En ces temps de crise globale -qui bien plus que simplement économique est une crise anthropologique et ontologique- les instances du Pays Légal ont voulu un débat sur l'identité nationale; ce débat a permis - au moins en partie - l'expression des inquiétudes et, parfois, des doutes et du découragement d'un très grand nombre de nos concitoyens, à propos justement de cette identité nationale.
Hilaire de Crémiers a quelque chose à dire à tous ceux qui doutent ou qui sont dans l'angoisse. Il le fait dans un texte fort, qu'il est bon de lire et dont il est bon de méditer la leçon :
Naissance d’une nation : Clovis et les principes fondateurs de l’identité française.
Cet article a été publié dans Renaissance Catholique
(http://www.renaissancecatholique.org/)
Dans une ample vision de notre Histoire, avec le recul que lui donne le survol des siècles, Hilaire de Crémiers redonne le sens profond de l'aventure de Clovis, dont il situe bien le caractère éminemment politique -au sens fort et noble du terme- et ouvre à ces sentiments d'espérance qu'évoquait Jacques Bainville, lorsqu'il écrivait "Pour des renaissances, il est encore de la foi..."
On écoutera la version orale, si l'on peut dire, de ce Grand Texte en cliquant sur le lien ci-après, qui restitue le discours prononcé par Hilaire de Crémiers aux Baux de Provence, lors du Rassemblement Royaliste de 1996 :
http://vimeo.com/11860504
“Spes unica rerum, Arverne”. “Arverne, unique espoir de l’ordre du monde” ! Arverne, c’est-à-dire Auvergnat, autrement dit Gaulois.
“Unique espoir du monde” ! Nous sommes en l’an 455. La dynastie Théodosio-valentinienne vient de finir avec le meurtre de Valentinien III dans le stupre et dans le sang. Encore un empereur assassiné ! Et non sans motifs. Les Barbares, installés dans l’Empire sous le titre de fédérés, en prennent à leur aise avec les traités d’alliance, les fœdera, qui les lient en principe à la puissance impériale. Ils se constituent en royaumes indépendants dans les provinces des Gaules, notamment les Wisigoths en Aquitaine, les Burgondes en Sapaudie, entre le Rhône et les Alpes. Ils profitent de la moindre occasion pour s’étendre. Et puis voilà que Genséric, à la tête de ses Vandales qui conquièrent et ravagent la Méditerranée et ses pourtours, a fait le sac de Rome. Quinze jours durant ! Il entasse des dépouilles colossales en poursuivant ses brigandages. Ce n’est pas le premier sac de Rome depuis 410, ni le dernier !
![france fin gaule romaine.jpg](http://lafautearousseau.hautetfort.com/media/01/00/951224898.jpg)
"Ils se constituent en royaumes indépendants dans les provinces des Gaules, notamment les Wisigoths en Aquitaine, les Burgondes en Sapaudie, entre le Rhône et les Alpes..."
Rome n’est plus rien : le patrice qui lui tenait lieu d’empereur, Petronius Maximus, est lapidé par les Romains eux-mêmes. Que reste-t-il du vieil ordre romain ? Eh bien, malgré tout, la Gaule. Il y a un peuple gallo-romain, il y a une aristocratie gauloise et qui se sait romaine. Elle se sent attachée à Rome, à l’ordre civilisé, comme elle se sent attachée à sa terre qu’elle aime, romaine et gauloise.
Alors, pourquoi pas un empereur gaulois ? Une idée mûrit chez quelques-uns : la Gaule va sauver Rome. Et comme l’amplification oratoire est de mode dans les écoles de rhétorique et surtout chez les Gaulois, l’idée se hausse : “La Gaule va donner à Rome un nouveau Trajan” ! Ainsi s’exprime Sidoine Apollinaire, au nom de la Gaule. Né à Lyon vers 431, il est de bonne noblesse gallo-romaine. Son père et son grand-père exercèrent la charge de préfet du prétoire des Gaules. Il a vingt-cinq ans et il est poète. C’est lui qui s’écrie : “Spes unica rerum, Arverne” ! A qui s’adresse-t-il ? Quel est cet Auvergnat, ce futur Trajan ? Son propre beau-père : Flavius Eparchius Avitus, qui a exercé lui aussi la charge de préfet du prétoire des Gaules et qui en est maintenant “magister militum”, maître de la milice, chef des armées en Gaule, per Gallias.
Caius Sollius Apollinaris Sidonius, homme politique, évêque, écrivain gallo-romain, saint de l'Eglise catholique (Lyon, 430, Clermont, 486).
Préfet de Rome en 468, évêque d'Auvergne en 471, également connu pour son œuvre littéraire (Lettres et Panégyriques).
Avitus, de famille de haute noblesse arverne, s’impose. N’a-t-il pas repoussé aux frontières les nouveaux envahisseurs : Saxons, Huns, Alamans, Francs Rhénans ? N’a-t-il pas colmaté les brèches ? N’a-t-il pas rendu la justice en Gaule ? Assuré la sécurité ? Et surtout, n’est-il pas influent sur la cour wisigothique de Toulouse ? Théodoric, le roi Wisigoth, n’a-t-il pas appris naguère de sa bouche même, mot à mot, les poèmes de Virgile ? Il civilise les Barbares et il les ramène à leurs devoirs de fidélité romaine. Lui, le gallo-romain, il fait l’œuvre de Rome. D’ailleurs, le roi barbare n’a-t-il pas soufflé lui-même à l’oreille d’Avitus ce projet d’assumer le souverain principat ? “Tibi pareat orbis, ne pereat”, que le monde t’obéisse s’il ne veut pas périr. Ces Barbares, installés dans cette plaisante Gaule, n’ont-ils pas eux-mêmes intérêt à maintenir l’ordre romain ? Ne l’ont-ils pas prouvé, il y a quatre ans, en 451, quand ils se sont retrouvés tous unis derrière Aetius pour écraser les Huns, les Mongols, les nouveaux arrivants ? Mais il n’y a plus d’Aetius, lui-même d’ailleurs Hun par son père ; il a été assassiné et par l’empereur romain lui-même, Valentinien. Il y a Avitus, ce bon Auvergnat. Alors oui, c’est décidé, la Gaule unie va sauver Rome.
![avitus2.jpg](http://lafautearousseau.hautetfort.com/media/01/01/938224211.jpg)
Préfet du prétoire des Gaules, Eparchus Avitus conclut la paix avec les Wisigoths en 439 et aide à la coalition autour d'Aetius contre Attila.
Toute la noblesse des Gaules accourt au nom d’Avitus. Sidoine les décrit, ces sénateurs gallo-romains, “ceux qui dominent les rochers neigeux des Alpes Cottiennes, ceux qui habitent les régions si diverses que baignent la Méditerranée et le Rhin, ceux enfin que la longue chaîne des Pyrénées sépare du diocèse d’Espagne”. Les voilà rassemblés à Beaucaire. Ils désignent Avitus qui en Arles est acclamé empereur, devant les troupes, revêtu des insignes impériaux et du collier gaulois, le fameux torque à deux boules. Voilà, Rome et la Gaule sont sauvées.
Sidoine suit son beau-père à Rome ; il en prononce le panégyrique devant le Sénat : “Spes unica rerum, Arverne”. Rome, il faut sauver Rome et la romanité. Sidoine fait parler la Ville éternelle dans une longue prosopopée. Elle appelle le ciel à son secours, elle veut retrouver sa force originelle : “Mea redde principia”, rends-moi mes origines, rends-moi mes enfances, s’écrie-t-elle. Elle n’a plus de frontières : “Nec limes nunc ipsa mihi”, et maintenant je ne suis plus moi-même pour moi-même une frontière.
Rome est-elle encore une réalité politique, un projet politique ? C’est toute la question. Désespoir, angoisse, “inter clades ac funera mundi” au milieu des désastres et des funérailles du monde. Mais Jupiter répond par la bouche de Sidoine : “il est une terre qui s’enorgueillit d’être de même sang que les Latins, une terre illustrée par des héros, à laquelle la nature, la bienfaisante créatrice de toutes choses, n’a pas donné d’égale”, elle est incomparable, elle est d’une si généreuse fécondité !
"Il y a un peuple gallo-romain, il y a une aristocratie gauloise et qui se sait romaine. Elle se sent attachée à Rome, à l’ordre civilisé, comme elle se sent attachée à sa terre qu’elle aime, romaine et gauloise..."
C’est donc à la Gaule d’envoyer un vainqueur : “Tu, Gallia, mittas qui vincat”, car “c’est ici que se trouve aujourd’hui la tête de l’Empire”. “Si vous êtes le maître, je serai libre : Si dominus fis, liber ero”. On a trop cru, à mon avis, sur la foi de cette parole mise dans la bouche du Gallo-romain à l’expression d’une volonté de sécession de la Gaule. A ce moment-là, non. En tout cas, ce n’est absolument pas le sens du texte : il s’agit d’une exaltation, certes exagérée, de la Gaule. “La Gaule, dit Sidoine, c’est du monde qu’elle aurait pu s’emparer si elle avait combattu pour son propre compte”. Vanité, ou juste fierté, comme on voudra, du Gallo-romain, mais dans son esprit, la Gaule vient au secours de Rome. Il s’agit de sauver la romanité et le monde civilisé. Ce n’est pas pour rien que Sidoine a été appelé le dernier des Romains. “Spes unica rerum, Arverne”. Si Rome n’est pas sauvée par la Gaule, alors c’est la fin du monde ; la barbarie triomphera. C’est le thème du panégyrique.
Le poète aura droit à sa statue de bronze sur le forum de Trajan, à côté de Claudien et de Merobaude ; Claudien, poète officiel de la grandeur romaine, Merobaude qui était un général franc tellement romanisé qu’après avoir manié la francisque, il maniait le vers latin pour la défense et l’exaltation de Rome.
Oh certes, le panégyrique de Sidoine se ressent du style officiel, et du style officiel du Ve siècle, affecté et déclamatoire, à la recherche perpétuelle de l’effet. La phrase sent l’école de rhétorique. Mais, dès qu’apparaît une pensée forte, un sentiment puissant chez Sidoine comme chez tous les autres auteurs de la décadence, le latin retrouve sa vertu naturelle : vigueur des formules bien martelées, et aussi finesse des tournures aux équilibres délicats qui font le ravissement du lecteur dont l’attention se penche sur ces terribles et surtout fastidieuses périodes de décadence. La décadence n’est donc pas totale, loin de là ! Il y a dans l’élite encore une réelle culture, un goût de la civilisation. Une littérature est toujours un témoignage.
Sidoine Apollinaire, vitrail de la cathédrale de Clermont-Frerrand
Mais il est vrai, Sidoine ne voit pas l’avenir. Il met son unique espoir dans le maintien du passé, et ce passé, il l’a comme rigidifié dans ses formules. Il faut avouer que sa mythologie, ses évocations de l’histoire ne sont plus qu’une froide rhétorique ; il est bien le dernier des poètes et des prosateurs de l’antiquité latine.
Cependant, une autre source d’inspiration jaillit, qu’il ne perçoit pas, du moins pas encore. Alors qu’il gémit sur la barbarie où s’enfonce le monde, un surgeon dans le vieux terreau culturel de la latinité va pousser, et alors qu’il pleure sur une mort qui lui paraît inéluctable, il se produit une naissance qui, à très longue échéance, mais il ne le sait pas, accomplira ses vœux d’homme policé : “l’urbanitas”, la courtoisie qui lui est si chère avec toutes les qualités qui l’accompagnent, reparaîtra, ainsi qu’une pensée forte, latine, gauloise, gallo-romaine, française. Elles vaudront mieux que les mièvreries et les entortillements d’une littérature à bout d’inspiration.
Pour en être convaincu, il suffit de lire, ne serait-ce que les lettres ou les œuvres des évêques de ces temps troublés. Par exemple, les lettres du célèbre neveu de ce même Sidoine, l’évêque Avitus de Vienne plus connu sous le nom de saint Avit, portant le même patronyme que son oncle, l’empereur auvergnat, ou encore les lettres de Remi, le fameux évêque de Reims.
Au-delà des procédés de l’époque, il y a du style, comme on dit. C’est qu’ils ont quelque chose à dire, un message à faire passer. Ils croient, ils ont des convictions, ils aiment, ils ont un projet. Et puis, leur langue est celle qui a façonné déjà, et qui va façonner dans les siècles suivants la liturgie, spécialement la superbe liturgie gallicane, langue pleine de dignité, qui ne méprise ni l’ample magnificence oratoire, ni le trait acéré d’éloquence. A la vérité, elle est marquée par un Esprit de feu, l’Esprit qui animait les œuvres des premiers Pères et Docteurs de l’Église latine, langue vivante, tendre et brûlante, qui exprime la foi, qui scande la vérité dogmatique, qui précise les plus justes finesses de la morale, langue ferme et subtile, logique et psychologique : langue des Ambroise, des Augustin et pour rester dans cette Gaule qui nous est si chère, langue des Honorat et de cet Hilaire de Poitiers qui sauva la foi catholique de la Gaule romaine et que Jérôme qualifia de Rhône de l’éloquence latine, “Rhodanus eloquentiae latinae” ! Langue des Fortunat ! Cette langue latine d’Église va se maintenir vaille que vaille dans le renouveau carolingien, pour rejaillir aux XIe et XIIe siècles en fontaine vive et pure dans le latin mystique d’un saint Bernard ou d’un Guillaume de Saint-Thierry.
![saint hilaire de poitiers.jpg](http://lafautearousseau.hautetfort.com/media/00/01/141974406.jpg)
Saint Hilaire de Poitiers. Grandes heures d'Etienne Chevalier - Jean Fouquet. XVe.
Mais surtout la langue vulgaire, ce latin qui se délite en ces siècles changeants dans les milieux populaires, ou plus exactement, dans les territoires de l’ancienne Gaule divisée, se fraie un passage, va muer dans l’épreuve pour apparaître en nouvelle jeunesse et dans le cours de la même renaissance du XIIe siècle en littérature de langue d’oïl, de langue d’oc, dont la vitalité d’une fécondité extraordinaire et quasiment indéfinie prouvera que la vie n’était pas morte, que l’esprit n’avait pas disparu. “Omnia renascentur”, chantait déjà le vieil Horace qui savait bien qu’il est dans l’ordre que les semences meurent pour porter du fruit.
Mais en 455, ces renaissances n’apparaissent pas. Sidoine Apollinaire est l’interprète de l’angoisse de la Gaule, de la détresse de la romanité. Il ne voit de salut qu’immédiat. Il a l’œil fixé sur le présent, et comme toujours dans un pareil cas, quand on croit voir un salut, alors c’est un enthousiasme juvénile : “Spes unica rerum, Arverne”. Quelle illusion ! Ce fut un échec pitoyable. Est-il besoin de le raconter ? Cela ne dura pas même un an. Un aventurier, général goth, Ricimer, mit fin à l’expérience. Avitus, qui n’était jamais qu’un bon sénateur et rien de plus, transformé d’abord en évêque selon l’habitude du temps, périt. Et le peuple gallo-romain souffrit à nouveau du désordre, de l’insécurité, de l’injustice, du pillage. Et le moyen de ne pas souffrir quand on se sait une terre bénie et un peuple aimable ? La terre, la Gaule, elle est là, avec ses productions essentielles, déjà, céréales, vignobles, le pain, le vin. Oh certes, il y a la bagaude, la révolte paysanne en plus de la guerre étrangère et des luttes intestines. La bagaude, bien sûr quand un peuple paysan est poussé à bout, exténué ! Elle est terrible, la bagaude !