UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le regard vide, extraits n° 20 et 21.

 

MATTEI.jpg

Il faut être reconnaissants à Jean-François MATTEI, avons-nous dit, d’avoir écrit « Le regard vide - Essai sur l'épuisement de la culture européenne ». Et, en effet, il faut lire et relire ce livre, le méditer, en faire un objet de réflexion et de discussions entre nous. Il dit, un grand nombre de choses tout à fait essentielles sur la crise qui affecte notre civilisation – et, bien-sûr, pas seulement la France – dans ce qu’elle a de plus profond.  

 Ce livre nous paraît tout à fait essentiel, car il serait illusoire et vain de tenter une quelconque restauration du Politique, en France, si la Civilisation qui est la nôtre était condamnée à s’éteindre et si ce que Jean-François MATTEI a justement nommé la barbarie du monde moderne devait l’emporter pour longtemps.

 C’est pourquoi nous publierons, ici, régulièrement, à compter d’aujourd’hui, et pendant un certain temps, différents extraits significatifs de cet ouvrage, dont, on l’aura compris, fût-ce pour le discuter, nous recommandons vivement la lecture.

-extrait n°  20 : page 198.

            « Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même ; c’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité » Saint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, in La foi chrétienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1982.

-extrait n°  21 : pages 223/224/225.

            L’homme creux

            Le sujet autonome de la modernité, qui succède à l’homme intérieur de la tradition, se révèle pour ce qu’il est : un homme creux. Je songe ici à ces hollow men bourrés de paille dont T.S. Eliot chantait la complainte et qui se présentent au poète comme « silhouette sans forme, ombre décolorée, geste sans mouvement, force paralysée » en attendant la fin du monde (1). Ils sont l’illustration de ceux que Nietzsche avait déjà disqualifiés comme les « têtes creuses » et les « pantins » de l’idée moderne (2). On comprend que Charles Taylor, reprenant le titre de l’ouvrage de Freud, Le Malaise dans la culture, ait rédigé en écho Le Malaise de la modernité. Freud voyait dans la clôture narcissique du « moi-plaisir », Lust-Ich, et dans sa haine pour un objet étranger, l’origine du malaise moral et politique qui affectait la culture tout entière et la menaçait de désagrégation. Or, aujourd’hui, « il semble bien établi que nous ne nous sentons pas bien dans notre culture actuelle » (3). Freud n’a pas de peine à établir que l’homme de notre temps, en dépit de ses progrès techniques, ne se sent pas heureux bien qu’il se soit assimilé à Dieu. Si la culture est véritablement édifiée sur le renoncement pulsionnel de la psyché, et si elle exige le sacrifice du désir narcissique au profit d’intérêts étrangers comme l’ordre, la beauté, les créations intellectuelles et les relations humaines, le sujet qui ne peut renoncer à son plaisir échoue à donner un sens à la réalité du monde culturel.

            Charles Taylor met directement en cause, non pas le narcissisme primitif de l’être humain qui est pour Freud illimité, mais le narcissisme culturel de l’individu moderne qui s’est greffé sur le précédent. Le malaise qui affecte les sociétés contemporaines de type occidental se ramène à trois causes principales. La première est cet individualisme exacerbé qui arrache les hommes à l’ordre social, à l’ordre cosmique et à l’ordre religieux pour les couper de leurs « anciens horizons moraux ». Taylor n’hésite pas à se réclamer ici de Tocqueville qui avait discerné le premier, dans l’égalisation démocratique des conditions, le mouvement irrésistible qui rétrécissait la vie des hommes et les enfermait dans la solitude. La deuxième est l’emprise de la raison instrumentale qui, débarrassée d’une raison substantielle ordonnée à des fins, se satisfait des seuls moyens et procédures techniques. La vie sociale et al vie intellectuelle sont désormais régies par une instrumentalité aveugle qui ne connaît, et ne veut connaître, que son fonctionnement immanent. Tout devient instrument ou est instrumentalisé, que ce soit l’homme, la machine ou la société. La troisième cause réside dans l’atomisation des individus qui, en face d’un État bureaucratique et impersonnel, se réfugie dans ses jouissances privées au détriment de son engagement de citoyen. Tocqueville avait imaginé, dans le passage que j’ai déjà cité, les traits nouveaux de ce despotisme de l’égalité et de la ressemblance :

« Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres » (4).

Le texte est bien connu et n’a rien perdu de sa force. Taylor surenchérit et condense les trois malaises de la modernité dans ces trois formules : « la perte du sens », causée par la disparition des horizons moraux ; « l’éclipse des fins », causée par le primat de la raison instrumentale ; « la perte de la liberté », causée par le renoncement à l’engagement dans la cité. Dans les trois cas, ce qui a disparu, c’est le regard transcendantal que l’homme européen ou occidental portait sur son horizon d’existence, sur la fin morale qui éclairait ses choix et sur une liberté qui devait son orientation à la visée d’un bien commun. L’individualisme social est en effet inséparable du subjectivisme moral et du relativisme culturel, c’est-à-dire de la dissociation généralisée de tous les principes sur lesquels s’était édifiée la culture de l’Europe.

(1)     : T.S. Eliot, Les Hommes creux(1925), Poésie, édition bilingue, Paris, Éditions du Seuil, 1976, pages 106-113.

(2)     : F. Nietzsche, Ecce Homo(1888), « Les Considérations inactuelles », 2, trad. H. Albert, Paris, Denoël-Gonthier, 1971, page 95.

(3)     : S. Freud, Le Malaise dans la culture (1929), Paris, PUF, 1995, page 32.

(4)     : A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, IV, VI, page 836.

 

Le regard vide - Essai sur l'épuisement de la culture européenne,de Jean-François Mattéi. Flammarion, 302 pages, 19 euros.

MATTEI 3.jpg

Les commentaires sont fermés.