'entretien qu'il a accordé à François Davin et Pierre Builly. 

    Si Jean Raspail laisse des questions sans réponse c'est que notre famille d'esprit n'a que peu de goût pour les idéologies et les systèmes. Sur les réalités à défendre, l'accord ne va-t-il pas de soi ? 

     

    2271914902.jpg• Une de vos anciennes chroniques du Figaro m'a particulièrement marqué. Elle date d'environ deux ans, s'intitulait « les signes noirs » et me paraissait assez bien refléter ce que vous pensez, ce que vous dites, ce que vous avez mis dans le « Camp des Saints » ce que vous avez exprimé dans la « Hache des Steppes » et dans le « Jeu du Roi ». Au-delà de la péripétie électoraliste, au-delà du jeu des forces politiques proprement dites, ce que nous pourrions appeler le pays légal, il y a un danger, un risque de déliquescence pour la société française dans toutes ses composantes qui étaient jusque-là restées organisées : par exemple l'éducation, la justice, l'armée, etc. ... 

    Jean Raspail - Si ma mémoire est bonne, j'ai écrit à ce moment-là, et je le crois toujours, que peu à peu des hiérarchies parallèles se sont établies au sein de toutes les organisations sociales : l'armée, l'enseignement, la Justice, l'Eglise. Il me semblait que personne ne le disait à ce moment-là. J'ai eu un petit peu d'avance sur les autres. Pas tout seul d'ailleurs. 

    En effet, vos livres et vos chroniques ont fait irruption dans le marécage, pratiquement les seuls à l’époque. Aujourd'hui il y a beaucoup de monde qui évoque ces sujets. 

    Actuellement les signes dont j'ai parlé me semblent connus de l'opinion, qu'il s'agisse de l'opinion modérée ou majoritaire, comme vous voudrez, ou même, peut-être, d'une partie de la gauche. Ce qui est étonnant aujourd'hui, c'est qu'il n’y a pas de réaction réelle. Tout se passant au niveau politique, plus rien ne se passe au niveau - comment dirais-je ? - des âmes, comme si les pouvoirs en place ne prenaient pas en compte l'âme de la nation. Et cela c’est ce qu’il va falloir essayer de dire. Je prétends par exemple que la jeunesse est complètement abandonnée à elle-même. Il y a des tas de gens qui s'occupent d'elle, les sports, par exemple, ne sont pas mal gérés, l’Education nationale représente un budget énorme … Je me souviens qu'Herzog me disait, alors qu'il était Secrétaire d'Etat à la Jeunesse et aux Sports, que l'argent ne lui manquait pas pour construire des piscines ou des stades, qu'il y en avait partout mais que c'était l'âme qui manquait pour y aller. Il en est ainsi dans tous les domaines. Or, à moins de ne plus être en démocratie libérale, est-ce qu'un gouvernement pourrait avoir un pouvoir sur les hommes ? 

    Est-ce que la nature de la démocratie libérale n'est pas de susciter autour d'elle des contre-pouvoirs ? 

    Certainement cela tient à la nature de la démocratie libérale. D'ailleurs, j'en parle dans les chroniques que j'écris actuellement. J'en ai déjà fait trois. Il en paraît une par mois. J'ai écrit « jeunesse et démocratie », « rites et démocratie », « patrie et démocratie ». Après je ferai « races et démocratie », « Famille et Démocratie », etc. ... toute une série pour savoir où la démocratie peut être bonne... Personnellement, je ne suis pas fasciste, je ne considère pas qu'une démocratie est forcément mauvaise. 

    Tout dépend de ce que vous entendez par démocratie. 

    C'est ce que j'essaie de définir. Pour clarifier ma pensée, disons simplement que je ne suis pas du tout un théoricien, que j'essaie d'être un écrivain qui réfléchit sur les problèmes de ce temps. 

    Vous ne résolvez encore rien. Vous dites : on connaît les signes mais il y aura une nouvelle étape à franchir. Connaîtrait-on les causes de ces signes, que l'on connaîtrait le remède. Mais le remède ne sera connu que lorsqu'on aura une version claire des causes. Que faire pour en sortir ? Jusqu'à présent vous ne voyez pas le comment. 

    Ce qui est embêtant. Il semblerait qu'en ce moment la fameuse distinction de Maurras entre le pays réel et le pays légal n'est plus vraie. Le pays profond ou réel n'est pas du tout traversé par les mêmes courants de sentiment, d'enracinement. On se trouve devant un pays, il n'est pas le seul d'ailleurs, qui était jusqu'à il y a, au fond, peu de temps, industrialisé à 5%. Aujourd'hui le pays réel ou profond, ça ne veut plus dire grand-chose quand on voit par exemple Sarcelles ou n'importe quoi d'autre, toutes ces immenses banlieues ou cette région parisienne où vivent quand même 25% des Français. Je connais bien mon village en Provence que j'habite six mois de l'année. Je suis certain que c'est le pays réel. J'entends mes socialistes au bistrot. Ils feraient rougir Rocard et Mitterrand. Quant au pays profond, il n'est plus tellement profond. Il est devenu d'une effroyable superficialité; on ne sait plus trop par quel bout le prendre. 

    Oui, mais vous dites que la solution ne paraît pas résider dans le libéralisme avancé. 

    Probablement pas. 

    Vous dites je vois les signes, j'étudie les signes ... 

    Je crois que c'est le privilège de l'écrivain. Comme il n'a pas d'œillères, il a plus de liberté pour juger les choses d'un peu haut. Il n'est pas obligé de rédiger un article de journal tous les jours. 

    Votre héros du « Jeu du Roi » en vient à sortir du monde et à se créer un royaume intérieur. Je crois percevoir en lui un fond de découragement ou de pessimisme. Est-ce un peu vous ou uniquement un personnage ? 

    Il y a une certaine : ambiguïté du personnage. Tous les romanciers vous le diront, il y a une part probablement de l'auteur, on ne sait pas très bien où elle est, elle peut se trouver un peu partout. Ce n'est pas explicable. D'autre part un romancier n'écrit pas une histoire que mène uniquement un désir démonstratif. Vous avez vu Dutourd dernièrement. Vous lui avez parlé de Mascareigne. Eh bien ! Il a répondu la même chose. 

    Je ne pense pas que mon héros soit pessimiste dans cette histoire. Je pense que l'univers qu'il trouve ne lui convient pas : il s'en est fabriqué un autre et comme en l'occurrence ce jeune garçon puis cet homme était comme une espèce de romantique d'épopée, habité par la notion, le souci dont sont animés ce que j'appelle, moi, tous hommes bien nés sans aucune référence, bien sûr, à l'aristocratie, il a en définitive une attitude de dépassement qui est la réalisation de la part du divin dans chacun d'entre nous. Or, ne trouvant pas cela dans la société où il vivait, il s'est bâti un univers à part. Ce n'est pas une idée fondamentale­ment originale. Il y a d'autres romanciers qui ont décrit des choses de ce genre. Je ne sais pas politiquement où en est Julien Gracq. Peu importe. Mais dans « Le Rivage des Syrtes », il y a un peu le même souci de dépassement qu'on ne peut plus trouver dans le monde où nous sommes. 

    L'important n'est-ce pas la transmission du flambeau ? 

    Une transmission c'est la flamme qui passe. A la fin du « Jeu du Roi », Jean-Marie parle aussi à l'adolescent : « le jeu s'emparera de ta vie ». Tant que la flamme brûle, l'idée n'est pas morte, l'espoir non plus. 

    Dans votre livre la révolution s'est installée. 

    On me l'a reproché. Certains critiques ont écrit : c'est dommage, il a démoli une partie de son livre en faisant redescendre le lecteur du rêve à la réalité. C'est un reproche qui est presque justifié mais je voyais le livre de cette façon.  

    Votre héros pense peut-être que la contre-révolution exige une réaction sur soi-même. 

    Il faut le comprendre:ce n'est pas un politique. C'est un homme qui réagit. Je crois pourtant qu'il a des justifications politiques; il est dans une situation telle qu'il doit bâtir l'arche et transmettre le flambeau. C'est un peu ce que fait cette droite qu'on appelle extrême. Qui disait qu'il y avait dans l'extrême-droite la fascination du flambeau à transmettre et ce sentiment de l'infime minorité qui détient la vérité ? Je suis certain qu'il y a beaucoup de Français non-engagés politiquement qui éprouvent la même impression. 

    La morosité. le marasme ? 

    Non, mais l'idée de celte pérennité de l'homme et de la part merveilleuse qu'i! doit assumer. Je suis certain que beaucoup le pensent. Seulement comme dans la société moderne c'est de plus en plus difficile à réaliser, il reste le repliement à l'intérieur de soi-même ; qui ne veut pas dire du tout renoncement. En fait, c'est un enrichissement personnel. 

    Cette attitude ne suppose-t-elle pas un minimum de lutte, de présence dans le monde ? 

    Cela veut-il dire quelque chose à ce moment-là ? On m'a posé la même question à propos du « Camp des Saints » qui se termine de façon catastrophique. Tous mes livres ont, c'est vrai, un certain fondement politique. Mais ce sont des romans, non pas des messages, ni des encouragements. Au fond c'est peut-être ce que les gens recherchent, surtout les jeunes gens. Je n'ai pas à le faire pourtant. 

    Votre vocation est plutôt d'attirer l'attention. A propos du « Camp des Saint » justement j'ai vu à la télévision votre tribune avec Max Gallo. Je crois qu'il vous a demandé : « Que préconisez-vous contre cette masse qui arrive ? Envoyer une bombe ou quelque chose d'approchant? Et vous vous êtes un peu réfugié dans : « Moi, je suis écrivain ». Au fond vous avez fait disparaître encore un peu votre responsabilité. 

    Je n'ai pas voulu me laisser entraîner sur ce terrain. Le « Camp des Saints » est une histoire. Ce n'est pas non plus une réponse. Quand on me dit : faut-il les tuer tous, les passer au napalm ou leur envoyer la bombe atomique ? Je ne peux pas répondre oui. C'est quand même plus subtil. Alors j'ai essayé de dire que le « Camp des Saints » est un livre symbolique. Dans l'introduction je dis : ça se passera mais ça ne se passera pas exactement comme ça. En tout cas c'est un problème qui est de plus en plus précis et présent. Qui doit assumer cette responsabilité ? Ils sont là. Ils sont de plus en plus nombreux. Nous le sommes de moins en moins. En ce moment c'est une idée qui commence à passer. 

    185747113.pngVous ne trouvez pas qu'il y a une sorte de réveil de cette « droite », terme assez difficile à définir et très ambigu ? 

    Sur le plan des idées, oui. A l'heure actuelle il y a un réveil exceptionnel de la pensée dite de « droite » à telle enseigne qu'on est en train de se demander, Dutourd l'a écrit d'une façon très amusante il y a quelques semaines : y aura-t-il encore des intellectuels de gauche dans deux ans ? C'est très étrange à voir. Nous parlions du pays profond tout à l'heure : peut-être les écrivains, grâce au seul privilège de leur détachement, anticipent-ils ? Et peut-être le pays dit profond, même dans ses H.L.M. ou ailleurs, comprend-il déjà confusément ces choses. 

    Ils sont allés trop loin: Le projet socialiste sur l'éducation en créant une éducation inégalitaire défavorise le fils de famille bourgeoise. Et quand on évoque le réveil de la droite intellectuelle, disons aussi qu'elle ne s'est jamais endormie. Jusqu'à présent, elle ne voulait pas s'assumer pleinement. C'est chez nous, dans notre famille de Français que la confiance vient car on s'aperçoit que nos écrivains, nos intellectuels reprennent du poil de la bête, ont du succès, qu'on les écoute, qu'on ne leur crache plus dessus et qu'au contraire on les rejoint de plus en plus. Mais ce progrès est significatif à l'intérieur de notre famille de pensée qui commence à être confortée comme on dit. Mais si elle reprend du poil de la bête cela ne veut pas dire du tout qu'elle ait la moindre influence dans le camp adverse. Je suis persuadé qu'elle n'en a aucune. 

    Nous en sommes aux premiers pas d'un renouveau. 

    Et l'on sera victime du phénomène de récupération des idées qui sont les nôtres et qui commencent à compter maintenant. 

    Récupération électoraliste ? 

    Non, pas électoraliste. La guerre se situe au plan des idées. Pour moi, Revel est une espèce de sous-marin qui vient rejoindre une famille de pensée pour jeter une sorte de pont. 

    Vous n'y croyez pas pour Revel, mais pour les nouveaux philosophes ? 

    Les nouveaux philosophes, à mon avis c'est terminé. On ne les a pas attendus pour savoir que penser du marxisme. Leur itinéraire, la publicité faite autour d'eux me paraissent tellement excessifs      et extraordinaires   ! On s'en est servi en fait pendant six mois. Maintenant il faut leur régler leur compte parce qu'il faut faire très atten

  • Islam et féminisme (suite et fin, 4/4), par Annie Laurent

    Annie_Laurent.jpgLe jeudi 16 juin dernier, nous donnions ici-même le premier texte de cette série de trois que consacre Annie Laurent au thème Islam et féminisme.

    Voici aujourd'hui la deuxième partie (et la fin) du troisième de ces textes, que vous pouvez retrouver ici :

    • Islam et féminisme (1/3), par Annie Laurent

    • Islam et féminisme (2/3), par Annie Laurent

    • Islam et féminisme (3/3), première partie, par Annie Laurent

    Un grand merci et un grand bravo à Annie Laurent, qui nous éclaire aussi parfaitement et aussi régulèrement...

    François Davin, Blogmestre

    1A.jpg

    Tout en déniant à la doctrine islamique la moindre responsabilité dans le statut inégalitaire de la femme (cf. PFV n° 91), Zeina El-Tibi, Nayla Tabbara et Asma Lamrabet admettent l’existence de traitements injustes envers elle et la nécessité d’y remédier. Leur combat s’inscrit dans une démarche féministe qu’elles affirment compatible avec l’islam.

    LES CAUSES DU DÉCLIN

    Les trois auteurs attribuent à des causes humaines (coutumes ancestrales, déviations, interprétations erronées, calculs politiques) l’origine de cette situation.

    Z. El-Tibi consacre un chapitre de son ouvrage aux deux principales « causes de la stagnation ».

    1 – Le tâqlid (imitation aveugle) consiste à adopter des coutumes extérieures ou archaïques (p. ex. celles des Mongols, des Perses puis des Turcs ottomans dont le pouvoir s’est imposé à l’espace arabe à partir du XVIème). « Le tâqlid est le choix de la facilité, de la paresse et du refus d’exercer son intelligence […]. Il privilégie la routine, il favorise donc l’obscurantisme ». Or, aujourd’hui, déplore l’auteur, on constate « un retour de ce tâqlid dans de nombreuses communautés musulmanes ».  

    2 – La bid’a (innovation blâmable), émanation du tâqlid, consiste à s’éloigner du Coran et de la Sunna (Tradition mahométane). Elle est le fait « de rajouter à la religion des éléments qui n’existent pas dans les textes fondamentaux », d’innover et de déformer ces derniers. « Et la condition de la femme, plus que toute autre question, a donné lieu à d’innombrables innovations blâmables (…), toutes plus fantaisistes les unes que les autres ». L’auteur y ajoute « la progression des superstitions », « les pesanteurs sociologiques » et « l’engourdissement », accumulés « durant le déclin ottoman et la période coloniale » (La condition de la femme musulmane, Cerf, 2021, p. 124-133).

    Après avoir rappelé les promesses du mouvement réformiste du début du XXème siècle et les progrès accomplis par certains régimes musulmans installés lors des indépendances (ibid., p. 134-162), Z. El-Tibi relate l’apparition récente d’« idéologies extrémistes » (régime des ayatollahs en Iran, Talibans afghans, pakistanais et africains, salafistes arabes, etc.) qui ruinent ces évolutions en prenant la religion en otage, raison pour laquelle elle conteste l’usage du mot « islamisme », à ses yeux réduction de l’islam à un système politique (ibid., p. 163-175).

    Quant à A. Lamrabet, elle regrette, en ce qui concerne le mariage, l’importance accordée par le fiqh (droit jurisprudentiel) à des concepts empruntés aux coutumes patriarcales (obéissance absolue de la femme, tutelle despotique du mari, chosification des femmes) et le verrouillage des « latitudes offertes par le message spirituel de l’islam lors de la codification des sciences du Hadith » (les paroles et les actions de Mahomet) (Islam et femmes. Les questions qui fâchent, Gallimard, 2017, p. 70). Or, souligne-t-elle, « les hadiths ne peuvent en aucun cas abroger le Coran, fait admis par les fondateurs des principales écoles juridiques » (ibid., 108-109).

    LE FÉMINISME ISLAMIQUE

    Afin de remédier à la situation actuelle, l’urgence est « de retrouver l’islam, la force de son message, et de reprendre l’effort d’adaptation auquel il convie », assure Z. El-Tibi (op. cit., p. 200). Pour elle, la solution consiste à renouer avec la pratique de l’ijtihad, méthode consistant en un « effort d’interprétation » fondé sur le libre-arbitre. Selon la tradition de l’islam, elle fut pratiquée par Mahomet lui-même, puis par les quatre premiers califes, appelés « les bien guidés », et par les juristes des quatre écoles qui ont posé les règles générales du droit musulman ; elle est donc « dans les gènes de l’islam » et « synonyme de son dynamisme » (ibid., p. 202).

    L’auteur estime que ce rôle incombe au « pouvoir politique en symbiose avec les oulémas (savants) des grands centres de la pensée islamique », en particulier El-Azhar en Égypte (ibid., p. 208). Mais elle ne souligne pas les limites de cette institution, considérée à tort comme dotée de prérogatives magistérielles et ouverte à la modernité (cf. PFV n° 80 : El-Azhar, « phare de l’islam sunnite » ; PFV n° 81 : El-Azhar, entre politique et religion). Et surtout, elle omet de préciser que la « porte de l’ijtihad » a été fermée au XIème siècle par le calife El-Qadir (992-1031) car contraire au dogme du Coran « incréé » proclamé par l’un de ses prédécesseurs, Moutawakkil (847-861). Cf. A. Laurent, L’islam pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore), Artège, 2007, p. 24 ; Dominique et Janine Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, PUF, 1996, p. 682.

    Z. El-Tibi s’oppose en outre aux « nouveaux penseurs » musulmans contemporains, tels que Rachid Benzine et Abdelwahhab Meddeb, coupables à ses yeux de vouloir « déconstruire » l’islam pour en créer un nouveau.  « Il est remarquable qu’on ne trouve pratiquement aucune analyse solide et convaincante de la part de ces écrivains qui prétendent soigner l’islam de ses “maladies” sans avoir su porter le bon diagnostic ni recourir aux bons remèdes ». Pour elle, cette démarche est contraire à celle des « réformistes » (ibid., p. 201).  

    Le mouvement réformiste, apparu au Proche-Orient au tournant des XIXème et XXème siècles, est à ses yeux une référence puisque son projet consistait à « repenser l’islam », non en le réformant ou le déconstruisant mais en le débarrassant « des gangues accumulées pendant des siècles de décadence ». Elle relève les écrits de certains de ses membres favorables à l’amélioration de la condition de la femme, surtout en matière d’éducation (ibid., p. 134-147).

    Il convient cependant de souligner l’ambiguïté du réformisme : certains de ses militants, surtout des hommes, se sont largement inspirés de « l’imitation des pieux ancêtres », contribuant ainsi à l’émergence des idées salafistes qui combattent toute modernisation du statut de la femme (cf. PFV n° 65 Un réformisme ambigu).

    N. Tabbara, elle aussi favorable à l’ijtihad, approuve l’exégèse « holistique » adoptée par des féministes musulmanes pour justifier la réinterprétation des versets problématiques relatifs aux rapports hommes-femmes. Il s’agit de placer telle ou telle prescription dans une perspective générale, la croyance en un Dieu juste, pour éviter la sacralisation des textes dits « seconds », c’est-à-dire « des interprétations faites par des hommes au Moyen Âge mais ayant été sacralisées avec le temps ». Elle s’appuie sur la remarque de l’une de ces féministes selon laquelle « Dieu a créé l’époux – et non pas l’épouse – à partir d’une seule âme ». « Grammaticalement, le féminin précède ainsi le masculin », en conclut N. Tabbara (L’islam pensé par une femme, Bayard, 2018, p. 102-125).

    Quant à A. Lamrabet, présidente du Groupe international d’étude et de réflexion sur la femme en islam, dont le siège est au Maroc, son pays natal, qualifiée de « référence du féminisme islamique », elle soutient les revendications des femmes qui veulent être reconnues comme juristes pour interpréter le Coran, la tradition et la charia, mais aussi pour exercer des fonctions religieuses : imams, voire muftis (La Croix, 2 août 2013).

    C’est cependant en 1990, dans la foulée de la révolution iranienne, que le féminisme islamique contemporain s’est structuré. Présent sur tous les continents, le mouvement organise des congrès internationaux. Réunies à Barcelone (Espagne) en 2006, 400 militantes ont émis cette revendication : « s’approprier le Coran et imposer une lecture non sexiste des textes » (Le Monde, 8 novembre 2006). Dans un autre congrès, Abdelnour Prado, président du Conseil islamique catalan, a justifié cette démarche : « Nous voulons valider le “féminisme islamique” comme un discours émergent et le renforcer dans les pays musulmans et dans les minorités musulmanes des pays occidentaux » (La Croix, 26 octobre 2010).

    UNE IMPOSTURE INTELLECTUELLE

    Sous ce titre, Razika Adnani, philosophe franco-algérienne, tout en militant pour la réforme de l’islam (cf. son livre Pour ne pas céder, éd. Publisher, 2021), montre l’erreur qui consiste à vouloir inscrire le combat pour l’émancipation féminine « à l’intérieur du cadre religieux musulman », les incohérences et l’inefficacité qu’implique cette conception et l’inefficacité qui en résultent inexorablement.

    « Le féminisme islamique prend l’islam comme source de légitimité de son combat et pour cadre délimitant son champ et une femme musulmane ne peut, dans ce cas, revendiquer un droit que s’il est validé par l’islam ». Il en résulte que « pour les féministes islamiques, les discriminations dont sont victimes les femmes dans les sociétés musulmanes ne sont pas dues à l’islam, mais au contraire à une sortie de ses enseignements et du chemin tracé par le prophète. Quant à la cause, elles l’attribuent à l’interprétation masculine erronée des textes coraniques […]. Les féministes islamiques font certes de la rhétorique mais n’arrivent pas à prouver que les inégalités existant dans les textes coraniques ne sont pas des inégalités ». Et « pourquoi une interprétation féminine serait-elle plus valable et plus juste qu’une interprétation masculine ? ».

    Tout en soulignant le problème « d’honnêteté morale et intellectuelle » que soulève une telle conception, la philosophe en déduit cette évidence : « Il est pourtant plus efficace de reconnaître les inégalités qui existent dans les textes et de les déclarer caduques tout comme cela a été fait pour d’autres recommandations du Coran ». Elle fait ainsi allusion à la possibilité, reconnue par le Coran (2, 106 ; 13, 39), d’abroger certaines de ses dispositions relatives à diverses modalités de la vie, dont les relations hommes-femmes (A. Laurent, L’islam…op. cit., p. 35). 

    En outre, poursuit R. Adnani, en inscrivant leur combat dans le cadre islamique, ces militantes veulent « démontrer que leur féminisme n’est pas importé de l’Occident ». C’est pourquoi « elles ont besoin de prouver qu’elles sont musulmanes et surtout qu’elles ne revendiquent pas les mêmes droits que ceux que les femmes revendiquent en Occident », ce qui est exprimé par le port du voile de certaines d’entre elles. Mais, ce faisant, « elles se contredisent avec elles-mêmes car le voile est une pratique discriminatoire à l’égard de la femme » (Marianne, 8 juin 2021).

    DANGER D’OCCIDENTALISATION

    Il faut rappeler qu’à ses débuts, il y a un siècle, le combat des musulmanes avides de liberté et de dignité n’était pas teinté d’idéologie revancharde : elles ne reniaient pas leur féminité et n’aspiraient pas à être « comme » des hommes. Ce qui comptait pour elles c’était d’abord d’en finir avec le mépris enseigné par les textes sacrés de l’islam. Peu à peu cependant, le féminisme à l’occidentale, avec ses outrances, s’est frayé un chemin dans les sociétés musulmanes, comme l’ont montré les Femen défilant les seins nus dans les rues de Tunis en 2013, avec le soutien de féministes européennes.

    Cette évolution a suscité la réaction des militants islamistes, tel l’Égyptien Youssef El-Qaradawi, fondateur à Dublin du Conseil européen de la Fatoua et de la Recherche : « Quand l’homme se féminise et que la femme se virilise, c’est le signe du chaos et de la dégradation des mœurs » (Le licite et l’illicite en islam, éd. Alqalam, Paris, 1992).

    La méfiance envers le féminisme s’exprime aussi chez certaines musulmanes, comme le montre l’enquête effectuée dans la péninsule Arabique par Arnaud Lacheret, docteur en sciences politiques. Bien qu’engagées dans la vie professionnelle et ouvertes à des réformes, les femmes interrogées disent ignorer le concept de féminisme ou ne pas en comprendre le sens, une partie d’entre elles allant jusqu’à l’identifier à une tentative d’occidentaliser leur culture ou de donner des leçons à l’islam. Cf. La femme est l’avenir du Golfe, éd. Le bord de l’eau, 2020, p. 150-152.

    Riffat Hassan, Pakistanaise, professeur à l’Université de Louisville (États-Unis), auteur de plusieurs livres sur la défense des droits des femmes, constate également, dans une conférence donnée en 2007, cette méfi

  • “La France, ce n’est pas la république et la république, ce n’est pas la France” : les dernières vérités de Jean Raspail

    Source : https://www.valeursactuelles.com/

    Immense écrivain, monarchiste, ex-président du Comité national pour la commémoration de la mort de Louis XVI, Jean Raspail, décédé samedi à l'âge de 94 ans, nous avait reçus chez lui début 2019 pour un long entretien. La Révolution, la République, la foi, les rois et les livres : les vérités sans tabou d’un visionnaire enraciné.

    « Quand on représente une cause (presque) perdue, il faut sonner de la trompette, sauter sur son cheval et tenter la dernière sortie, faute de quoi l’on meurt de vieillesse triste au fond de la forteresse oubliée que personne n’assiège plus parce que la vie s’en est allée ailleurs ». Cette citation du Roi au-delà de la mer, qui sera prochainement réédité, illustre bien son auteur, Jean Raspail, homme libre, explorateur et marin, écrivain d’une foi, la foi royaliste, et consul général d’un royaume mythique et oublié, la Patagonie. Les multiples prix littéraires, dont le Grand prix littéraire de l’Académie française pour l’ensemble de son oeuvre en 2003, saluent ainsi une voix qui a su faire mémoire de peuples oubliés, conter des rivages lointains entre imaginaire et réalité mais aussi défendre une cause ancrée dans notre histoire française, celle du roi. C’est un homme fidèle à lui-même, fort de ses convictions, d’une courtoisie rare et, hélas, disparue, qui nous a reçus dans son salon aux multiples hommages marins, pour évoquer cette notion sacrée du pouvoir qui réunissait les coeurs et les ferveurs. Une discussion entre volutes de cigarettes et dégustation de whisky empreinte d’audace et d’idéal.

    Valeurs actuelles. La France est une république depuis de nombreuses années. Pourtant, les royalistes n’ont pas disparu et continuent à prôner le retour du roi. Vous en faites vous-même partie : qu’est-ce qui vous a conduit à cette identité politique ?

    Jean Raspail. C’est une décision que j’ai prise car elle m’a semblé très logique. Mon père, qui n’était pas du tout royaliste à l’origine, l’est devenu de la même façon : en réalisant qu’avoir le roi était la manière la plus simple de gouverner un pays. Car le roi n’est pas seul, il est issu d’ancêtres présents en France depuis des milliers d’années et est façonné par cette histoire familiale intiment liée à son pays.

    Le dernier ouvrage de Philippe de Villiers, consacré au premier roi de France, Clovis, est intéressant à ce titre car il montre que la royauté a créé la France. Bien entendu, cette construction s’est faite avec l’appui de la religion chrétienne, naissante dans notre pays à cette époque-là. Toute cette succession de rois a, par leurs lois, leurs combats, leur foi, façonné la France. C’est la fameuse phrase qu’adressaient les royalistes au comte de Paris il y a une quarantaine d’années : “héritier des quarante rois qui en mille ans ont fait la France”. Mais il y a eu beaucoup plus que quarante rois et bien plus que mille ans…

    En outre, le roi est l’incarnation de la nation, ce que n’arrive pas à faire un président de la République, élu pour un court terme, à la courte vision et aux intérêts égoïstes. Le roi, lui, n’est pas élu : la fonction lui incombe par son sang et par son sacre. Il y a d’ailleurs un lien mystérieux entre le divin et le roi. Le roi est roi car il est aidé par la grâce divine reçue par l’onction de l’huile sainte. Il y a une grâce de Dieu dans ce sacre, ce qui n’existe pas avec la république. La légitimité se trouve alors du côté du sacré. Vous constaterez d’ailleurs que les monarchies qui fonctionnent encore en Europe sont celles où le roi a été sacré.

    Le roi est l’incarnation de la nation, ce que n’arrive pas à faire un président de la République, élu pour un court terme, à la courte vision et aux intérêts égoïstes.

    On constate justement une certaine perte du sacré dans nos sociétés. Si un roi revenait mais refusait de se faire sacrer, serait-il tout de même légitime à vos yeux ?


    J’ai écrit trois livres à ce sujet, tout est dedans… Le pouvoir royal est héréditaire et est tout aussi naturel que le rythme des marées. Il devient en revanche sacré par les neuf onctions à Reims. Il acquiert alors toute sa grandeur et sa plénitude. C’est pourquoi un roi qui se refuse au sacre, s’il est et reste le roi, est un roi “tronqué”, rapetissé. De toute façon, en France, un roi ne reviendra que si l’un des deux prétendants actuels accepte de faire hommage à l’autre. De même, comme je le dis dans Le Roi au-delà de la mer, qui sera prochainement réédité, pour qu’un roi prenne le pouvoir en France il faudrait qu’il ose prendre possession, pour commencer, d’une petite partie du territoire.

    Mais même si notre époque perd le sens du sacré, je crois qu’au fond de l’homme occidental persiste une conscience, parfois étouffée, qu’il existe un univers du sacré. C’est cette conscience qui l’a conduit à dresser églises et cathédrales dans l’Europe entière. Un exemple actuel est la résurrection de la Russie, favorisée par son retour à l’orthodoxie. Les pays qui aujourd’hui renouent avec le christianisme retrouvent ainsi une certaine grandeur.

    Comment expliquez-vous que le pouvoir royal paraisse à beaucoup de Français une chose peu naturelle ?


    J’ai été élevé dans des écoles catholiques où on nous apprenait le sens de l’honneur, l’histoire de notre pays avec ses grandeurs tout comme ses déshonneurs, où on transmettait une certaine éducation, notamment religieuse. Tout cela permettait d’appréhender la royauté comme un phénomène naturel découlant de notre histoire. Or cette éducation ne se fait plus, sauf dans certains isolats soudés comme le scoutisme. C’est d’ailleurs là une source d’espoir : après la guerre le mouvement était en déclin total et fut récupéré par la gauche. Tout esprit religieux fut supprimé du scoutisme. Or les choses changent : sans publicité, les mouvements scouts recrutent par centaines et retrouvent le sens du sacré qu’on leur avait ôté.

    Mais je pense que, comme ce fut le cas au temps des Barbares, ce sont les moines qui nous sauveront. Lorsque l’on sort de chez eux, on est transfiguré intérieurement. Ils forment une chaîne de prière avec la divinité. D’ailleurs certains monastères, comme le Barroux, transforment par leur rayonnement la région dans laquelle ils s’implantent. Je me dis souvent que si la France ne redevient pas chrétienne, le roi ne reviendra jamais !

    Les pays qui aujourd’hui renouent avec le christianisme retrouvent ainsi une certaine grandeur.

    Comment expliquer la déchristianisation française ?


    Beaucoup de choses sont en cause. Par exemple, je suis persuadé que le changement de liturgie y est pour quelque chose. Même si avec le motu proprio du pape benoît XVI les choses évoluent, les évêques refusent toujours de redonner des paroisses aux catholiques traditionalistes, c’est regrettable.

    Quels sont ces isolats auxquels vous faites allusion ?


    En termes ethnologiques, il s’agit d’une tribu en train de se rétrécir à cause de diverses raisons, qui s’isole dans un lieu bien spécifique. Ce sont de petites parties du territoire qui se coupent du reste du pays pour se protéger d’une société dont elles ne reconnaissent plus les valeurs et la violence. Ainsi, un nombre croissant d’isolats chrétiens se développe. D’une autre manière, le Puy du Fou est un extraordinaire isolat, qui offre une culture et du lien attirant des volontaires toujours plus nombreux. De même, la Patagonie est un immense isolat qui regroupe des milliers de personnes à travers notre Hexagone. Je reçois de très nombreuses demandes de naturalisation chaque semaine. Au final, ces isolats finiront par se rejoindre et permettront, je l’espère, une certaine relève française.

    Pourquoi avoir lancé et pris la présidence, en 1993, du Comité national pour la commémoration de la mort de Louis XVI ?


    J’ai trouvé que c’était une honte que l’on n’honore pas le bicentenaire de l’assassinat de Louis XVI. Pour donner du poids à cette commémoration, nous avons fondé un comité d’honneur, composé de gens formidables, parmi lesquels trente ducs, dont le duc de Rohan. Y figurait également la baronne Élie de Rothschild, et l’ambassadeur des États-Unis… C’était magnifique !

    Certes, nous avons également essuyé des refus, notamment de la part de membres de l’Académie française que je connaissais à peu près tous — je m’y étais d’ailleurs moi-même présenté, mais ils n’ont jamais voulu de moi. Je suis ainsi allé voir Jean d’Ormesson, qui m’a répondu : « Non, Jean, ce n’est pas possible, parce que je suis républicain. » J’ai également “démarché” en vain Maurice Schumann, qui était aussi sénateur. Il m’a reçu très gentiment, mais m’a rétorqué : « C’est une très bonne idée ce comité, mais je ne crois pas que ce soit le moment de diviser de nouveau la France. » Je pense, en réalité, qu’il avait, comme d’autres, un peu la trouille… Mais cela est sans importance. Je veux d’abord me souvenir de l’engagement, puis du formidable enthousiasme de tous ceux qui ont osé nous rejoindre. Je pense notamment à Maurice Rheims, que je connaissais et pour lequel j’avais une grande d’admiration. Avec lui, les choses sont allées très vite. À peine avais-je commencé qu’il m’a interrompu : « Écoute-moi, Jean, pour Louis XVI, tout de suite ! Les Juifs n’oublieront jamais ce qu’il a fait pour eux. » La même réponse m’a été faite par la baronne Élie de Rothschild, qui a, de plus, participé financièrement, ce qui nous a été fort utile car nous ne disposions d’aucuns moyens, ou presque. Contrairement à l’immense majorité des Français, ignorant ce fait, les Juifs continuent d’éprouver une vraie reconnaissance envers Louis XVI, qui leur a accordé — ce qui était tout à fait exceptionnel pour l’époque — la plupart des droits dont bénéficiaient les Français.

    Quand on me demande à qui je dois mon grade d'officier de la légion d'honneur, je réponds : « À Louis XVI ! »

    Votre engagement royaliste ne vous a pas empêché d’être promu au grade d’officier de la Légion d’honneur…


    Là aussi, l’histoire est étonnante. Huit ans après la commémoration en l’honneur de Louis XVI, et alors que j’étais déjà chevalier de la Légion d’honneur, je reçois une lettre m’informant de cette promotion — que j’avais d’autant moins demandée que, par tradition, elle ne se réclame pas. Jacques Chirac était alors président de la République et Jean-Pierre Raffarin, signataire du courrier, Premier ministre. Surpris, je regarde l’adresse et lis : « Monsieur Jean Raspail, Président du comité national pour la célébration solennelle de la commémoration de la mort de Louis XVI ». Bref, c’est cette initiative qui a failli être interdite par la République qui me valait, huit ans plus tard, d’être décoré ! Quand on me demande à qui je dois cette nomination, je réponds : « À Louis XVI ! »

    Pour en revenir aux rois, justement, quels sont, selon vous, les plus grands rois de notre histoire ?


    C’est une question difficile, car chacun des règnes doit être replacé dans son époque. Une certitude cependant : la très grande majorité de nos rois ont été de grands rois. C’est, par exemple, incontestablement le cas d’Henri IV, qui a sauvegardé la monarchie d’une situation généalogique inextricable. Il a rétabli un royaume qui était en train de se disloquer et a rétabli la France. Son action incarne la puissance de la royauté. Pour d’autres raisons, j’apprécie beaucoup François Ier, le roi de la Renaissance. D’une manière générale, outre nos rois, il y a eu aussi de grandes personnalités qu’on oublie, tels les Bourbons-Parme. Mais attention, je reconnais aussi qu’il y a eu à certains moments de notre histoire, par exemple sous Marie de Médicis, des périodes extrêmement déplaisantes. Le massacre de la Saint-Barthélemy est ainsi un épisode impardonnable.

    Considérez-vous Louis-Philippe, notre dernier monarque, comme un “vrai roi” ?


    Non. Il n’a pas été sacré. Ce qu’il a lui-même décidé. Il se voulait le roi du peuple. Mais pas le roi tout court…

    Quel regard portez-vous sur Saint Louis ?

    Je suis un de ses admirateurs, même si l’on peut s’interroger sur sa participation personnelle aux croisades. Certes, la fin des royaumes du Proche-Orient nécessitait son intervention, mais était-il nécessaire qu’il y aille lui-même ? Il a considéré que parce qu’il était le roi de droit divin, il était de son devoir de se rendre aux croisades. Si vous me permettez une digression, on peut considérer son attitude comme le contraire de celle, aujourd’hui, du pape François. Il est le pape mais ne veut pas qu’on le prenne pour le pape. Le premier geste qu’il a eu quand il a été nommé sur le trône de Pierre fut, par exemple, de prendre sa propre voiture et d’aller payer l’hôtel où il avait passé la nuit à Rome. D’autres exemples ont suivi depuis. Cette attitude se veut empreinte de modestie ; mais on ne demande pas au pape d’être modeste. On attend de lui une certaine allure. Pour les catholiques, et dans la mesure où Dieu existe — ce qu’à l’instar de mon ami Jean d’Ormesson je ne sais toujours pas, même si je l’admets —, le pape en est le représentant sur Terre. Or si Dieu a créé la Terre et ses merveilles, le pape doit avoir une certaine représentation.

    L'esprit “de gauche”de Vatican II a entraîné une décrue dommageable du sacré et de sa représentation.

    Cette rupture avec “l’allure” dont vous parlez, à qui ou quoi l’attribuez-vous ?


    En grande partie à Vatican II, évoqué ci-dessus pour le changement de liturgie, bien sûr, dont l’esprit “de gauche”, si l’on peut utiliser de terme, a entraîné une décrue dommageable du sacré et de sa représentation.

    Vous avez écrit un livre inachevé, La Miséricorde. À la fin, vous expliquez avoir décidé de ne pas finir ce livre. Pourquoi ce choix ?


    Ce livre était un inédit que j’ai proposé à mon éditeur qui me sollicitait. Et puis le public s’y est intéressé, au point qu’il a été traduit dans plusieurs pays, notamment en Pologne, où il fait un tabac. Ils sont catholiques, les Polonais ! Ils sont nationaux, ils aiment leurs frontières ! Le livre va donc ressortir en français. En revanche, je le laisserai inachevé. Et je ne vous dirai pas pourquoi j’ai décidé qu’il en soit ainsi : c’est trop personnel.

    Mais on sent qu’il a cheminé en vous depuis le début…


    C’est vrai. Je pense que c’est un livre qui me représente très bien. Je n’irai pas au-delà pour les confessions. Je n’apprécie pas beaucoup les écrivains confessionnels, ceux qui parlent d’eux, qui racontent leur vie… Je le fais très rarement. Là, c’est une exception. Et encore n’est-ce pas moi le narrateur… Mais, je vous l’ai dit, il restera inachevé.

    Lors de leurs allocutions et discours, les présidents de la République concluent par le traditionnel “Vive la République, et vive la France !”, comme si les deux étaient indissociables. Qu’en pensez-vous ?


    Il faudrait évidemment se contenter de “Vive la France !” La France, ce n’est pas la république. Et la république, ce n’est pas la France. C’est un système de gouvernement. Rien de plus. Moi je souhaiterais le retour à la féodalité. C’était formidable, la féodalité ! On avait quelqu’un au-dessus et au-dessous de soi. Et l’on se protégeait les uns les autres.

    Avez-vous déjà voté ?

    Voté ? Jamais. Imaginez-vous un royaliste voter pour le président de la République ? En revanche, je vote à Paris pour les municipales. En espérant, la prochaine fois, que soit mis un terme au mandat d’Anne Hidalgo…

    Imaginez-vous un royaliste voter pour le président de la République ?

    Un mot sur

  • GRANDS TEXTES (28) : Le Nationalisme français et le Nationalisme allemand, par Charles Maurras

    Devant l'Histoire....

    Le 8 mai 2011, le site Maurras.net - sous le titre Comment Maurras dénonçait Hitler en 1937 - a envoyé ce texte de Maurras (alors en prison) en l'accompagnant du commentaire suivant (extrait) :

    "...En avril 1937, la librairie d’Action française publie une brochure de propagande destinée à montrer au public, et à rappeler en bons arguments aux militants, en quoi le nationalisme français se distingue en tout du fascisme mussolinien et du national-socialisme hitlérien. C’est Marie de Roux qui en rédige l’essentiel ; Maurras y ajoute une postface, Le Nationalisme français et le Nationalisme allemand, que nous publions aujourd’hui, en lui adjoignant en note l’essentiel d’un billet écrit par Jacques Bainville en 1933, peu après l’accession d’Hitler au pouvoir.

    L’argumentation est solide et carrée.

    D’une part le racisme aryaniste est une ineptie, issue d’ailleurs d’auteurs français (Gobineau, de Leusse, Vacher de Lapouge) que Maurras et l’Action française avaient vertement condamnés bien avant qu’Hitler ne s’empare de leurs thèses; d’autre part cet Hitler n’est que le dernier avatar du danger pangermaniste dont l’Action française a toujours été le plus résolu des adversaires. Il n’y a donc rien de commun entre le nationalisme français, défensif et civilisateur, et le nationalisme allemand, barbare et expansionniste.

    Cette argumentation a-t-elle été entendue ? Des militants qui la connaissaient déjà par cœur, sans doute. Mais vis-à-vis de l’histoire, elle n’a pas pesé lourd, et lorsqu’après 1945 un Ernst Nolte cherche à disculper son pays de la responsabilité des horreurs nazies, il n’a qu’à reprendre à son compte et au pied de la lettre les vociférations de la gauche française : l’Action française était nationaliste ? Parbleu, alors c’est clair, elle était la préfiguration du fascisme et de l’hitlérisme.

    Il reste qu’aujourd’hui, le lecture du texte de Maurras en 1937 a quelque chose d’éclairant !"

    Dans un précédent envoi, le site rappelait :

    "...En juillet 1936, il (Maurras, ndlr) écrit dans l’Action française à propos du nazisme : « l’entreprise raciste est certainement une folie pure et sans issue ». En mars 1937, applaudissant à la condamnation du nazisme par le Pape, il précise ainsi sa propre position : « Tous les esprits impartiaux qui ont étudié le nationalisme français, même intégral, surtout intégral, savent combien il est profondément hostile à ce que l'Encyclique d'hier appelle 'la théorie du sol et du sang', théorie métaphysique, bien entendu, qui substitue aux relations normales et objectives des hommes, au jeu naturel des apports collectifs nationaux et professionnels, une distribution toute subjective fondée sur les races et sur les climats, dérivée du principe que l'Homme allemand ('all-mann') est l'Homme par excellence, le tout de l'Homme, et de ce que Luther incarna cet Homme dans l'histoire politique et dans l'histoire des religions[». Il traite de « basses sottises » les idées de Gobineau et de Vacher de Lapouge et rappelle qu'il écrivait, déjà trente ans auparavant : « J'ai, pour mon compte, toujours pris garde de séparer les réflexions sur l'hérédité politique et économique d'avec les généralisations vagues, aventureuses et captieuses sur la stricte hérédité physiologique. » Il demande une traduction non expurgée de Mein Kampf, dont certains passages laissant prévoir les ambitions hitlériennes avaient été censurés dans la version française..." 

     

    NATIONALISME FRANCAIS ET NATIONALISME ALLEMAND 2.jpg 

    Le Nationalisme français et le Nationalisme allemand

     

    I
    Les Encycliques

           

    On ne saurait trop le dire, les deux dernières encycliques (1) sont des événements.

    La condamnation du communisme va contribuer puissamment à rétablir une unité profonde entre les défenseurs de l'ordre, et dans l'état présent du monde il n'y a rien de plus désirable.  

     

    divini redemptoris.jpg

    Texte complet (en français) : http://www.vatican.va/holy_father/pius_xi/encyclicals/documents/hf_p-xi_enc_19031937_divini-redemptoris_fr.html

     

           

    La condamnation, formelle et directe, de l'hitlérisme apporte enfin le trait de lumière souhaité aux esprits qui hésitaient sur les terrains vagues du nationalisme modéré ou du nationalisme exagéré, ces adjectifs qualificatifs n'ayant dit rien de net à personne, sinon que le premier était licite et le second interdit. Comment, jusqu'ici, se débrouiller là-dedans ?

     

    mit brennender Sorge Titel Seite.jpg  

    Texte complet (en français) : http://lesbonstextes.awardspace.com/pximitbrennendersorge.htm

     

     

    On sait maintenant ce qui est interdit, c'est l'hitlérisme, c'est le germanisme d'Hitler, c'est la métaphysique religieuse du sol et du sang.

    Il ne s'agit pas de renier sa race ni sa patrie. Il s'agit de distinguer entre des notions morales, des sentiments naturels, des idées humaines et ce qui fait l'objet d'une sorte de monothéisme historique, temporel et terrestre tout à fait aberrant.

     

    II
    Trente ans avant Hitler

           

    Les Français qui, par comparaison à l'hitlérisme, voudront s'informer de la véritable nature du nationalisme de leur pays ont à leur disposition des textes décisifs.

    Qu'ils ouvrent, tout d'abord, l'avant-dernier livre de Jacques Bainville, si précieux, Lectures (2), à la page 220. Ils liront :

    Le ministre hitlérien de l'instruction publique a cité l'autre jour comme une Bible le livre d'un professeur d'anthropologie à la Faculté de Rennes, Vacher de Lapouge. Je me rappelle très bien que ce livre, L'Aryen, son rôle social, avait paru dans les environs de l'année 1900, et que Charles Maurras avait mis le très jeune lecteur que j'étais en garde contre ces rêveries de race pure.

    Bainville écrit dans la même page :

    Gobineau est à la source du racisme.

    Si, donc, les fondateurs du Nationalisme français avaient eu le moindre penchant pour ces basses sottises, Bainville l'observe avec raison, les livres français y auraient abondamment pourvu. On avait la bible, la source. Et l'on était à l'origine du mouvement ; la liberté de direction, la liberté de choix étaient absolues pour nos amis.

    Écoutez-les parler de M. de Gobineau, dès les premières années du XXe siècle :

    Analysant un livre ingénieux et pénétrant que M. Seillière (3) a consacré au comte de Gobineau, M. Paul-Boncour a remarqué à différentes reprises que je ne me référais point à la doctrine de l'Essai sur l'inégalité des races humaines.

    M. Paul-Boncour m'en a demandé la raison.

    Elle est très simple. Je n'admets pas cette doctrine.  

     

    gobineau.jpg

    Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882), auteur de l'Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-1855)

     

     

           

    Plus loin, étudiant un livre fort intéressant d'un disciple très original de Gobineau, et, selon nous, bien supérieur au maître, le comte de Leusse (4), j'écrivais, et ce compte rendu de cette « lecture orageuse » est vieux de plus de trente ans :

    … J'ai, pour mon compte, toujours pris garde de séparer les réflexions sur l'hérédité politique et économique d'avec ces généralisations vagues, aventureuses et captieuses sur la stricte hérédité physiologique.

    Une aristocratie peut être formée de sangs assez divers et, ce nonobstant, accomplir toutes ses fonctions les plus hautes, si d'autres conditions s'y prêtent favorablement. Il y a aux débuts de l'histoire de France une aristocratie franque, une aristocratie scandinave, une aristocratie gallo-romaine (5). Toutes trois, surtout la première et la dernière, ont concouru à l'admirable système féodal. Ont-elles été inférieures dans ce rôle à l'aristocratie teutonique ou mieux à l'aristocratie danoise, qui, pour M. de Leusse, représentent une veine plus pure du sang des « Aryans » ?…

    … Nous savons qu'un État ne peut être prospère sans un pouvoir héréditaire, ou simple ou collectif, résidant dans une dynastie ou dans une aristocratie ; nous le savons, parce que nous savons pourquoi cela est. Mais nous ne pouvons pas dire que nous sachions que ces races régnantes ou gouvernantes régneront et gouverneront d'autant mieux qu'elles seront plus pures. S'il n'y avait qu'une race supérieure, on comprendrait que tout mélange l'abâtardit ; mais, aux époques historiques, quand les races sont en présence, c'est une question de savoir s'il y a des premiers et quels sont les premiers !…

    Un critique malin et qui aurait le temps de contenter sa malignité aurait à détacher des Études d'histoire ethnique plus d'une ligne assez plaisante, toutes les fois que M. de Leusse est forcé d'enlever quelque vertu à ses chers Germains ou de faire sur leur dos quelque concession. En un endroit où le conflit se montre entre l'humilité chrétienne et l'impertinence germaine, ce chrétien fervent ose parler d'un ton presque piqué du christianisme. Arrivé à l'époque de la Réforme, ce catholique résolu écrit qu'il n'en parlera point.

    « C'est par parti-pris, déclare-t-il, et pour des raisons dont je n'ai à rendre compte à personne que je ne traite pas dans mon travail la question de la Réforme de Luther. » Si les Aryas sont la fleur du monde et si les Germains sont eux-mêmes la fleur de l'Arya, il semble, en effet, difficile d'expliquer que ces êtres supérieurs aient mis toute leur âme à se couper d'avec la chrétienté entière et à détruire l'admirable unité catholique.

    Car c'est un autre caractère distinctif du Nationalisme français ; il est fort éloigné de présenter la nécessité pratique et moderne du cadre national rigide comme un progrès dans l'histoire du monde ou comme un postulat philosophique et juridique absolu. Il voit au contraire dans la nation une très fâcheuse dégradation de l'unité médiévale. Il ne cesse pas d'exprimer un regret profond de l'unité humaine représentée par la République chrétienne.  

     

    fichte.jpg

    Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), concepteur de la théorie de la Nation allemande, fondée sur le droit du sang. Il prononça ses Discours à la Nation allemande lors de l'invasion de la Prusse par les Français .

     

           

    On en trouvait une formule, parfaitement nette, dans la déclaration de novembre 1899 qui servit de départ au mouvement des idées de l'Action Française ; ce dont Fichte et ses successeurs ont fait gloire aux siècles nouveaux, nos amis ont déclaré en porter le deuil. En d'autres termes, ce qui, dans le Nationalisme français, a été une mise en garde indispensable contre la rigueur des temps, était au contraire, dans le Nationalisme allemand, présenté, constitué et systématisé comme un bien en soi.

    Au nationalisme officiel des Allemands nous avons opposé une doctrine de défense, comme il le fallait bien, à moins de tout livrer, de tout sacrifier, au pire, foyers, autels, tombeaux, la haute humanité.

    En défendant la France, en préservant de nos mains étendues « le flambeau de l'esprit » de notre nation, ce sont des biens traditionnels, éternels, universels que nous avons travaillé à défendre. Plusieurs de nos compatriotes ont pu s'y tromper ; leur erreur (il faut le noter) n'a pas été commise par un Allemand intelligent et cultivé, M. Ernst Curtius, qui a vu clairement quel « schisme » nous reprochions à l'Allemagne et comment la cause de l'intérêt français coïncide, point par point, ligne à ligne, avec le génie d'une civilisation pure et libre des conditions de temps et de lieux.

     

    MAURRASALMANACHAF1928.jpg

     

     

    (1) : Encyclique Divini Redemptoris sur le communisme (19 mars 1937) et encyclique Mit Brennender Sorge sur la situation de l'Église catholique dans l'empire allemand (14 mars 1937), de Sa Sainteté le Pape Pie XI.

    (2) : L'article repris dans Lectures est une note publiée par Jacques Bainville en 1933, peu après la prise de pouvoir par Hitler, sous le titre Prestige de la pensée allemande. En voici les principaux extraits :

            "Le numéro de la Nouvelle Revue française consacré aux doctrines nationales-socialistes est hautement significatif, par lui-même et par son seul contenu. D'emblée, l'idéologie hitlérienne trouve une audience, est accueillie avec un désir d'étude, avec un sérieux que l'idéologie mussolinienne n'a pas eus. Pourquoi ? C'est vous qui l'avez dit. Parce que Hitler est allemand. Il n'y a pas de doute. L'ironie française s'en est donné à cœur joie des faisceaux, des chemises noires, du salut à la romaine et du déguisement de César. Le bel Adolphe, le peintre en bâtiment beau parleur a été raillé tant qu'il n'a été qu'un chef de bande, un énergumène de réunion publique. D'ailleurs, les Français refusaient de croire que trois hommes réunis un jour autour d'une table de brasserie et jurant de sauver leur pays pussent réussir (…)

            En dépit des haussements d'épaules, Hitler est devenu le maître. Tout change. La légèreté fait place à une gravité émue, déjà parente de la sympathie. Le national-socialisme n'est plus une mascarade de chemises brunes. C'est une philosophie. Et puisqu'elle est allemande, elle ne peut être superficielle. Il faut qu'elle aille aux racines de l'être.

            Nous n'en sommes que là encore. C'est pourtant très différent déjà de la vogue du bolchévisme (…) Le national-socialisme est examiné dans un autre esprit qui permet de déceler chez lui une attraction naissante. On lui trouve des profondeurs de pensée. Pourquoi ? Répétons-le : parce qu'il est germanique et qu'il faut que tout ce qui est germanique soit pensé.

     

    Vacher-de-Lapouge.jpg

    Le comte Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), anthropologue et théoricien de l'eugénisme. Athée, anticlérical et socialiste militant, il est l'un des fondateurs du Parti ouvrier français de Jules Guesde avant de rejoindre la SFIO.

     

     

            Les éléments de la doctrine hitlérienne, à l'analyse, sont pourtant pauvres. Il n'y a rien chez elle qui ne soit connu et même que de

  • GRANDS TEXTES (18), ou ANTI GRAND TEXTE : Discours de Maximilien de Robespierre (première intervention, le 3 décembre 17

    Il y a 18 ans, le jeune Maximilien de Robespierre avait eu à féliciter le roi Louis XVI rentrant à Paris après son couronnement à Reims, le 15 juin 1775 (Maximilien avait alors 17 ans accomplis). C'était rue Saint-Jacques, devant le Collège Louis-le-Grand. Le professeur de rhétorique avait rédigé pour la cérémonie un compliment superbe en vers, que Robespierre fut chargé de dire, comme étant l'un des élèves les plus doués et les plus méritants. Il pleuvait à seaux ce jour-là, mais le jeune Maximilien était infiniment fier d'avoir eu «l'honneur» de saluer ce jeune roi qui incarnait aux yeux de la nation toute entière les espérance d'un avenir prometteur pour la France.

     

    robespierre1.jpg

    Robespierre, avant...

     

    Aujourd'hui, dix-huit ans plus tard, ce 3 décembre 1792, il prononce les mots terribles que l'on va lire ci-dessous, dans ce véritable discours fondateur de tous les Totalitarismes modernes. C'est à l'ouverture du pseudo-procès de Louis XVI : c'est toujours le même Robespierre et, pourtant il n'est plus le même : le jeune élève brillant et prometteur est devenu un idéologue endurci, sec et froid.

    C'est à lui que s'adressera quelques jours plus tard le courageux De Sèze: "Français, la révolution qui vous régénère a développé en vous de grandes vertus ; mais craignez, qu’elle n’ait affaibli dans vos âmes le sentiment de l’humanité, sans lequel il ne peut y en avoir que de fausses !".

    De Sèze a courageusement et intelligemment démasqué les idéologues, se voulant régénérateurs et purificateurs, persuadés d'oeuvrer pour l'Homme, mais n'ayant aucune forme de pitié ou de considération pour les hommes.

    Mais Robespierre et la Convention n'entendront évidemment pas le message. Comment Robespierre et ses affidés, un Saint Just par exemple, pourraient-il l'entendre, ce message, lorsque le même Saint Just osait proférer (toujours lors du pseudo-procès de Louis XVI): "Je ne juge pas, je tue... Une nation ne se régénère que sur des monceaux de cadavres"...

    C'est trop tard : Robespierre est mort, du moins le jeune et brillant élève qui recevait et complimentait le Roi lors de son retours de Reims. L'a remplacé un idéologue aveuglé par sa confiance en lui-même et en ses principes, qu'il croit supérieurs et qu'il veut appliquer à tout prix, ne se rendant absolument pas compte, absolument plus compte, qu'il est devenu la parfaite incarnation de la terrible prophétie de Frédéric II à Voltaire : « Nous avons connu le fanatisme de la foi. Peut-être connaîtrons-nous, mon cher Voltaire, le fanatisme de la raison, et ce sera bien pire »...

    Oui, c'est bien un fanatique, sec et froid, qui s'exprime d'une façon presque métallique, pourrait-on dire, ce 3 décembre, lors de l'ouverture du pseudo-procès de Louis XVI. Et qui prononce les paroles monstrueuses que l'on va lire, et que reprendront mot pour mot les Staline, Hitler, Mao, Pol Pot et autres monstres secs et froids des Totalitarismes modernes, qui ont tous pour père et modèle le même et unique Maximilien de Robespierre.

    Oui, l'on entend déjà, en lisant ce monstrueux discours et cette aberrante logique, ce que diront les enfants de Robespierre plus tard, bien plus tard, eux qui auront bien compris et bien assimilé cette infernale logique:

    A quoi bon juger ces Juifs, dira Hitler, la race aryenne ne saurait être soupçonnée d'erreur(s) dans ses pensées, ses jugements ou ses actes, puisqu'elle est "supérieure" (!). Ces juifs doivent donc mourir, sinon c'est admettre l'idée que la race aryenne a pu se tromper, ce qui est impossible... A quoi bon juger ces dissidents, dira Staline, la classe ouvrière est l'avant-garde consciente qui a reçu pour mission de faire éclore l'Histoire et de l'achever. Elle marche dans le sens de l'Histoire, et l'idée même de juger quelqu'un qui s'oppose à elle -et qui ne peut donc être qu'un traître ou un malade- serait admettre l'idée que la classe ouvrière pourrait se tromper, ce qui est impossible.....

    Donc, on ne juge pas, on tue, pour reprendre telle quelle la formule de Saint Just, ce grand ami de Robespierre, et l'un de ses alter ego...

    ROBESPIERRE.JPG

    ...Robespierre

               

    On le voit, le tout de la mécanique infernale est contenu dans le discours de Robespierre, qui est une vraie bombe, insuffisamment lu, insuffisamment étudié. Ce discours est bien l'acte fondateur, la parole fondatrice de tous les procès nazis ou staliniens de l'histoire, de tous les Totalitarismes, de tous les Génocides....

    Discours sur le jugement de Louis XVI (1ère intervention)
    prononcé à la tribune de la Convention le 3 décembre 1792

     

     

    L'assemblée a été entraînée, à son insu, loin de la véritable question. Il n'y a point ici de procès à faire. Louis n'est point un accusé. Vous n'êtes point des juges. Vous n'êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État, et les représentants de la nation. Vous n'avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer.

     

    Un roi détrôné, dans la république, n'est bon qu'à deux usages : ou à troubler la tranquillité de l’État et à ébranler la liberté, ou à affermir l'une et l'autre à la fois.

     

    Or, je soutiens que le caractère qu'a pris jusqu'ici votre délibération va directement contre ce but. En effet, quel est le parti que la saine politique prescrit pour cimenter la république naissante ? C'est de graver profondément dans les coeurs le mépris de la royauté, et de frapper de stupeur tous les partisans du roi.

    LOUIS XVI BUSTE PAR PAJOU.jpg
    Louis XVI, buste de Pajou
     

     

    Donc, présenter à l'univers son crime comme un problème, sa cause comme l'objet de la discussion la plus imposante, la plus religieuse, la plus difficile qui puisse occuper les représentants du peuple français ; mettre une distance incommensurable entre le seul souvenir de ce qu'il fut, et la dignité d'un citoyen, c'est précisément avoir trouvé le secret de le rendre encore dangereux à la liberté.

    Louis fut roi, et la république est fondée : la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis a été détrôné par ses crimes : Louis dénonçait le peuple français comme rebelle : il a appelé, pour le châtier, les armes des tyrans ses confrères ; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle : Louis ne peut donc être jugé : il est déjà condamné, ou la république n'est point absoute.

    Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c'est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel ; c'est une idée contre-révolutionnaire, car c'est mettre la révolution elle-même en litige.  

    En effet, si Louis peut être encore l'objet d'un procès, il peut être absous ; il peut être innocent : que dis-je ? il est présumé l'être jusqu'à ce qu'il soit jugé : mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la révolution ?

    Si Louis est innocent, tous les défenseurs de la liberté deviennent des calomniateurs ; les rebelles étaient les amis de la vérité et les défenseurs de l'innocence opprimée ; tous les manifestes des Cours étrangères ne sont que des réclamations légitimes contre une faction dominatrice. La détention même que Louis a subie jusqu'à ce moment est une vexation injuste ; les fédérés, le peuple de Paris, tous les patriotes de l'empire français sont coupables: et ce grand procès pendant au tribunal de la nature, entre le crime et la vertu, entre la liberté et la tyrannie, est enfin décidé en faveur du crime et de la tyrannie.

     

    louis xvi conduit a la convention.jpg 
    Louis XVI conduit à la Convention pour son procès, gravure du temps
     
     

                

    Citoyens, prenez-y garde ; vous êtes ici trompés par de fausses notions, Vous confondez les règles du droit civil et positif avec les principes du droit des gens ; vous confondez les rapports des citoyens entre eux, avec ceux des nations à un ennemi qui conspire contre elles. Vous confondez aussi la situation d'un peuple en révolution avec celle d'un peuple dont le gouvernement est affermi.

    Vous confondez une nation qui punit un fonctionnaire public, en conservant la forme du gouvernement, et celle qui détruit le gouvernement lui-même. Nous rapportons à des idées qui nous sont familières an cas extraordinaire, qui dépend de principes que nous n'avons jamais appliqués.

    Ainsi, parce que nous sommes accoutumés à voir les délits dont nous sommes les témoins jugés selon des règles uniformes, nous sommes naturellement portés à croire que dans aucune circonstance les nations ne peuvent avec équité sévir autrement contre un homme qui a violé leurs droits ; et où nous ne voyons point un juré, un tribunal, une procédure, nous ne trouvons point la justice. 

    Ces termes mêmes, que nous appliquons à des idées différentes de celles qu'elles expriment dans l'usage ordinaire, achèvent de nous tromper. Tel est l'empire naturel de l'habitude, que nous regardons les conventions les plus arbitraires, quelquefois même les institutions les plus défectueuses comme la règle absolue du vrai ou du faux, du juste ou de l'injuste.

    Nous ne songeons pas même que la plupart tiennent encore nécessairement aux préjugés dont le despotisme nous a nourris. Nous avons été tellement courbés sous son joug que nous nous relevons difficilement jusqu'aux éternels principes de la raison ; que tout ce qui remonte à la source sacrée de toutes les lois semble prendre à nos yeux un caractère illégal, et que l'ordre même de la nature nous paraît un désordre.

     

    louis xvi interroge convention 26 DECEMBRE 92.jpg
    26 décembre 1792 : Louis XVI interrogé à la Convention (salle du Manège), gravure du temps
     
     

               

    Les mouvements majestueux d'un grand peuple les sublimes élans de la vertu, se présentent souvent à nos yeux timides comme les éruptions d'un volcan ou le renversement de la société politique ; et certes ce n'est pas la moindre cause des troubles qui nous agitent que cette contradiction entre la faiblesse de nos moeurs, la dépravation de nos esprits, et la pureté des principes, l'énergie des caractères que suppose le gouvernement libre auquel nous osons prétendre.

    Lorsqu'une nation a été forcée de recourir au droit de l'insurrection, elle rentre dans l'état de la nature à l'égard du tyran. Comment celui-ci pourrait-il invoquer le pacte social ? Il l'a anéanti : la nation peut le conserver encore, si elle le juge à propos, pour ce qui concerne les rapports des citoyens entre eux ; mais l'effet de la tyrannie et de l'insurrection, c'est de les constituer réciproquement en état de guerre. Les tribunaux, les procédures judiciaires ne sont faites que pour les membres de la cité.  

    C'est une contradiction trop grossière de supposer que la Constitution puisse présider à ce nouvel ordre de choses : ce serait supposer qu'elle survit à elle-même. Quelles sont les lois qui la remplacent ? celles de la nature ; celle qui est la base de la société même, le salut du peuple : le droit de punir le tyran et celui de le détrôner, c'est la même chose : l'un ne comporte pas d'autres formes que l'autre. Le procès du tyran, c'est l'insurrection ; son jugement, c'est la chute de sa puissance ; sa peine, celle qu'exige la liberté du peuple.

    Les peuples ne jugent pas comme les cours judiciaires ; ils ne rendent point de sentences, ils lancent la foudre ; ils ne condamnent pas les rois, ils les replongent dans le néant : et cette justice vaut bien celle des tribunaux. Si c'est pour leur salut qu'ils s'arment contre leurs oppresseurs, comment seraient-ils tenus d'adopter un mode de les punir qui serait pour eux-mêmes un nouveau danger ?

    Nous nous sommes laissé induire en erreur par des exemples étrangers qui n'ont rien de commun avec nous. Que Cromwell ait fait juger Charles Ier par une commission judiciaire dont il disposait ; qu'Elisabeth ait fait condamner Marie d'Ecosse de la même manière, il est naturel que des tyrans qui immolent leurs pareils, non au peuple, mais à leur ambition, cherchent à tromper l'opinion du vulgaire par des formes illusoires : il n'est question là ni de principes, ni de liberté, mais de fourberie et d'intrigue. Mais le peuple, quelle autre loi peut-il suivre que la justice et la raison appuyées de sa toute-puissance ?

    barere.jpg 

    Face à l'argumentation de Robespierre, les "pour" et les "contre" :

    Bertrand Barère (1755-1841) est "pour". Avocat au parlement de Toulouse, il est élu par le tiers-état aux Etats Généraux de 1789. Il préside la Convention pendant le procès de Louis XVI et plaide pour la peine de mort...

     

               

    Dans quelle république la nécessité de punir le tyran fut-elle litigieuse ? Tarquin fut-il appelé en jugement ? Qu'aurait-on dit à Rome si des Romains avaient osé se déclarer ses défenseurs ? Que faisons-nous ? Nous appelons de toutes parts des avocats pour plaider la cause de Louis XVI ; nous consacrons comme des actes légitimes ce qui, chez tout peuple libre, eût été regardé comme le plus grand des crimes ; nous invitons nous-mêmes les citoyens à la bassesse et à la corruption : nous pourrons bien un jour décerner aux défenseurs de Louis des couronnes civiques, car, s'ils défendent sa cause, ils peuvent espérer de la faire triompher : autrement vous ne donneriez à l'univers qu'une ridicule comédie. Et nous osons parler de république !

    Nous invoquons des formes parce que nous n'avons pas de principes ; nous nous piquons de délicatesse, parce que nous manquons d'énergie ; nous étalons une fausse humanité, parce que le sentiment de la véritable humanité nous est étranger ; nous révérons l'ombre d'un roi, parce que nous ne savons pas respecter le peuple ; nous sommes tendres pour les oppresseurs, parce que nous sommes sans entrailles pour les opprimés.

    Le procès à Louis XVI ! Mais qu'est-ce que ce procès, si ce n'est l'appel de l'insurrection à un tribunal ou à une assemblée quelconque ? Quand un roi a été anéanti par le peuple, qui a le droit de le ressusciter pour en faire un nouveau prétexte de trouble et de rébellion, et quels autres effets peut produire ce système ? En ouvrant une arène aux champions de Louis XVI, vous renouvelez les querelles du despotisme contre la liberté, vous consacrez le droit de blasphémer contre la république et contre le peuple ; car le droit de défendre l'ancien despote emporte le droit de dire tout ce qui tient à sa cause.

    Vous réveillez toutes les factions, vous ranimez, vous encouragez le royalisme assoupi ; on pourra librement prendre parti pour ou contre.

    Quoi de plus légitime, quoi de plus naturel que de répéter partout les maximes que ses défenseurs pourront professer hautement à votre barre et dans votre tribune même ! Quelle république que celle dont les fondateurs lui suscitent de toutes parts des adversaires pour l'attaquer dans son berceau ! Voyez quels progrès rapides a déjà faits ce système.

    saintjust.jpg

    ...Tout comme Louis-Antoine-Léon de Saint Just :

    "Les hommes qui vont juger Louis ont une République à fonder; ceux qui attachent quelque importance au juste châtiment d'un roi ne fonderont jamais une République... Pour moi je ne vois point de milieu, cet homme doit régner ou mourir"

     

               

    A l'époque du mois d'août dernier, tous les partisans de la royauté se cachaient : quiconque eût osé entreprendre l'apologie de Louis XVI eût été puni comme un traître. Aujourd'hui ils relèvent impunément un front audacieux ; aujourd'hui les écrivains les plus décriés de l'aristocratie reprennent avec confiance leurs plumes empoisonnées ou trouvent des successeurs qui les surpassent en impudeur.

    Aujourd'hui des écrits précurseurs de tous les attentats inondent la cité où vous résidez. les 83 départements, et jusqu'au portique de ce sanctuaire de la liberté.

  • Qatar-Russie : une lune de miel énergétique à l’ombre de la crise syrienne

    L'émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al Thani, et Vladimir Poutine.

     

    Une analyse de Caroline Galactéros

    parue dans Causeur et sur le blog de Caroline Galectéros [3.03] : un éclairage comme toujours réaliste et solidement documenté. Et un sujet où les intérêts de la France sont évidemment en jeu.  

     

    2286962327.jpgL’idylle naissante entre la Russie et le Qatar est de nature d’abord énergétique, mais pourrait toucher demain l’industrie et la coopération militaires. A première vue, tout donne l’impression que la Russie sépare de manière étanche sa politique économique de sa politique étrangère, dans la mesure où le Qatar et la Russie sont officiellement opposés sur le dossier syrien. Or, il n’y a pas de réel hiatus entre la politique économique et la politique étrangère de Moscou mais une manœuvre stratégique fort habile, qui voit et vise loin.
     
     
    Quelques points de chronologie d’abord. Le 20 février, l’ambassadeur de Russie au Qatar, Nurmakhmad Kholov, a annoncé à l’agence russe Tass que « le Qatar investissait près de 2 milliards de dollars dans les activités de l’entreprise russe Novatek, plus important producteur indépendant de gaz de Russie ». Kholov a précisé que « la Russie et le Qatar ont réussi ces trois dernières années à obtenir de bons résultats en matière d’économie et d’échanges commerciaux grâce au travail conjoint de la commission intergouvernementale pour le commerce, l’économie, la science et la coopération technique » entre les deux pays. Avant de conclure : « Le Qatar exprime un grand intérêt pour les produits agricoles russes ainsi que pour les projets russes en matière de pétrochimie et de sources énergétiques, autant que dans le domaine de la construction ».

    Un embryon de coopération militaire

    Ceci est dans la droite ligne de la privatisation du géant public russe du pétrole, Rosneft, qui a eu lieu au début du mois de décembre dernier. L’Etat russe qui possédait 50% de Rosneft, première entreprise pétrolière mondiale, en a cédé 19,5% du capital au fonds d’investissement Glencore ainsi qu’au fonds souverain du Qatar (dans une proportion que l’on ignore) pour un montant de 10,5 milliards de dollars, qui doivent servir au renflouement du budget russe via l’entreprise publique Rosneftegaz. Précisons que le Qatar est lui-même majoritaire au sein du fonds Glencore.

    Précisions enfin, pour illustrer cette « lune de miel » qu’au delà de l’énergie, un embryon de coopération militaire existe entre les deux pays. Le 6 septembre 2016, Moscou et Doha ont en effet signé un accord militaire après une visite du ministre qatari de la Défense, Khalid bin Mohammad Al Attiyah à son homologue russe Sergueï Choïgou, lors du Forum international militaire et technique de Moscou « ARMÉE-2016 ». Cet accord faisait suite à la rencontre, en mai de la même année, du vice-ministre russe des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov avec l’émir Tamim ben Hamad al-Thanin. « Nous avons signé un accord de coopération militaire avec la Russie, mais il ne comprend pas l’achat d’armes », a indiqué Saoud Bin Abdallah al-Mahmoud, Ambassadeur du Qatar à Moscou. Comme l’explique le site Opex360, « s’agissant d’éventuels contrats d’armement, rien n’est fermé du côté de Doha, le diplomate ayant assuré que son gouvernement examinerait cette ‘possibilité’ ». Dans ce nouveau contexte marqué par les progrès en matière de coopération énergétique, il n’est pas à exclure que des armes russes soient vendues au Qatar dans les deux ans, d’autant plus qu’elles ont, au grand dam de Doha, démontré toute leur efficacité en Syrie et que Moscou engrange déjà de précieux contrats d’armement dans la région (nous ferons un point d’ici peu sur ces contrats tous azimuts).

    Une vieille discorde aggravée par la crise syrienne

    Le passif entre Moscou et Doha est pourtant ancien. La Tchétchénie fut un premier motif de discorde. Au commencement de la décennie 2000, le Tchétchène Zelimkhan Iandarbiev, alors au Qatar, était accusé par la Russie de financer des rebelles tchétchènes liés à Al-Qaïda et d’avoir participé à l’organisation de la prise d’otages dans un théâtre moscovite en octobre 2002 qui s’était soldée par 129 morts. Mais Doha a refusé à la Russie son extradition. En février 2004, toujours en exil à Doha, Zelimkhan Iandarbiev trépassa après qu’une bombe placée dans sa voiture eut explosé. Comme l’explique le site Opex360, « les services russes (SVR et GRU) furent accusés d’avoir commis cet assassinat, qui sera, plus tard, à l’origine de la première loi anti-terroriste adoptée par l’Emirat. En tout cas, deux suspects de nationalité russe appartenant effectivement au GRU furent interpellés et jugés à Doha pour assassinat et trafic d’armes. Après avoir été torturés selon Moscou, les deux hommes furent condamnés à la prison à vie, avant d’être finalement transférés en Russie pour y accomplir leur peine. On y a perdu leur trace ».

    La relation russo-qatarie se dégrade brutalement dès le début de la Guerre civile syrienne en 2011. Alors que la Russie joue des circonstances pour consolider son alliance avec le régime syrien (pour ne pas laisser les mains libres à Téhéran), et vole ouvertement à son secours en septembre 2015 en intervenant militairement (une première pour Moscou depuis l’invasion de l’Afghanistan en 1979), le Qatar, proche des Frères musulmans, est en fait dès le début de la Guerre syrienne à la manœuvre pour faire tomber le régime de Bachar Al-Assad et installer, en coopération avec les Turcs – eux aussi très liés aux Frères musulmans – et en concurrence avec les wahhabites d’Arabie Saoudite, un régime sunnite à Damas sous la forme d’un “Etat islamique”. Les Frères musulmans financent et arment les rebelles syriens (moins le Front al-Nosra, émanation wahhabite d’Al-Qaïda, qu’Ahrar al-Sham et la coalition du Front islamique, dominés par les Frères musulmans et parrainés par Doha et Ankara).

    En 2012, alors que les Occidentaux pensent que le régime de Bachar Al-Assad va tomber en quelques semaines, le ministre qatari des Affaires étrangères Hamed Ibn Jassem aurait déclaré à l’ambassadeur russe auprès des Nations Unies : « Je vous mets en garde contre toute utilisation du veto sur la crise en Syrie; la Russie doit approuver la résolution, sinon elle perdra tous les pays arabes ». Mais l’intéressé, Vitali Tchourkine, qui vient de décéder brutalement, aurait alors rétorqué au Qatari : « Si vous me reparliez sur ce ton de nouveau, il n’y aurait plus une chose qui s’appelle le Qatar » avant de lancer directement au Premier ministre du Qatar : « Vous êtes ici au Conseil de sécurité en tant qu’invité, respectez-vous et reprenez votre taille initiale, d’ailleurs je ne m’adresserai plus à vous, je parle au nom de la grande Russie, et qu’avec les Grands ». Ces propos peu diplomatiques ont été bien sûr démentis par la Fédération de Russie, mais ils illustrent bien les certitudes de l’époque : les puissances sunnites du Moyen-Orient, fortes de leurs soutiens occidentaux, pensent alors réellement pouvoir parvenir à leurs fins en profitant des « Printemps arabes » pour écarter le très gênant Assad tandis que les Russes, cherchant à rattraper l’humiliation endurée en Libye – où ils n’ont pu empêcher les Occidentaux d’outrepasser leur mandat initial pour provoquer la chute du régime libyen et la fin terrifiante du Colonel Kadhafi -, se promettent alors de ne plus rien céder aux Occidentaux ou à leurs alliés du Golfe, tant sur le terrain diplomatique, en dégainant leur veto au Conseil de Sécurité que sur le terrain militaire, en volant directement à la rescousse d’Assad dans sa guerre contre-insurrectionnelle l’opposant aux « rebelles » syriens.

    Doha prend acte de la domination russe

    Sur fond de crise syrienne, mais aussi de guerre du pétrole et du gaz, il faut convenir qu’aujourd’hui, en concluant ces accords avec Moscou, le Qatar, à l’instar de la Turquie l’été dernier, prend acte de la domination stratégique russe sur la région et « va à Canossa », tandis que Moscou consolide son approche diplomatique éminemment pragmatique et basée sur du « win-win » consistant à parler à tous – même à ses adversaires voire à ses ennemis – et à trouver avec chacun des bases d’accord diversifiées permettant d’exercer un effet de levier sur d’autres partenaires-concurrents (en l’espèce sur Téhéran qui ne peut que s’inquiéter fortement de l’actuel rapprochement Moscou-Doha)

     

    La prophétie qatarie, partagée à l’époque par bien des analystes occidentaux – « vous allez voir, en protégeant Bachar Al-Assad, les Russes vont se mettre à dos tous les pays de la région, particulièrement les puissances sunnites, et ils s’enliseront en Syrie comme les Soviétiques (ou les Américains…) en Afghanistan » – ne s’est pas révélée exacte. Contrairement à la France, qui, seule contre tous, semble encore vouloir pousser en Syrie les rebelles contre le régime – il faut lire la passionnante enquête de Georges Malbrunot du Figaro sur ce point –, les Qataris, comme les Turcs, ont pris acte de leur échec pour déstabiliser le régime de Bachar Al-Assad et souhaitent désormais exercer leur influence autrement sur la région. Si le processus d’Astana n’a pas encore porté ses fruits politiques, il y a fort à parier que les Turcs, mais aussi les puissances du Golfe, font tout pour disposer en Syrie d’une zone d’influence qui comporte la région d’Idleb (aujourd’hui aux mains des rebelles, essentiellement djihadistes) mais aussi la région de l’extrême Nord du pays, symbolisée par la ville d’Al-Bab, récemment reprise à l’Etat islamique, où l’Armée turque aidée des rebelles syriens occupe, dans le cadre de l’opération « Bouclier de l’Euphrate », un espace stratégique et pourrait souhaiter s’étendre plus au sud vers Raqqa, moins au détriment du régime syrien (les Russes n’accepteraient pas) qu’au détriment des Kurdes du PYD, qui servent encore une fois, dans l’histoire du Levant, de variable d’ajustement régionale à l’usage des Russes comme des Américains… Une telle influence sunnite en Syrie ne gênerait d’ailleurs pas Moscou qui, contrairement à Damas ou Téhéran, ne souhaite pas un contrôle unitaire de l’ensemble de la Syrie. La Russie pourrait se satisfaire d’une solution fédérale avec une Syrie utile alaouite protégeant les intérêts stratégiques russes (base navale de Tartous et aérienne de Hmeimim).

    Pour comprendre les raisonnements russe, turc et qatari, il faut s’intéresser aux enjeux gaziers et pétroliers. Non que la Syrie soit un producteur important d’hydrocarbures. Les réserves onshore au Nord et à l’Est du pays n’ont rien d’exceptionnel. Quant aux possibles réserves off-shore, elles se situent au large de Lattaquié, sous contrôle des Alaouites : les sociétés russes placent déjà leurs pions pour les exploiter ultérieurement. L’enjeu est moins dans la production d’hydrocarbures que dans le transport d’hydrocarbures des riches régions du Moyen-Orient (Iran, Qatar, Arabie Saoudite) vers l’Europe. Pour le dire en une phrase, les puissances sunnites, en s’alliant aux Occidentaux, pensaient pouvoir doubler les Russes dans l’approvisionnement en hydrocarbures du Sud de l’Europe avec la Turquie servant de « hub » énergétique à cette opération d’envergure. Une Syrie sous contrôle sunnite aurait facilité un tel projet… et introduit une sévère concurrence pour les Russes sur le marché européen des hydrocarbures. Mais ce rêve sunnite a vécu. Le 9 août dernier, le président turc Recep Erdogan qui, pour asseoir son pouvoir autocratique, a besoin de l’influence russe pour contrebalancer celle des Américains, est lui aussi « allé à Canossa » en rencontrant Poutine à Saint-Pétersbourg (cf. l’excellente analyse de Jean-François Colosimo dans une interview au Figaro). Le lendemain, Vladimir Poutine se rendait à Istanbul et les deux présidents relançaient le projet de gazoduc « Turkish Stream », qui permet aux Russes de passer par la Turquie (et de contourner l’Ukraine !) pour vendre du gaz à l’Europe via le sud du continent. En investissant dans Rosneft et dans Novatek, les Qataris comprennent à leur tour qu’ils ne peuvent avoir sérieusement accès au marché européen sans l’aval de Moscou. Une aubaine financière pour le président russe friand de l’argent qatari pour assainir ses finances publiques et réduire le déficit public du pays (même si la dette publique russe n’atteint que 20% du PIB quand la nôtre frôle les 100%…).

    Russie, Iran et Qatar ont 50% du gaz mondial

    Je prends la liberté de citer longuement le Général (2S) Jean-Bernard Pinatel qui résume parfaitement, dans Atlantico, la nouvelle donne géostratégique : « Trois pays – la Russie, l’Iran et le Qatar – possèdent 50% des réserves mondiales de gaz naturel. Les trois sont désormais alliés économiquement et stratégiquement, ce qui marque l’échec de la stratégie de l’Union européenne de diversification de ses sources d’approvisionnement de gaz naturel inspirée et voulue par les Etats-Unis et l’Otan. En effet, la Russie est déjà le premier fournisseur de l’Union européenne avec 40% des importations, qui représentent 20% de la consommation totale de gaz de l’Union européenne. Compte tenu de la hausse de la consommation dans l’Union européenne et de l’épuisement du gisement gazier en Mer du Nord, cette dépendance énergétique de l’UE vis-à-vis de la Russie devrait fortement s’accroître dans les prochaines années. La Commission européenne estimait en effet que, d’ici 2040, 70% des besoins énergétiques de l’UE devraient être assurés par les importations, contre 50% aujourd’hui. Cette dépendance était inacceptable pour les stratèges américains pour lesquels la création d’une Eurasie annoncerait la fin de leur suprématie mondiale et l’arrivée d’un troisième grand acteur sur la scène mondiale qui perturberait leur tête-à-tête d’adversaire-partenaire avec la Chine.Pour les stratèges américains et les atlantistes européens, le Qatar, avec 24300 milliards de m3 de réserves prouvées qui lui assurent 154 ans de production au rythme actuel, était la solution. A condition toutefois de construire un gazoduc, car la liquéfaction et le transport en bateau via le détroit d’Ormuz et le canal de Suez rendaient le gaz qatari non concurrentiel avec le gaz russe. Selon des informations du journal libanais Al-Akhbar publiées en 2012, les Qataris avaient établi un plan, approuvé par l’administration Obama et l’UE visant à construire un gazoduc vers l’Europe via la Syrie. Ce gazoduc terrestre aurait traversé l’Arabie Saoudite, puis la Jordanie, en évitant l’Irak pour arriver à Homs en Syrie, d’où il aurait bifurqué dans trois directions : Lattaquié sur la côte syrienne, Tripoli au nord du Liban, et une troisième branche via la Turquie vers l’Europe. Mais Bachar El-Assad refusait d’autoriser ce transit ».

    J’avais moi-même publié un article dans la Revue des Affaires sur les enjeux énergétiques de la Guerre de Syrie. Ce que j’entrevoyais commence de se réaliser et nous voyons les prémisses d’une politique énergétique moyen-orientale directement pilotée par Moscou. Alors qu’avant 2011, deux projets de gazoducs entraient en concurrence – un “tracé chiite” permettant d’exporter le gaz iranien via la Syrie et un “gazoduc sunnite” permettant d’exporter le gaz qatari via la Turquie – la Russie a joué un jeu à la fois ferme (via ses Soukhoï…) et souple (en ne fermant pas la voie d’une influence sunnite dans une future Syrie fédérale) de sorte à devenir le pivot central et l’honest broker du Levant pour que le gaz tant iranien que qatari transite vers l’Europe sans déposséder Moscou via le futur gazoduc russo-turc Turkish Stream, la Syrie marquant dans ce périple gazier une étape essentielle.

    La Russie, acteur de coordination et de médiation

    Quid de la suite ? Tandis que la Guerre de Syrie commence de se stabiliser avec une zone chiite formée par la Syrie utile et une percée vers l’Est à Deir Ezzor, une zone sunnite et une zone kurde servant de levier à l’influence croisée américano-russe, des compromis politiques pourraient être trouvés peu à peu à Astana où les véritables négociations de paix devraient supplanter celles de Genève sur le fond du dossier. Dans le même temps, une coordination des différents acteurs régionaux (Iran, Turquie, Qatar, Arabie Saoudite) se matérialise sous les auspices de la Russie qui négocie parallèlement son action à un niveau supérieur de gouvernance avec les Etats-Unis, eux-mêmes désireux de conserver leur « leadership from behind » – en matière de non-interventionnisme, Trump pourrait paradoxalement agir en continuité avec la politique de B. Obama -, et avec la Chine qui, elle, devrait jouer à l’avenir un rôle essentiel au Moyen-Orient via son projet de « Nouvelle route de la Soie ». Un projet pharaonique qui constitue l’armature de ce que je nommerais le « pivot vers l’Ouest » chinois en miroir du « pivot vers l’Est » américain.

    Caroline Galacteros
    polémologue

    Le blog de Caroline Galacteros.

  • Chevènement - Sorel : mener un combat résolu pour continuer la France

     

    Par Alexandre Devecchio 

    C'est un entretien remarquablement intéressant que Malika Sorel et Jean-Pierre Chevènement ont donné au Figaro [16.12]. Pour le nouveau patron de la Fondation de l'islam de France, l'islam politique est d'abord le révélateur du malaise français. Pour l'ancienne ingénieur de l'École polytechnique d'Alger, il s'agit de la menace prioritaire à laquelle la République est confrontée. Chez l'un comme chez l'autre, il y a une authentique visée patriotique, un vrai souci politique, au sens de Boutang, de très justes analyses et sans-doute aussi quelques illusions. Chevènement est de nouveau engagé dans une action d'origine gouvernementale. Malika Sorel est libre de ses jugements. Nous ne commenterons pas davantage. Simplement, nous avons jugé utile de proposer aux lecteurs de Lafautearousseau, familiers des sujets traités, de lire cet entretien. Il émane en tout cas de deux personnalités évidemment patriotes.   LFAR

     

    LE FIGARO. - Jean-Pierre Chevènement, votre dernier livre s'intitule Un défi de civilisation. N'y a-t-il pas davantage lieu de croire à un choc des civilisations ?

    Jean-Pierre CHEVÈNEMENT. -L'idée d'un choc des civilisations a été développée par l'essayiste américain Samuel Huntington en 1994. Celui-ci ne souhaite nullement ce choc mais il en perçoit le risque dans l'univers de la globalisation marqué par l'effondrement des grandes idéologies. Sa définition des différents « blocs de civilisation » (occidental, orthodoxe, confucéen, etc.) est contestable. Même la « civilisation musulmane » est loin d'être homogène : il y a une mosaïque de l'islam traversée par plusieurs courants et différentes écoles. L'échec de la Nahda (la Réforme) n'est pas définitif. L'humanité reste composée de nations et la nation, à mes yeux, reste encore un concept plus opératoire que celui de « bloc de civilisation ».

    Cela dit, l'hypothèse de Huntington, qui apparaissait lointaine en 1994, s'est considérablement rapprochée depuis. L'idée de choc des civilisations a été portée aux États-Unis par les intellectuels néoconservateurs qui, dès la fin des années 1990, ont théorisé l'idée d'un « nouveau siècle américain » fondée sur l'exportation de la démocratie par la force des armes. Ce courant serait resté complètement marginal sans les attentats du 11 Septembre et la réponse totalement inappropriée qu'y a apportée George Bush Jr. Celui-ci a envahi l'Irak, a détruit son État et créé les conditions de l'émergence de Daech. De l'autre côté, le fondamentalisme religieux s'est affirmé. 1979 est l'année charnière. En Iran avec Khomeyni, en Arabie saoudite avec l'occupation des Lieux saints par des extrémistes wahhabites, et en Afghanistan avec l'invasion soviétique et l'organisation d'un premier djihad armant les moudjahidins afghans. De là naîtra après la guerre du Golfe la nébuleuse Al-Qaïda. De part et d'autre, des groupes très minoritaires, au départ, ont ainsi entraîné le Moyen-Orient dans un chaos sans fin. Pour moi, le défi de civilisation n'oppose pas le monde musulman et le monde occidental. Il interpelle et traverse aussi bien l'Occident que l'Orient. Il faut rappeler que les Irakiens, les Afghans ou les Algériens ont payé le plus lourd tribut au terrorisme djihadiste. Il faut offrir un horizon de progrès à des peuples qui ont perdu leurs repères, qui ont l'impression d'aller dans le mur. C'est vrai aussi du peuple français. Il faut ouvrir des voies de réussite et d'élévation économique, sociale, morale, spirituelle. Tel est le défi de notre époque.

    Malika SOREL. - Je partage l'idée que la guerre en Irak a été une faute historique. Cependant, ce conflit à l'intérieur du monde arabo-musulman, mais aussi entre le monde arabo-musulman et l'Europe du fait des flux migratoires, a des racines beaucoup plus lointaines. Les soubresauts avaient commencé bien avant. Ils sont cycliques et s'inscrivent dans le temps long. Dès les années 1920, les Frères musulmans sont revenus en force en Égypte en faisant appel à une dimension de l'inconscient collectif dans les sociétés arabo-musulmanes : l'aspiration au retour d'un grand califat qui est associé à la nostalgie d'une époque glorieuse. Il ne faut pas nier l'influence souterraine des islamistes. Influence qui a débouché notamment sur la guerre civile en Algérie dans les années 1990.

    L'idée de choc des civilisations et celle de défi de civilisation ne sont pas incompatibles. Dès 2003, Hubert Védrine lançait un appel : « Plutôt que de nous offusquer de cette théorie du choc des civilisations, trouvons les moyens d'en sortir. Il ajoutait, et ce sont ses mots, que « ce choc a commencé il y a longtemps, qu'il se poursuit sous nos yeux et qu'il peut s'aggraver. (…) Que les racines du choc Islam-Occident plongent profondément dans l’histoire ». D'où un certain nombre de recommandations qu'il formulait pour que l'on puisse en sortir. Le livre de Jean-Pierre Chevènement évoque un défi de civilisation et c'est vrai que nous nous retrouvons, par la faute de nos élites de commandement, confrontés à un défi majeur, celui de la continuité historique de la France et de son peuple. Les principes républicains, qui sont la synthèse des us, coutumes et traditions hérités de l'histoire politique et culturelle des Français, ont été pris comme variables d'ajustement. Chacun des principes qui composent la devise républicaine a été retourné contre la France elle-même.

    L'islam politique est-il la cause première de la décomposition française ou un symptôme parmi d'autres ?

    M.S.- De nombreux éléments ont favorisé cette décomposition française. C'est donc une erreur d'analyse, ou presque, que de tout mettre sur le dos de la globalisation qui a simplement joué le rôle d'accélérateur, vu que cette globalisation a abattu les frontières et érigé en dogme la libre circulation des biens, des flux financiers et des personnes. À présent que le résultat s'étale sous nos yeux, on comprend bien que cela a servi les intérêts des tenants d'un libéralisme devenu fou. Cette libre circulation a également servi les intérêts de tous ceux qui souhaitaient fondre les peuples européens afin qu'ils n'en forment plus qu'un, et que puisse enfin s'établir à sa tête un gouvernement unique. Les nations constituaient l'obstacle majeur à ce projet. C'est pourquoi elles ont été méthodiquement dessaisies de la plupart des leviers de leur souveraineté, comme le développe très bien Jean-Pierre Chevènement dans son ouvrage. L'immigration de cultures extra-européennes a constitué, malgré elle, un merveilleux outil aux mains des apprentis sorciers européens.

    J.-P. C. - La crise des élites françaises a ses racines lointaines dans la Première Guerre mondiale dont la France est sortie affaiblie par la mort d'un million cinq cent mille jeunes gens, avec trois millions d'invalides et de blessés, des centaines de milliers de veuves et d'orphelins. Dans un essai intitulé Mesure de la France paru en 1922, Drieu la Rochelle écrit : « Qu’elle est devenue petite ma patrie ! Elle croit avoir gagné la guerre, mais en réalité cette guerre n'est pas celle qui nous opposait aux Allemands dans les tranchés de L'Argonne, c'était d'abord la guerre pour l'hégémonie mondiale entre l'Empire britannique et le Second Reich allemand. ». Nos élites dans l'entre-deux-guerres ne voulaient plus de nouvelle guerre avec l'Allemagne. La droite et la gauche étaient également gangrenées par le pacifisme. La France a perdu confiance en elle-même. Là est l'origine du grand effondrement de 1940. Ainsi comme le décrit Marc Bloch, dans L'Étrange Défaite, nos généraux parlaient-ils déjà de capitulation quinze jours à peine après la percée de Sedan. Nous vivons aujourd'hui une réplique de cette étrange défaite. Les raisons de la crise de confiance de la France en elle-même sont à chercher beaucoup plus loin dans le passé que ne le fait Malika Sorel. Elles ne remontent pas qu'au regroupement familial dans les années 1970 coïncidant avec la montée du chômage. La France en 1974 ne se voit déjà plus que comme «1 % de la population mondiale ».

    Dans le débat qui oppose les tenants de l'intégration et ceux de l'assimilation, où vous situez-vous ?

    J.-P. C. - Le mot d'assimilation figure dans le Code civil. Je préfère cependant le mot d'intégration à la communauté nationale. Celle-ci suppose la maîtrise des codes sociaux qui permet l'exercice des libertés dans la République. Bien sûr, les étrangers qui acquièrent la nationalité française ont le droit de conserver leur quant-à-soi. Ils peuvent parler leur langue à la maison, bien que cela ne soit pas forcément souhaitable. J'entends encore Robert Badinter m'expliquer que son père interdisait le russe dans la famille parce que ce n'était pas la meilleure manière de s'intégrer à la France. La France a toujours accepté des apports extérieurs, mais à condition qu'ils préservent sa personnalité qui, elle, doit demeurer. Il y a incontestablement des formes de communautarisme agressives. La République ne peut pas accepter que des petites filles soient voilées à l'âge de 6 ou 7 ans. Nos élites ont négligé les conséquences qu'allait avoir un chômage de masse dans des quartiers où ont été concentrées des populations d'origine étrangère. La politique de rénovation urbaine telle qu'elle a été impulsée par Jean-Louis Borloo et Nicolas Sarkozy a certes modifié le visage de beaucoup de quartiers. Mais il ne suffit pas d'agir sur le béton. Il faut agir aussi sur ce qu'il y a dans les têtes. C'est la mission de l'École. La concentration des élèves dans certaines zones et le fait qu'ils ne maîtrisent pas le français dès les petites classes rendent très difficile leur progression ultérieure. Là sont les principales racines de l'échec scolaire, dès l'école primaire.

    M.S. - La politique de la ville a surtout consisté en un ravalement de façade. Or, le défi de l'intégration est d'ordre culturel et non économique. D'après les chiffres de l'Uclat, 67 % des jeunes candidats au djihad sont issus des classes moyennes, 17 % sont même issus de catégories socioprofessionnelles supérieures. Comment continuer à penser que c'est une question de moyens et qu'il faut donner davantage ! Ce discours est un piège pour les enfants de l'immigration. Il nourrit leur ressentiment contre la société d'accueil. La langue pratiquée au sein des familles a un rôle dans l'acceptation ou le refus d'intégration. Lorsque j'ai vécu mes dix premières années en France, j'ai vécu à l'heure française. Mes parents s'astreignaient à parler français, malgré leurs difficultés, y compris à la maison. J'ai appris que j'étais d'origine arabe lorsque je suis allée pour la première fois en Algérie. En France, mes parents m'ont laissée me nourrir au lait de la République. Ce n'est plus le cas aujourd'hui à cause de l'explosion des flux migratoires et de l'évolution vers le multiculturalisme ainsi que vers une forme d'indifférence et de relativisme. L'assimilation ne se décrète pas. Il faut respecter la décision des personnes et aussi en tenir compte. C'est d'ailleurs ce que le Code civil prévoit, puisque « nul ne peut être naturalisé s'il ne justifie de son assimilation à la communauté française ». C'est la condition pour pouvoir maintenir un corps politique. Sans cela, la nation est appelée à s'effondrer.

    Quelle est la ligne de crête pour éviter l'embrasement du pays ?

    J.-P. C. - Ce que nous avons devant nous est un combat résolu pour continuer la France. C'est difficile, mais j'ai des raisons de ne pas être trop pessimiste. Même après soixante-dix ans de paix, alors que le patriotisme semblait s'être effacé, il connaît aujourd'hui un regain manifeste. On sent que la société française tient à ses valeurs et à leur perpétuation. La France va au-devant de secousses depuis longtemps prévisibles, mais elle peut en tirer le meilleur et pas seulement le pire. Le civisme se manifestera à tous les niveaux, y compris et peut-être d'abord chez les Français de culture musulmane. Si nous prenons la population d'origine maghrébine, une moitié se trouve assez bien intégrée, l'autre très insuffisamment. Il faut bien sûr être vigilant, mais ne nourrissons pas un pessimisme systématique. Il y a sept cents djihadistes français en Syrie, et il est légitime de redouter leur retour. Mais il faut mettre en regard de ce chiffre les dix mille soldats de tradition musulmane qui servent aujourd'hui dans l'armée française. Partout je vois émerger chez nos concitoyens de tradition musulmane des élites républicaines. C'est cela qu'il faut encourager. Il y a quatre à cinq millions de musulmans en France, pour la plupart de nationalité française. Il faut en faire des citoyens ! Je crois à la puissance de la société d'accueil dès lors qu'elle s'aime assez pour devenir attractive pour les autres. Quels que soient les réticences et les rejets, elle finira par s'exercer. Pour cela, il faut revenir aux sources de la République. Malika Sorel, elle-même, apporte un vivant démenti aux prophètes d'un malheur inéluctable.

    M.S. - J'estime pour ma part que la situation est extrêmement grave et qu'on ne pourra pas s'en sortir en se contentant de dire que la majorité s'intègre, ni en s'en tenant à des considérations d'optimisme ou de pessimisme. Dès 1981, Georges Marchais souhaitait « stopper l'immigration officielle et clandestine ». Il faut à tout le moins considérablement réduire les entrées. C'est la première des mesures à adopter. De même, pour ne pas perdre définitivement la main sur la formation des futurs citoyens, il nous faut empêcher la libéralisation de nos écoles. Il nous faut aussi créer les conditions du renouvellement des élites, car notre système politique est bloqué et cela fait peser de lourdes menaces sur notre démocratie. Il est fondamental de supprimer la Commission européenne pour la remplacer par un gouvernement des chefs d'État et de gouvernement, car il nous faut, peu à peu, réactiver le principe de subsidiarité qui nous permettra de faire revenir en France des leviers de notre souveraineté perdue. Mais rien de tout cela ne sera possible si nous ne trouvons pas le moyen d'imposer que soit respectée «la libre communication des pensées et des opinions » qui est « un des droits les plus précieux de l’homme », comme le stipule la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. C'est un enjeu décisif, car c'est lui qui permettra enfin aux Français de ne plus avoir peur d'exprimer ce qu'ils sont. 

    1630167502.jpg

    Alexandre Devecchio

  • Passionnant entretien de Péroncel-Hugoz dans le mensuel islamo-gauchiste marocain Din wa Dunia (Religion & Monde)

     

    « L'Etat est par définition un monstre froid, seule peut l'humaniser une famille royale digne. »

    JEAN-PIERRE PÉRONCEL-HUGOZ Journaliste, écrivain et essayiste de renom, membre de la Société des rédacteurs du journal Le Monde et ancien correspondant du célèbre quotidien français en Egypte, en Algérie et au Liban, Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, 77 ans, partage aujourd'hui sa vie entre la France et le Maroc. Ce grand connaisseur du monde arabo-musulman et du Maroc est l'auteur de nombreux essais sur les pays du Sud et a édité quelques 70 ouvrages d'auteurs tiers autour notamment de l'histoire de France et des anciennes colonies européennes. Rencontre avec une encyclopédie vivante.

    PROPOS RECUEILLIS PAR JAOUAD MDIDECHDÎN WA DUNIA N°21-22 • AOÛT-SEPTEMBRE 2017

    Untitled_Page_2 - Copie.jpgDepuis Le Radeau de Mahomet, paru en 1983, et jusqu'à présent, dans vos écrits, on ressent une certaine peur de l'Islam, comme d'ailleurs chez d'autres intellectuels occidentaux. Cette religion est-elle si dangereuse que cela ?

    D'abord, permettez-moi de préciser qu'à mon sens, l'Islam n'est pas seulement une religion mais aussi une idéologie, un droit, une vision du monde, une façon de vivre, en somme un tout difficile à scinder. Par ailleurs si, depuis un quart de siècle, la grande majorité des attentats meurtriers commis à travers la planète étaient le fait, par exemple, de bouddhistes ou d'esquimaux, même si tous les membres de ces catégories n'étaient pas des terroristes, les gens auraient tous plus ou moins peur des Esquimaux ou des Bouddhistes... La peur est une réaction spontanée qui ne se commande pas. On peut seulement la nier et c'est ce que font bon nombre d'élites occidentales au nom du « pas d'Islamalgame ! », mais la méfiance demeure au fond d'eux-mêmes contre l'ensemble de l'Oumma. Certains Européens, qui n'osent parler que de « terrorisme », sans le définir, doivent avoir honte de leur pusillanimité quand ils entendent l'écrivain algérien Boualem Sansal fulminer contre les « djihadistes » ou le roi du Maroc, dans son discours du 20 août 2016, dénier la qualité même de musulmans aux auteurs de crimes anti-chrétiens, en France ou ailleurs.

    En dehors des tueries, une autre raison nourrit de longue date craintes et doutes à l'égard de l'Islam : c'est le sort discriminatoire que celui-ci réserve en général aux non-mahométans, même reconnus comme « Gens du Livre », à l'instar des chrétiens d'Orient. Pour les chrétiens du Maroc, cette dhimmitude, car c'est de ce statut inférieur qu'il s'agit, n'existe pas dans la mesure où ces chrétiens ne sont pas autochtones, ont le statut d'étrangers et seraient sans doute défendus, si besoin était, par leurs pays d'origine. Néanmoins, tout chrétien, croyant ou pas, qui veut, en terre islamique, Maroc inclus, épouser une musulmane, est obligé de se convertir d'abord à l'Islam ! Imaginez qu'une telle contrainte existe dans un Etat chrétien, et aussitôt on défilerait un peu partout contre cet Etat qu'on accuserait d'être « anti-musulman ».

    Pourtant vous travaillez au Maroc. L'Islam marocain vous fait-il moins peur ?

    En effet, je travaille au Maroc depuis plus de 10 ans, et auparavant j'y vins pour des dizaines de reportages sous le règne de Hassan II. Je me sens davantage en sécurité ici qu'en France, où la police est plus laxiste. Ce fut un peu la même situation dans d'autres nations mahométanes, comme l'Egypte, où j'ai longtemps travaillé pour Le Monde. L'art de vivre, l'hygiène de vie des Arabo-turco-persans me conviennent mieux que l'american way of life. Leur confiance en Dieu, leur optimisme foncier, leur patience dans l'adversité m'impressionnent ; étant en outre originaire d'un continent où règnent aujourd'hui l'incroyance et la confusion des genres, j'apprécie les sociétés où demeure en vigueur la loi naturelle, c'est-à-dire tout simplement que les hommes y sont des hommes et les femmes des femmes. Last but not least, les sociétés musulmanes, contrairement aux sociétés occidentales, continuent d'honorer les notions de décence et de pudeur — Lhya, hchouma, âoura —, valeurs auxquelles je reste attaché. Ce contexte m'a permis de vivre jusqu'ici en harmonie parmi des musulmans. Du moment qu'on admet l'existence d'Orientaux occidentalisés, il faut reconnaître qu'il y a également des Occidentaux orientalisés, qui ne sont pas toujours islamisés pour autant. Je peux très bien comprendre, cependant, que la jeune convertie russe, Isabelle Eberhardt (1)jadis, se soit bien sentie « dans l'ombre chaude de l'Islam » ...

    Cependant, il existe une haute civilisation musulmane, avec ses grands hommes. Et de tout temps, il y a eu du fondamentalisme, même au sein des deux autres religions monothéistes, non ?

    boumédienne-hassan ii.jpgMême mes pires détracteurs, je crois, reconnaissent que je n'ai cessé, tout au long de mes reportages et de mes livres, de décrire les réussites historiques des cultures islamiques, de l'Indus au Sénégal via le Nil ou la Moulouya, sans m'interdire pour autant de critiquer ce qui me paraissait devoir l'être car, selon le mot de Beaumarchais, « sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur ». Hélas, cette civilisation musulmane a peu à peu décliné jusqu'à ne plus vivre que de ses souvenirs ; et si elle est en train de renaître à présent, je crains que ce ne soit sous une forme politico-religieuse radicale qui a déjà commis de nombreux dégâts...Quant aux autres « fondamentalismes », ils font bien pâle figure de nos jours, sauf peut-être, il est vrai, sous forme d'interventions militaires euro-américaines en pays d'Islam. Et c'est d'ailleurs pour cela que, tel le philosophe français indépendant Michel Onfray, j'ai toujours été hostile aux expéditions occidentales, notamment françaises, à l'étranger, sauf ponctuellement lorsqu'il s'agit uniquement de sauver nos ressortissants. La comparaison entre les attentats islamistes aveugles et nos bombardements anti-djihadistes qui tuent également des civils au Levant, en Libye ou en Afrique noire, n'est pas du tout infondée. Il faut laisser les Musulmans vider entre eux leurs querelles, tout en leur proposant évidemment nos bons offices diplomatiques.

    Estimez-vous qu'aucune cohabitation n'est possible entre Islam et laïcité française ? La démocratie en Europe est-elle si fragile ?

    Cette « cohabitation », d'ailleurs pas toujours harmonieuse, existe de facto et certains Etats européens ont fourni de grands efforts pour donner de la place aux musulmans venus s'installer chez eux. Deux des principales villes d'Europe, Londres et Rotterdam, ont des maires musulmans. En France, la liste est longue des musulmans occupant ou ayant occupé des positions de premier plan dans maints domaines : le benjamin du premier gouvernement de la présidence Macron est un jeune Marocain spécialiste du numérique ; l'acteur le plus populaire en France, et le mieux rémunéré, est aussi marocain. Le principal prix littéraire parisien est allé deux fois à des Marocains, etc. Quand on pense qu'en Egypte, le plus brillant diplomate du monde arabe au 20e  siècle, Boutros Boutros-Ghali, n'a jamais pu être ministre des Affaires étrangères à part entière, à cause de sa qualité de chrétien indigène ! Quant à la fameuse démocratie, dont Churchill disait qu'elle est « le pire des systèmes, à l'exception de tous les autres », je me demande si beaucoup de musulmans ont envie de la voir s'installer en Islam, du moins sous sa forme européenne actuelle. Car il faut avoir à l'esprit que la démocratie signifie la primauté des lois conçues par les hommes sur la loi divine, à laquelle l'immense majorité des croyants mahométans paraissent prioritairement attachés. Au Maroc par exemple, tout le monde sait que le peuple n'a aucune considération pour les politiciens et pour la plupart des partis politiques, et bien des Marocains ne craignent pas de dire qu'il vaudrait mieux augmenter les pouvoirs de Sa Majesté chérifienne plutôt que de les diminuer.

    Vous êtes un monarchiste invétéré : la royauté apporterait-elle, à votre avis, plus de sécurité, de liberté, de bonheur que la république ?

    Je suis royaliste comme on respire, à la fois de conviction, de tradition et de raison, mais je le suis pour .la France, comme le furent Lyautey ou De Gaulle. Car pour les autres nations cela n'est pas mon affaire, même si j'aime à voir fonctionner la monarchie exécutive marocaine de manière tellement plus efficace, plus moderne et en même temps plus authentique que la république algérienne voisine, où je fus correspondant du Monde sous la dictature militaire de Houari Boumédiène (2). L'Etat est, par définition, un « monstre froid ». Seule peut l'humaniser une famille royale, incarnant la pérennité nationale, et à condition, bien sûr, que cette famille soit digne. Sous le monarque marocain actuel, l'affection populaire qui s'élève vers lui semble parfois, du moins pour les observateurs occidentaux, franchir la limite du rationnel. Mohamed VI, en effet, malgré ses efforts et sa bonne volonté, n'a pas encore réussi à régler les deux principaux problèmes qui se posent au Maroc depuis des décennies : les karyane ou bidonvilles d'une part ; l'imbroglio saharien, d'autre part, dû surtout, il est vrai, à la jalousie de l'Algérie pour les progrès d'un Maroc pourtant moins riche qu'elle.

    Au sujet du match République-Royauté, feu l'opposant marxiste à Hassan II, Abraham Serfaty, répondait que « l'Histoire avait prouvé la supériorité des républiques ». Eh bien non justement, car, comme disait Lénine « les faits sont têtus », et le 20e siècle, sans remonter plus loin, a vu les plus grands crimes contre les peuples, être le fait, comme par hasard, de deux républiques, celle d'Hitler et celle de Staline...

    Existe-t-il, selon vous, un point faible pouvant expliquer, du moins en partie, les problématiques liées actuellement à l'Islam ?

    J'ai parfois l'impression que nombre de musulmans, adossés à leur certitude coranique d'être « la meilleure des communautés » et à leur dogme égocentrique selon lequel seuls les fidèles de Mahomet pourront entrer au Paradis, se trouvent ainsi dispensés d'être soumis à la critique ou à l'autocritique. En 1987, je rencontrai en France un opposant alors quasi inconnu au régime tunisien, le docteur Moncef Marzouki, qui me séduisit par l'audace critique d'un texte intitulé Arabes si vous parliez ... Je le publiai et ce fut un succès à Paris, Bruxelles ou Genève. Ce livre est une charge puissante et argumentée, par un Arabe contre les Arabes, trop enclins à trouver ailleurs que chez eux, par exemple chez les anciens colonisateurs européens, des responsables à leurs maux contemporains. En 2011, par un retournement politique inattendu, Si Moncef devint le chef de l'Etat tunisien. En accord avec lui, je décidai de republier sans y changer un mot Arabes si vous parliez..., à Casablanca cette fois-ci. Ce texte, qui repose sur l'idée que « l’autocritique est l'autre nom de la maturité », fut cette fois un échec éditorial, surtout en Tunisie... Disons quand même, à la décharge des musulmans, que les menaces des djihadistes contre ceux des « vrais croyants » qui seraient tentés par l'autocritique, peuvent expliquer les silences actuels de l'Oumm (3). En juin 1992, au Caire, Farag Foda, musulman modéré et éminent acteur de la société civile (4), osa réprouver publiquement les traitements discriminatoires dont sont traditionnellement victimes les Coptes, chrétiens autochtones. Très vite, Foda fut abattu devant son domicile par un commando djihadiste (5), après avoir été qualifié, rien que ça, d’ « ennemi de l'Islam », simplement pour avoir pointé une situation scandaleuse, mais que personne, parmi les musulmans de l'époque, n'avait jusqu'alors osé dénoncer en public.

    « Un seul juste dans le pèlerinage rachète tout le pèlerinage ! » Est-ce que ce hadith prêté jadis à Mahomet peut s'appliquer à Marzouki ou à Foda ? C'est à leurs coreligionnaires de répondre. Et d'agir. Sinon, les gens d'Al Qaïda, de Boko Haram et de Daech risquent de s'imposer un peu partout...  

     

    1. Ecrivaine suisse (de parents d'origine russe et devenue française par mariage avec Slimane Ehni) née en 1877 et installée en Algérie à partir de 1897, où elle vécut au milieu de la population musulmane. Ses récits de la société algérienne au temps de la colonisation française seront publiés après sa mort, survenue le 21 octobre 1904 durant la crue d'un oued à Aïn Sefra (nord-ouest de l'Algérie).

    2. Houari Boumédiène (1932-1978) : chef de l'État-major général de l'Armée de libération nationale de 1959 à 1962, puis ministre de la défense de Ben Bella, il devient président du Conseil de la Révolution (et chef de l'État) le 20 juin 1965 suite à un coup d'Etat, et président de la république algérienne du 10 décembre 1976 jusqu'à son décès le 27 décembre 1978. Aucune opposition politique n'était autorisée sous son règne, Boumédiène cumulait les fonctions de président, premier ministre, ministre de la Défense et président du FLN, alors parti unique.

    3. Oumma, du mot arabe « oum », mère, la communauté universelle des musulmans.

    4. Farag Foda (1946-1992) : professeur d'agronomie, il était également écrivain, journaliste et militait en faveur des droits humains et de la sécularisation de l'Egypte.

    5. L'assassinat, perpétré le 8 juin 1992, a été revendiqué par le groupe salafiste Gamaa al-Islamiya, en référence à la fatwa d'al-Azhar du 3 juin de la même année, accusant Farag Foda d'être un ennemi de l'islam. Huit des treize accusés sont acquittés et d'autres relâchés en 2012 sur ordre du président Mohamed Morsi.

  • Malika Sorel : « Nos élites mettent en péril un édifice de plus de mille ans »

     

    Par Alexandre Devecchio           

    Après le meurtre revendiqué par Daech d'un policier et de son épouse dans leur maison de Magnanville, Malika Sorel remonte aux sources de la décomposition française. Nos hommes politiques ont méprisé l'Histoire, explique-t-elle, mais celle-ci s'est invitée à leur table [Figarovox 17.06] ... Il en résulte une puissante et lucide analyse critique des hommes, des politiques et de l'idéologie du Système. Contre lequel le sentiment des peuples européens se dresse aujourd'hui toujours davantage.   LFAR

     

    2917551200.jpgSon dernier livre, Décomposition française. Comment en est-on arrivé là ?, vient de se voir décerner le prix littéraire Honneur et Patrie de la Société des membres de la Légion d'honneur. « Honneur » et « patrie », deux mots qui résument parfaitement le parcours de Malika Sorel. Au Haut Conseil de l'intégration comme à travers ses livres, cette patriote incandescente continue de se battre pour empêcher que la France ne se défasse. Lors de son discours de remerciements, elle a longuement cité l'historien et résistant, Marc Bloch : « La France, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J'y suis né, j'ai bu aux sources de sa culture. J'ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux ». Soixante-quinze ans après l'auteur de L' Étrange Défaite, Malika Sorel redoute que la cohésion nationale vole en éclats. Comme son père spirituel, l'essayiste impute la responsabilité de cette profonde crise existentielle aux élites. Nos dirigeants politiques ne croient plus en la France et c'est le peuple qui paye le prix de ce renoncement.

    Depuis un an, sur fond de tensions culturelles, la France vit au rythme des attentats. Dernier en date, le meurtre, revendiqué par l'État islamique, d'un policier et de sa compagne dans leur maison des Yvelines. Est-ce le symptôme de ce que vous appelez la décomposition française ?

    MALIKA SOREL - Au fondement de la citoyenneté existe un principe de transcendance par le politique. La République avait su maintenir ce fil qui s'élève au-dessus de chaque citoyen et assure ainsi la cohésion de l'ensemble. Ce lien a été défait. Depuis près de quarante ans, l'État a œuvré, de manière directe ou indirecte, à scinder la France en groupes, en communautés. D'un État garant de la cohésion nationale, nous sommes passés à un État qui parle « diversité », « minorités », « communauté musulmane », « banlieues », « territoires de la politique de la ville ». L'État n'a eu de cesse de répondre aux revendications des uns et des autres, dressant parfois sans l'avoir souhaité les uns contre les autres. Les principes républicains ont été pris comme variables d'ajustement, nous entraînant ainsi vers une décomposition assurée. Qui sème le vent récolte la tempête.

    Il aura fallu bien peu de temps à nos élites de commandement pour mettre en péril un édifice que les rois de France et les républiques avaient mis plus de mille ans à bâtir. La cohésion nationale menace désormais de voler en éclats. Nul ne peut prévoir quel sera l'événement déclencheur. Les hommes ont méprisé les leçons de l'Histoire, et comme chaque fois que cela se produit, la voici qui s'invite à table. Il est urgent de retisser le lien de confiance entre le peuple et le politique. Cela ne se pourra tant que les politiques persisteront à refuser de mener les réformes de fond qui s'imposent.

    Comment en est-on arrivé là ?

    La défense de la France n'a pas toujours servi de boussole. Pire, la France s'est parfois trouvée indirectement désignée comme cible. Ce n'est pas autrement qu'il convient d'analyser les campagnes, y compris de la part d'institutions de la République, qui instruisent depuis le début des années 80 un procès à charge contre les Français, accusés d'être des racistes prompts à discriminer les personnes d'origine étrangère. Ce long procès a semé les graines d'un ressentiment dont notre société n'a pas fini de payer le prix. Il convient également d'évoquer l'évolution des programmes scolaires, dont une des conséquences est d'avoir porté atteinte à la transmission d'un héritage culturel partie intégrante de l'identité des Français. Citons la diminution au fil du temps des heures allouées à l'enseignement de la langue française, ou encore la modification d'un certain nombre d'enseignements au prétexte d'adapter notre société à l'évolution du monde. C'est ainsi que nos élèves peuvent se retrouver soumis au feu d'un intense matraquage idéologique dans des domaines tels que l'histoire, la mondialisation et les migrations internationales, l'esclavage et la colonisation présentés le plus souvent comme du fait des seuls Occidentaux - le reste étant plutôt occulté -, le développement durable. Durable, le mot magique ! Tout doit devenir durable, sauf la patrie qui est sommée de s'effacer. Cela concourt à ce que les jeunes générations se construisent une image dépréciée de la France.

    Le peuple n'a-t-il pas lui aussi une part de responsabilité ?

    Bien sûr ! Mais il existe une hiérarchie dans les responsabilités. C'est au politique qu'incombe la mission de veiller sur le maintien de la cohésion nationale, en un mot sur la paix civile. Même si les individus de notre époque pensent, pour beaucoup, tout savoir - c'est l'une des conséquences de l'égalitarisme -, ils ne détiennent pas toutes les informations utiles à la décision et à l'anticipation. Les politiques et la haute administration, si ! La responsabilité des citoyens réside dans le fait qu'ils ont trop longtemps privilégié la politique de l'autruche et, de ce fait, ceux des hommes et femmes politiques qui leur vendaient des chimères. Ils ont balayé les très rares qui leur tenaient un langage de vérité et de responsabilité. Le système politique est verrouillé de l'intérieur par les personnels en place qui cooptent leurs clones, et de l'extérieur par le peuple lui-même.

    Lorsqu'elle leur déplaît, les citoyens des démocraties rechignent à regarder la réalité en face. Comme l'avait prophétisé Alexis de Tocqueville, ils évitent tout ce, et tous ceux, qui pourrait gâcher leurs menus plaisirs. Aussi, tant qu'ils ne sont pas touchés dans leur propre vie, ils préfèrent verser dans le relativisme, voire le déni. Dans nos sociétés devenues individualistes, l'individu tend à primer sur la communauté des citoyens, chacun oubliant que les idéaux dont il tire profit ne peuvent perdurer sans l'engagement quotidien de tous à les porter et à les protéger. Chassez le réel, il revient au galop.

    Depuis les attentats de janvier et de novembre 2015, n'assiste-t-on pas malgré tout à une renaissance du patriotisme dans notre pays ?

    Nous assistons à la renaissance de l'expression du patriotisme qui a longtemps été muselé, en raison des suspicions qui pesaient sur lui depuis la Seconde Guerre mondiale. La présence du Front national, propulsé sur le devant de la scène par François Mitterrand comme l'avait rappelé Roland Dumas, a ensuite servi d'arme de dissuasion. Tout ce que touchait ce parti devenait aussitôt intouchable et infréquentable. Ainsi en a-t-il été du drapeau et de La Marseillaise. Ce n'est que depuis les attentats que les Français ont pu se les réapproprier sans risquer l'opprobre. Souvenez-vous : en 2007, la candidate à l'élection présidentielle Ségolène Royal après avoir fait entonner l'hymne national lors d'un meeting et formulé le souhait que les Français aient « chez eux le drapeau tricolore », avait précisé que cela marquait « une étape historique pour la gauche ». Edifiant !

    Avec les attentats, les Français ont réalisé qu'ils formaient les parties d'un tout, qu'ils appartenaient au même corps, et que c'est leur identité qui était visée. Malgré le matraquage auquel ils sont soumis depuis des décennies, malgré un projet d'Union européenne, qui s'est transformé en machine à broyer les nations considérées comme des obstacles à une intégration plus poussée, le peuple est là, toujours vivant. L'inconscient collectif a resurgi pour guider les Français. Il n'y a là rien d'étonnant puisqu'une grande part de l'identité se transmet au travers des gestes de la vie courante.

    Le continent européen, dans son ensemble, n'a pas connu de trouble majeur depuis la dernière guerre mondiale. C'est pourquoi les citoyens se sont assoupis. Ils ont fini par croire que la paix allait de soi. A présent qu'ils la sentent menacée partout en Europe, ils resserrent les rangs.

    Une serveuse musulmane a été giflée à Nice parce qu'elle servait de l'alcool durant le ramadan. Comme en témoigne cette affaire, les musulmans sont parmi les premières cibles des islamistes. Pourtant, beaucoup hésitent à condamner ces derniers. Comment l'expliquez-vous ?

    Contrairement à ce qui a été répandu en France, les premières cibles n'ont pas été les musulmans, mais des non-musulmans. Il n'est qu'à lire des ouvrages tels que Les Territoires perdus de la République (2002), d'Emmanuel Brenner, ou encore Banlieue de la République (2012), de Gilles Kepel, pour comprendre pourquoi certains quartiers ont été désertés. Dans ce dernier, on lit par exemple le témoignage de Murielle, ancienne militante communiste : « On ne se sent même plus chez nous. On se sent très gênés […] C'est grave.» Nul n'évoque jamais la souffrance de tous ceux qui se sont résignés à quitter des lieux dans lesquels ils avaient passé une partie de leur vie. Le sentiment d'exil sur ses propres terres est bien plus traumatisant que l'exil en terre étrangère. Il n'est qu'à lire les témoignages de dissidents des régimes totalitaires du XXe siècle pour en saisir la mesure.

    De même, la souffrance est vive chez ceux de l'immigration extra-européenne qui ont rejoint l'Europe pour ce qu'elle était, une terre de liberté, et qui sentent à présent cette liberté se dérober sous leurs pieds. Plus l'Etat se révèle faible et montre son impuissance, plus les personnes issues de l'immigration extra-européenne se trouvent dans l'obligation de sacrifier la République face à leur groupe d'origine, dont les pressions vont croissant avec la poursuite de l'immigration. Ces personnes n'ont guère d'autre choix. Les flux migratoires, par leur importance, ont créé les conditions de la formation de répliques des sociétés d'origine sur les terres d'accueil. C'est un phénomène tout à fait naturel et spontané, vrai pour toutes les diasporas, sans arrière-pensée de nuire. Il n'en demeure pas moins que les frictions naissent sitôt que les fondamentaux culturels, qui se traduisent au quotidien en codes de savoir-être et de vivre-ensemble, rencontrent des points d'incompatibilité. Dans le cas qui nous concerne ici, ils sont loin d'être mineurs puisqu'ils touchent à des principes du pacte social et moral qui lie les Français entre eux, comme le respect de l'existence d'une liberté individuelle, donc du droit de choisir sa vie privée ; l'égalité hommes-femmes ; la laïcité, qui est étrangère aux sociétés d'origine, comme l'avait écrit en juin 2003 l'islamologue Mohammed Ibn-Guadi dans une tribune au Figaro, où il exposait que « l'islam a toujours été politique ».

    Les êtres humains ne se résument pas à de simples machines. En migrant, ils emportent avec eux leur système de principes et de valeurs, leur regard sur les autres et le monde. Et c'est humain ! Ce qui est arrivé à Nice, ou à Orlando - même s'il n'y a aucune commune mesure - est une illustration du fait que l'intégration se joue sur le registre de l'identité et non sur les questions d'ordre matériel. Dans un cas comme dans l'autre, c'est l'existence d'une liberté individuelle et d'un libre arbitre qui sont perçus comme invivables et qui peuvent déclencher un torrent de haine et de violence. Respecter les règles de la démocratie exige un lourd apprentissage. Il est préoccupant de voir à quel point cette donnée a été négligée par les élites des terres d'accueil.

    C'est pourquoi, aussi bien la décision d'Angela Merkel d'accueillir massivement des réfugiés en provenance de terres qui n'ont pas vécu les mêmes pages d'histoire culturelle et politique, et ne possèdent pas de ce fait les codes du vivre-ensemble des sociétés européennes, que les prises de position récurrentes du pape François, qui ne cesse de venir fustiger un prétendu égoïsme des Européens et de les exhorter à accueillir davantage de migrants, sont profondément choquantes. Elles témoignent d'un piètre niveau de sensibilité à ce qui advient : une situation dramatique pour tous, migrants et descendants d'immigrés compris. Si l'erreur est humaine, persévérer est diabolique.

    Doit-on craindre un scénario à la Houellebecq ?

    Aujourd'hui, tout comme en Algérie dans les années 90, le passage à l'action est encouragé par la perspective d'une victoire qui n'est plus de l'ordre de l'impossible, d'autant que les rouages de l'Etat et des partis politiques ont d'ores et déjà été investis, de même que des personnalités politiques de tout premier plan.

    Votre livre, Décomposition française. Comment en est-on arrivé là ?, s'est vu décerner mercredi 8 juin le prix littéraire « Honneur et Patrie » de la Société des membres de la Légion d'honneur. Lors de votre discours de remerciements, vous avez cité Victor Hugo : « Tôt ou tard, la patrie submergée flotte à la surface et reparaît. » Malgré la noirceur de votre constat, vous conservez l'espoir. Pourquoi ?

    Les Français aiment la France même s'ils se sont fait une spécialité de la dénigrer, produit d'un certain snobisme qui s'est répandu dans la société. A présent qu'ils ont compris que leur destin était intimement lié au sien, et qu'ils ne lui survivraient pas en tant que peuple, ils vont s'attacher à réparer l'injustice qu'ils ont commise à son égard. C'est donc un engagement pour la justice, et la justice finit toujours par triompher. Victor Hugo le dit : « le vol d'un peuple ne se prescrit pas », et « on ne démarque pas une nation comme un mouchoir ». Les exemples abondent dans l'Histoire qui viennent attester de la justesse de son propos.  

    Alexandre Devecchio

    XVM06d8637a-324c-11e6-928e-978607cc1354-200x300.jpg

     
  • Bioéthique : La France confrontée à une culture de mort (18), par François Schwerer

    Le sénat va connaître dans les jours à venir le projet de loi de bioéthique. Notre ami François Schwerer nous a adressé - avec un message de sympathie - l'ensemble des textes qu'il été amené à écrire sur cette question.

    Cet ensemble constitue une véritable somme, aussi bien par son importance que par son intérêt.

    Nous en avons commencé la publication le vendredi 10 janvier, et nous la poursuivrons du lundi au vendredi inclus, comme nous l'avons fait, par exemple, pour l'étude de Pierre Debray, Une politique pour l'an 2000.

    Et, pour suivre et retrouver ces textes plus commodément, nous regrouperons la totalité de cette étude, vu son importance, dans une nouvelle Catégorie : François Schwerer - Bioéthique : culture de mort : vous pourrez donc retrouver donc l'ensemble de cette chronique en cliquant sur le lien suivant :

    François Schwerer - Bioéthique : culture de mort...

    Voici le plan de l'étude (hors Annexes et textes divers, qui viendront ensuite); nous le redonnons chaque jour, afin que le lecteur puisse correctement "situer" sa lecture dans cet ensemble :

     

    1. Les étapes de la décadence
    • Un processus téléologique

    1/. « Qui n’avance pas recule »

    2/. De la pilule à la GPA : l’asservissement des femmes

    3/. La révolte des femmes et les mouvements féministes

    4/. Le transhumanisme, stade ultime de la destruction

    • La stratégie progressiste

    1/. La campagne médiatique préalable

    2/. La modification de la loi

    3/. Le recours à une novlangue

    4/. Le discrédit de l’adversaire

    5/. La politique des petits pas

    6/. Le viol de la conscience des enfants

    1. « Pour une nouvelle croisade »

    A - Une faible résistance

    1/. Des hommes politiques sans conviction

    2/. Des manifestations apparemment inefficaces

    3/. Un refus de mettre en danger son propre confort

    4/. Un faux respect de l’apparente liberté d’autrui

    5/. Si le Seigneur ne bâtit pas, c’est en vain que s’agitent les bâtisseurs

    B – Un combat dont l’enjeu dépasse le fonctionnement de la vie sociale

    1/. Il est plus facile de descendre une pente que de la remonter

    2/. Un combat ayant une dimension eschatologique

    Schwerer.jpg2/. Un combat ayant une dimension eschatologique

     

    Les progrès des sciences – et non de la science – et les succès techniques ont conduit l’homme à une sorte d’ivresse. Il se croit désormais tout-puissant. S’il ne maîtrise pas encore la totalité de la vie, ce n’est, pense-t-il, qu’une question de temps. Un jour viendra où les connaissances accumulées, comme par hasard, lui permettront de satisfaire tous ses désirs. Parce qu’il croit pouvoir être en mesure de tout maîtriser, l’homme technicien en arrive à refuser toute vulnérabilité, pour lui comme pour les autres. Il est devenu lui-même le centre de tout, le but final de son propre développement et, de ce fait, il a oublié tous les autres hommes.

    En devenant lui-même le centre de ses préoccupations, l’homme porte atteinte à la vie en société, surtout en système démocratique, libéral et individualiste. En effet, dans la mesure où il est devenu pour soi la référence unique, tout débat politique dégénère inéluctablement en combat pour « sa » vérité. Chacun finit par penser qu’il lutte pour le bien et contre le mal. Or, comme l’a confié Natacha Polony à Figarovox, « le mal, on ne transige pas avec, on l’éradique ». Dans ce système, le gouvernement n’est que celui des partis et non celui du pays. La poursuite de l’intérêt partisan s’est substituée à la recherche du bien commun.

    Dans un système libéral, individualiste et matérialiste, l’homme a perdu le sens profond du spirituel et confond tous les plans car, en particulier, l’individualisme conduit à faire triompher le subjectivisme sur l’objectivité. Le père Stalla-Bourdillon en faisait le constat pour Figarovox : « Le pouvoir spirituel n’est pas un « pouvoir », c’est un conseil chargé d’éclairer les personnes, en vue de choix de conscience, libre et raisonnable.  Le pouvoir temporel doit seulement administrer les choses ». Hélas, depuis quelques décennies, il s’est produit une inquiétante confusion : « l’autorité temporelle se prend pour l’autorité spirituelle, un « sacré séculier ». Ainsi ce qui devrait rester conseil devient une injonction et l’administration masque son impuissance en faisant la morale au peuple ». Or, ajoute-t-il avec raison, « Rien n’est plus dangereux que de vouloir sacraliser le pouvoir ».

    L’homme qui se veut tout-puissant ne regarde plus que lui-même. Toutes ses facultés sont asservies à cette fin suprême. La parole n’est plus le moyen d’entrer en relation les uns avec les autres ; elle est devenue un simple outil permettant d’asseoir sa puissance et d’asservir les autres à des tâches matérielles grandioses (une tour qui pénètre les cieux et une unique ville aux dimensions planétaires) comme au temps de Babel. Les outils modernes de communication ne sont d’ailleurs pas vendus pour aider à servir les autres mais pour parler de soi et se mettre en valeur… et les « selfies » permettent aux Narcisses d’aujourd’hui de se contempler en tout temps et tout lieu.

    Hélas, cette toute-puissance ne permet pas d’étancher la soif d’infini et le besoin de relation qui gisent au fond du cœur de tout homme. Le triomphe de la culture technocratique s’accompagne inéluctablement d’une insatisfaction permanente. C’est ainsi que, dans les écoles et les universités le chahut bon enfant de potaches heureux a laissé la place à la contestation agressive d’une masses aux composantes esseulées ; dans la rue le monôme joyeux a été supplanté par la manifestation de véritables troupeaux angoissés et bêlants. Dans le même temps, le « conservatisme démocratique » qu’avait analysé Maurras a été remplacé par l’« alternance démocratique » vantée par tous les « partis de gouvernement ».

    En fait, cette connaissance autocentrée est venue brouiller la pensée. Si tout homme est devenu en soi le centre de tout, tous les hommes se valent ; et s’il n’existe aucune autre valeur que celle qu’il se donne à lui-même alors chaque homme se trouve ravalé au rang de simple individu matériel et égoïste dont les idées ne sont ni plus ni moins pertinentes que celles de l’individu voisin, ce qui engendre un relativisme désespérant. Les notions de bien et de mal sont devenues relatives. Comme le dénonçait saint Jean-Paul II en 1995, « C'est au plus intime de la conscience morale que s'accomplit l'éclipse du sens de Dieu et du sens de l'homme, avec toutes ses nombreuses et funestes conséquences sur la vie. C'est avant tout la conscience de chaque personne qui est en cause, car dans son unité intérieure et avec son caractère unique, elle se trouve seule face à Dieu. Mais, en un sens, la « conscience morale » de la société est également en cause: elle est en quelque sorte responsable, non seulement parce qu'elle tolère ou favorise des comportements contraires à la vie, mais aussi parce qu'elle alimente la « culture de mort », allant jusqu'à créer et affermir de véritables « structures de péché » contre la vie. La conscience morale, individuelle et sociale, est aujourd'hui exposée, ne serait-ce qu'à cause de l'influence envahissante de nombreux moyens de communication sociale, à un danger très grave et mortel, celui de la confusion entre le bien et le mal en ce qui concerne justement le droit fondamental à la vie. Une grande partie de la société actuelle se montre tristement semblable à l'humanité que Paul décrit dans la Lettre aux Romains. Elle est faite d'« hommes qui tiennent la vérité captive dans l'injustice » (Ro I, 18) : ayant renié Dieu et croyant pouvoir construire sans lui la cité terrestre, « ils ont perdu le sens dans leurs raisonnements », de sorte que « leur cœur inintelligent s'est enténébré » (Ro I, 21) ; « dans leur prétention à la sagesse, ils sont devenus fous » (Ro I, 22), ils sont devenus les auteurs d'actions dignes de mort et, « non seulement ils les font, mais ils approuvent encore ceux qui les commettent » (Ro I, 32). Quand la conscience, cet œil lumineux de l'âme (cf. Mt VI, 22-23), appelle « bien le mal et mal le bien » (Is V, 20), elle prend le chemin de la dégénérescence la plus inquiétante et de la cécité morale la plus ténébreuse » (1). La forte saveur du fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal a fait perdre jusqu’au goût de la solidarité entre tous, ce qui a contribué à faire pourrir le fruit de l’arbre de la Vie.

    (1) : Evangelium vitae n° 24. 

    L’individu voit ainsi son horizon se réduire à la poursuite d’un « accomplissement » qu’il ne recherche plus que dans la singularité, la matérialité et l’immédiateté et qui, de ce fait, conservera toujours un goût d’inachevé. Placé au centre et au-dessus de tout, l’homme se veut maître ; maître de lui-même comme de l’univers. Mais sans but, il n’est en fait que l’esclave de ses désirs. Et, dans cette soif d’un pouvoir toujours plus absolu, l’homme en vient à ne plus vouloir ni servir ni obéir.

    Ayant commencé à maîtriser les biens matériels à sa disposition comme les mouvements de sa pensée, l’homme en vient à vouloir maîtriser la vie, de son commencement (manipulations génétiques) à sa fin (euthanasie) et passant par le droit même de faire vivre (avortement) et celui de procréer (PMA/GPA). La technique est reine. Tout semble possible ; mais, en même temps, l’homme a perdu le sens de son action et ne sait même plus qu’il est un être.

    Si les chrétiens de France ne veulent pas perdre leur âme, il leur faut réagir, sachant que plus ils attendront plus cela sera douloureux. La question est de savoir comment ils doivent s’y prendre alors que les hommes (et femmes !) politiques, les journalistes et les « financier-e-s » s’accordent pour promouvoir cette société autant libertaire que liberticide… irriguée par l’argent.

    Parmi les moyens à employer, le pape Léon XIII avait imaginé que les catholiques de France se rallient à la République afin d’avoir des chances d’être élus et de participer ainsi au pouvoir de législation. Il s’agissait de faire voter des lois qui respectent les droits de Dieu.

    Dans son encyclique « Au milieu des sollicitudes » du 20 février 1892, il commençait par ce diagnostic qui est, plus que jamais, d’actualité : « En pénétrant à fond, à l’heure présente encore, la portée du vaste complot que certains hommes ont formé d’anéantir en France le christianisme, et l’animosité qu’ils mettent à poursuivre la réalisation de leur dessein, foulant aux pieds les plus élémentaires notions de liberté et de justice pour le sentiment de la majorité de la nation, et de respect pour les droits inaliénables de l’Église catholique, comment ne serions-Nous pas saisi d’une vive douleur ? Et quand Nous voyons se révéler, l’une après l’autre, les conséquences funestes de ces coupables attaques qui conspirent à la ruine des mœurs, de la religion et même des intérêts politiques sagement compris, comment exprimer les amertumes qui Nous inondent et les appréhensions qui nous assiègent ? »

    Face à une telle situation, le pape ne désespérait pas car il avait une haute estime pour le peuple de France. « Nous Nous sentons grandement consolé, lorsque Nous voyons ce même peuple français redoubler, pour le Saint-Siège, d’affection et de zèle, à mesure qu’il le voit plus délaissé, Nous devrions dire plus combattu sur la terre ».

    Afin, ensuite, de préciser l’enjeu de ses conseils, avant de passer à la solution qu’il préconisait, il rappelait quelques points fondamentaux relatifs à toute société civile. « Avant tout, prenons comme point de départ une vérité notoire, souscrite par tout homme de bon sens et hautement proclamée par l’histoire de tous les peuples, à savoir que la religion, et la religion seule, peut créer le lien social (1); que seule elle suffit à maintenir sur de solides fondements la paix d’une nation. Quand diverses familles, sans renoncer aux droits et aux devoirs de la société domestique, s’unissent sous l’inspiration de la nature, pour se constituer membres d’une autre famille plus vaste, appelée la société civile, leur but n’est pas seulement d’y trouver le moyen de pourvoir à leur bien-être matériel, mais surtout d’y puiser le bienfait de leur perfectionnement moral. Autrement la société s’élèverait peu au-dessus d’une agrégation d’êtres sans raison, dont toute la vie est dans la satisfaction des instincts sensuels. Il y a plus : sans ce perfectionnement moral, difficilement on démontrerait que la société civile, loin de devenir pour l’homme, en tant qu’homme, un avantage, ne tournerait pas à son détriment ». Et, il insistait alors sur un point : devant le danger aussi grand que constitue ce refus de Dieu, tous les hommes doivent faire taire leurs différences.

    Il expliquait ensuite pour quelle raison, il proposait alors aux Français de ne pas remettre en cause la forme de gouvernement du moment. Ce qui compte ce n’est pas la forme de l’organisation sociale ni qui détient le pouvoir, mais l’usage qui est fait de ce pouvoir. Un bon gouvernement peut faire de mauvaises lois ; un mauvais gouvernement, disait-il, peut faire de bonnes lois. « La législation est l’œuvre des hommes investis du pouvoir et qui, de fait, gouvernent la nation. D’où il résulte qu’en pratique la qualité des lois dépend plus de la qualité de ces hommes que de la forme du pouvoir (2). Ces lois seront donc bonnes ou mauvaises, selon que les législateurs auront l’esprit imbu de bons ou de mauvais principes et se laisseront diriger, ou par la prudence politique, ou par la passion ».

    (1) : La religion, et non la religiosité. Autrement dit, si la religion seule peut créer le lien social, elle ne peut le faire qu’au sein d’une communauté dont les membres partagent la même foi. Une masse d’individus qui ne partagent pas la même foi finit par se disloquer à moins qu’un groupe (une communauté) n’en vienne à soumettre les autres.

    (2) : L’erreur fondamentale du pape fut de ne pas envisager que certaine forme du pouvoir peut pervertir les hommes qui l’exercent.

    Au cas où les chrétiens n’auraient pas compris le but proposé par le pape, celui-ci était conscient du fait qu’un jour il ne leur resterait plus d’autre solution que le martyre.

    Un examen des luttes passées permet d’entrevoir les sacrifices auxquels il faudra consentir si l’on veut sauver une France chrétienne. Avec l’engourdissement actuel, ces sacrifices seront à la fois épuisants et douloureux. Ils le seront d’autant plus que les chrétiens doivent toujours tenir compte du fait que tous les moyens ne sont pas bons. Ils ne peuvent donc pas être tous utilisés, même pour servir une bonne et juste cause.

    Si l’on veut avoir une chance d’être entendu, il faut que chacun ait la volonté d’aller jusqu’au bout et soit personnellement prêt à en payer le prix. Peut-on qualifier de résistant celui qui serait paralysé par l’idée d’être mal jugé par l’envahisseur ou ses thuriféraires, ou qui craindrait de recevoir un mauvais coup ? Si un gouvernement fait de mauvaises lois, il faut être prêt à assumer la responsabilité de le changer.

    Comme l’’explique Jean des Graviers dans son ouvrage sur le « Droit canonique », « l’Etat a pour fin d’assurer le bien commun de ses membres, en leur garantissant la jouissance pacifique de leurs droits et en leur procurant des moyens de réaliser leur bonheur terrestre ». Puis il ajoute très clairement : « la philosophie catholique n’est pas dualiste ; le corps n’est pas un étranger pour l’âme. L’Eglise ne se réserve pas l’âme pour laisser le corps à l’Etat. L’Etat aussi a charge d’âmes, et il doit protéger la pensée et la liberté de l’âme ; l’Etat s’occupe du composé humain tout entier, corps et âme. Mais au point de vue de la destinée terrestre de la personne ». Un Etat qui ferait donc de mauvaises lois au risque de tuer l’âme de ses citoyens, ne serait qu’une « structure de péché », comme l’expliquait saint Jean-Paul II.

    Le pape Léon XIII lui-même, toujours dans la même encyclique sur le Ralliement à la République, « Au milieu des sollicitudes », n’affirmait-il pas : «  Dès que l’État refuse de donner à Dieu ce qui est à Dieu, il refuse, par une conséquence nécessaire, de donner aux citoyens ce à quoi ils ont droit comme hommes ; car, qu’on le veuille ou non, les vrais droits de l’homme naissent précisément de ses devoirs envers Dieu. D’où il suit que l’État, en manquant, sous ce rapport, le but principal de son institution, aboutit en réalité à se renier lui-même et à démentir ce qui est la raison de sa propre existence » ? Dès lors un tel gouvernement perd toute légitimité ; il n’a même plus le droit de se prétendre tel. Il n’est plus qu’une « bande de brigands », pour reprendre l’expression de saint Augustin.

    Il en résulte que, si ce sont les institutions qui génèrent nécessairement ces mauvaises lois au point de dénaturer jusqu’à leur fonction étatique, il faut avoir la force morale de les changer, sans provoquer pour autant cet autre mal absolu qu’est le désordre

  • L’émeute comme tactique, par Philippe Germain.

    La prétendance du duc de Guise, Jean III de Jure, mérite toute notre attention car ce Prince timide, qu’on disait ne pas être préparé et ne pas croire à la restauration monarchique s’est paradoxalement singularisé stratégiquement. D’abord par la nature originale de sa prétendance et ensuite par son adhésion au modèle novateur du «  recours  ».

    ​D’abord le président du conseil Aristide Briand, conscient que, fin 1925, la IIIeme république était fragilisée et l’A.F. au sommet de sa combativité, chercha sans succès à amener Guise à ne pas faire acte de prétendant. Mieux, dès son exil en Belgique, Jean III ne retint pas l’option d’une prétendance d’affirmation du principe impliquant l’inaction pure et simple. Il fut frappant de constater que Jean III acceptait son rôle de prétendant sérieusement afin de préparer l’installation de son fils Henri sur le trône de France. Implicitement, suivant la terminologie de l’historien des droites Bertrand Joly, Jean III s’orientait vers l’option de l’aventure, celle de l’aventure capétienne. Ainsi, cela expliqua son agacement de ne pas voir l’Action française aux ordres et de mal tolérer de la voir incarner le royalisme depuis 1914, même consécutivement au choix d’une prétendance «  d’attitude  » (affirmation du principe !) par Philippe VIII. 

    philippe germain.jpgDès 1929, Jean III titre le prince Henri comte de Paris et suite au refus de Georges Valois, amène au manoir d’Anjou Charles Benoist, un précepteur stratège arrivant avec le projet d’une «  restauration rénovatrice  ». En alternative au modèle anglais du Monk préconisé par Maurras, Benoist propose à la famille de France, le mécanisme espagnol de restauration d’Alphonse XII (1874), réalisée par Canovas del Castillo. Benoist l’adapte à la France sur la ligne «  anarchie ou monarchie  »  ; cette dernière étant la dictature naturelle instaurable à l’occasion d’une situation paroxystique du pays. Ce mécanisme du recours comprend trois phases  : 

    – Avant  : Avoir une doctrine et un personnel de gouvernement-administration ou une organisation partisane totalement dévouée. 

    – Pendant  : Etre accepté de l’opinion et être prêt à saisir toutes les occasions sans paraître hésiter. – Après  : Etre assez clément pour permettre les ralliements. Par dessus tout «  il faut que le prince veuille fortement  » et se comporte en machiavélien.

    ​Pour la nécessaire doctrine que le choix de ce modèle impose, Jean III s’appuie sur celle du néo-royalisme, mais fait occuper par le Dauphin le terrain délaissé par l’orthodoxie maurrassienne  : celui des questions sociales et de la question religieuse. Pour cela Henri bénéficie de l’allégeance des dissidents comme Jacques Valdour sur le corporatisme et Jean de Fabrègues pour les maurrassiens-spiritualistes (suivant l’expression de Bruno Goyet).

    ​Pour constituer un personnel de gouvernement, Jean III utilise les réseaux mondains, comme celui de la reine Amélie du Portugal. Leurs salons sont le conservatoire des mœurs du passé mais surtout un lieu politique de fusion des élites. Dans ces salons féminins, se rencontrent sénateurs, députés, politiciens, intellectuels, préfet de police et représentants des nouvelles ligues. Le point d’articulation de cette politique par les femmes, à travers la séduction mondaine, est la duchesse de Guise. L’experte politique de Jean III rabat des talents issus des réseaux académiques et du parlement  : 22 députés et sénateurs monarchistes ou tièdement républicains mais aussi droite autoritaire, droite catholique et avec un certain succès le centre, composé de notables troublés par le Cartel de gauche. 

    ​La phase «  Pendant  » du modèle espagnol suppose un Dauphin accepté par l’opinion. D’où la recherche d’une presse touchant un public plus large que l’A.F.  Patronnant l’Association professionnelle de la presse monarchique et catholique des départements, Jean III réactive les anciens Comités royalistes et les charge de la propagande auprès des journaux conservateurs. Il cherche l’appui du Figaro de François Coty où signe Georges Bernanos. Il soutient La Prospérité nationale des dissidents corporatistes de l’A.F. Le Dauphin lui, s’intéresse aux revues de la Jeune Droite (RéactionLa revue du siècle, Latinité, Cahiers d’Occident) pour préparer Questions du jour, son propre organe. Cependant, la plus grosse opération d’image de marque est en 1931, le grandiose mariage du Dauphin à Palerme, où les Orléans sont accueillis par le régime mussolinien. La ferveur du millier de militants d’A.F  invités par Jean III, a réactivé son espoir d’une organisation partisane totalement dévouée, pour la phase «  avant  » de sa stratégie espagnole. 

    ​Coté Action française, l’empilage des crises Valois, Rome et dissidence des cadres, a inauguré une nouvelle période. Plus question désormais, d’un mouvement organisé en vue d’un coup d’état. Pour l’État-major, l’imminence de la prise de pouvoir, disparaît au profit d’un prophétisme pessimiste. Cette misère stratégique est pourtant masquée par l’intelligence de Maurras dont les idées vraies possèdent un surprenant pouvoir d’attraction. D’où le miracle renouvelé d’un mouvement de surface se reconstituant, à chaque génération, en dépit des coups terribles l’accablant et même de ses fautes. Comment  ? Comme toujours, l’État-major s’appuie sur la fougue et l’imagination de l’organisation étudiante pour redresser l’image de marque de l’A.F.  Souvent Maurice Pujo est à la manœuvre avec une méthode éprouvée. D’abord on attend la rentrée universitaire parisienne pour structurer les étudiants arrivés de province, par la vente du journal, les collages et les conférences de l’Institut d’Action Française. Ensuite Pujo identifie le fait d’actualité et le monte en épingle dans le journal afin que les étudiants exploitent «  le coup  » dans la rue avant la période des examens. Chahuts et manifestations sont suscités et entraînés par le journal qui oriente l’activité militante. • Hiver 1930-1931 c’est d’abord la campagne contre le ministère Steeg où les Camelots inventent la première interdiction de film en intimidant les gérants des cinémas qui passent un appel du président du Conseil. Puis ils emboîtent sur une pièce allemande et tous les soirs organisent des chahuts obligeant le préfet de Police Chiappe a décider son interdiction.  • Hiver 1931-1932, lors du congrès du Désarmement international, les Camelots font l’actualité, en jonction avec les Croix de Feu. La police ne peut les empêcher d’interdire le meeting, ce qui fait grand bruit dans la presse et pendant quelques mois, la rue appartient aux royalistes. • Hiver 1932-1933, la dette de guerre envers les États-Unis arrive à échéance et au cri de «  Pas un sou pour l’Amérique  !  », étudiants et camelots organisent des manifestations permettant à Georges Calzant de masser une foule autour d’une Chambre des députés protégée par 6.000 policiers, mais qui rejette le paiement à l’Amérique. • Ainsi, en trois hivers, par son activisme, l’A.F.  a refait une nouvelle génération de garçons des faubourgs et du Quartier Latin. Ils sont prêts lorsque le 24 décembre 1933 leur quotidien est le premier à annoncer une arrestation à Bayonne puis, le 29, que l’Affaire Stavisky menace de prendre de grosses proportions et surtout le 3 janvier où Pujo publie deux lettres compromettantes du ministre Dalimier. Tout est prêt pour les émeutes étudiantes d’hiver 33-34 mais cette fois-ci la clé se trouve au Manoir d’Anjou chez le prétendant.

    ​Le 5 janvier 1934, Jean III convoque d’urgence, l’Etat-major de l’Action française qui découvre stupéfait, une Maison de France ayant élaboré sa propre stratégie. Elle repose sur l’analyse de la conjoncture politique et sociale mené par le Prince Henri convaincu de l’exploitation du pays réel par les habiles du pays légal constitués en une nouvelle féodalité d’argent, de plus en plus concentrée (aujourd’hui on parle d’oligarchie). Depuis janvier 1933, les classes moyennes du pays réel, structurées dans les organisations d’anciens combattants et de contribuables,  en prennent conscience et se rebiffent par un antiparlementarisme très virulent. Pour le Dauphin la IIIeme République agonise à force de ministère renversés, de surenchères fiscales, de scandales financiers et de corruptions parlementaires. Nul doute pour Jean III et lui, la France traverse l’une des crises les plus sérieuses de son histoire et à tout moment la République peut basculer. L’affaire Stavisky naissante permet à l’A.F. dont les troupes ont régné en maître dans la rue depuis trois années, de la tenir pour renverser le régime. Pour cela elle doit s’allier avec les ligues nationalistes et groupements d’anciens combattants.  Un Comité d’union nationale, intégrant les paysans, les commerçants, les contribuables et les conseillers municipaux de Paris sera crée pour spontanément recourir au Prince qui répondra alors, non à l’appel d’un parti royaliste mais à celui des forces représentatives du Pays réel. Maurras, Pujo et l’amiral Schwerer sont stupéfaits de ce scénario très concret du modèle espagnol. Effectivement les revendications étudiantes mettent le Quartier Latin en état de siège sous la houlette des étudiants d’AF. Effectivement, la Ligue des Contribuables prône la grève de l’impôt, avec ses 700.000 adhérents derrière Marcel Large qui les a déjà fait marcher avec les camelots sur le parlement jusqu’à des affrontements très sérieux. Effectivement, les 30.000 petits paysans  regroupés derrière Dorgères, ancien étudiant royaliste de Rennes, se rebellent au cri de «  Haut les fourches  » contre l’État républicain, peu respectueux des structures traditionnelles. Effectivement, les anciens combattants se regroupent contre la réduction de leurs pensions. Ils sont 900.000 à l’Union Nationale des Combattants dont le président Georges Lebecq développe un rejet de la démocratie tandis que les Croix de Feu rassemblent 30.000 combattants «  de l’avant  »  derrière le colonel François de la Roque dont deux frères conseillent le Dauphin. Pourtant assure Maurras, jamais les responsables de ces groupements n’accepteront de «  marcher  » pour le roi et seul reste valable son modèle du Monck. Impossible pourtant à l’État-major  d’A.F sans stratégie, de refuser le scénario du «  recours  » des Princes. Pujo accepte donc, sans conviction, de le déployer avec tout le savoir faire tactique du mouvement.

    ​Bientôt socialistes et communistes vont brandir l’épouvantail d’un complot fasciste imaginaire mais en revanche il faut bien nommer «  conspiration à ciel ouvert  »  la longue préparation royaliste du climat prérévolutionnaire, tout au long de janvier 34, par une succession de bagarres de plus en plus rudes, qui commenceront au Quartier Latin pour se rapprocher du Palais Bourbon, à mesure que le nombre de combattants augmentent. Si l’ambiance de ce janvier royaliste est particulièrement bien décrite par un des meneurs étudiants Henry Charbonneau dans ses mémoires et dans celles du collégien Jean-Louis Foncine, on peut suivre le détail des opérations tactiques chez l’américain Eugen Weber. De son coté, l’historien Jean-François Sirinelli s’est attaché à comprendre pourquoi l’A.F. s’est dès son origine décidée de faire du quartier latin son terrain d’action privilégié  ? Comment le contrôle-t-elle  ? Et, surtout, comment peut-elle parvenir, avec un but précis et à un moment donné, à le porter à incandescence  ? Finalement de cette conspiration royaliste de janvier 1934 on doit retenir• Que les manifestations commencent dès le retour du manoir d’Anjou.• Elles ont pour objectif la chute du Gouvernement Chautemps.• Elles se déroulent presque tous les jours sous le commandement de Pujo.• Elles entraînent individuellement les militants des ligues nationalistes.• Du stade des manifestations on passe à celui des émeutes. • Les manifestants descendent non «  contre  » Stavisky mais «  pour  » l ‘A.F.• Le 27 janvier la manifestation, d’une grande violence, est finalement arrêtée devant le Palais-Bourbon et Chautemps donne sa démission. C’est la première fois dans l’histoire de la

    IIIeme République qu’une majorité capitule et son gouvernement abandonne le pouvoir sous le menace de la rue. L’État-major d’A.F. prenant la mesure des succès tactique de Pujo, envisage alors sérieusement la possibilité de renversement du régime. Ainsi Jean III avait vu juste…

    ​Après Janvier 34, le mois de la conspiration royaliste, s’ouvre  la révolte des honnêtes gens de février 34. De fait, la tactique d’alliance du scénario de la Maison de France n’est absolument pas jouable car devant le succès de l’A.F. , les dirigeants des ligues (Taittinger et La Rocque) estimant une restauration possible reprennent  leurs militants en mains pour éviter d’aider au «  service du roi  ». C’est pourquoi, Mangin mort, Lyautey réticent de longue date au «  coup  » et Franchet d’Esperey de santé instable, Maxime Réal del Sarte est chargé de retourner le préfet de police Chiappe – compréhensif vis à vis de l’A.F. – pour en faire le Monk du modèle maurrassien. Pendant plusieurs jours les tractations sont menées par l’intermédiaire d’Horace de Carbuccia le directeur du journal Gringoire. Au départ réceptif, Chiappe, rencontre Réal del Sarte mais décline car le nouveau Président du conseil semble vouloir le garder en poste. Pourtant Daladier révoque Chiappe le 3 février, provoquant ainsi la colère des honnêtes gens, en fait les anciens combattants et des ligues nationalistes. De là s’explique la grande émeute du 6 février, ses 15 morts et 50 blessés graves ou l’A.F. tente vaille que vaille de jouer le scénario du recours. Réal del Sarte est devant l’Hôtel de Ville avec une formation de camelots placé discrètement sur le quai voisin, car il sait que les Jeunesse Patriotes envisagent la proclamation d’un Gouvernement avec les Conseillers municipaux. Rien ne se passe et il est blessé en tentant d’entraîner les conseillers vers le Palais Bourbon tandis que Georges Gaudy lance un assaut avec l’Association Marius Plateau pour entraîner les anciens combattants. Daudet lui, revient du Manoir d’Anjou ou il a demandé au Dauphin de prendre la tête de l’émeute, mais Henri sait que La Rocque s’oppose et juge que son père Jean III n’est pas assez accepté de l’opinion ni perçu comme prêt à saisir toutes les occasions. Il refuse après avoir hésité. Maurras est à l’imprimerie, son poste de combat  ; le même que celui de Lénine en 1917. Il faut le reconnaître tout ceci est réalisé  à «  l’arrache  » avec des responsables de ligues qui censés être des alliés jouent finalement «  à contre  ».

    ​Février 34 sera la grande peur de la gauche et entrera dans la mythologie d’Action française, même s’il a mis en évidence que bonne tacticienne, elle s’est révélée mauvaise stratège car se reposant sur Maurras incarnant certes l’intelligence mais sans les qualité du chef nécessaire à l’aventure capétienne attendue par Jean III. De là une déception princière qui dans les années à venir va creuser un fossé en Maurras et la Maison de France.