Entretien avec le père Jean-Marie Benjamin, dans Boulevard Voltaire

La politique des pays dits occidentaux dans le monde arabe, au moins depuis la première guerre du Golfe, justifie pleinement la critique du connaisseur qu'est le père Jean-Marie Benjamin. C'est des erreurs tragiques de cette politique que nous supportons aujourd'hui les conséquences.
Jean-Marie Benjamin, de son vrai nom Guillaud-Benjamin, né le 11 avril 1946 à Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône), frère de l’actrice Joëlle Guillaud, est un compositeur de musique, chef d’orchestre, écrivain, réalisateur et producteur de films français. Fonctionnaire des Nations unies auprès de l’UNICEF de 1983 à 1988, il devient prêtre catholique en 1991 et milite contre la guerre d’Irak depuis 1998. Il réside en Italie depuis 1975.
Durant vos nombreux voyages en Irak, entre 1997 et 2003, vous avez maintes fois rencontré le vice-Premier ministre chrétien de Saddam Hussein, Tarek Aziz et vous lui avez organisé une rencontre avec le pape Jean-Paul II, le 14 février 2003. Vous dites dans votre livre qu’il y a eu des pressions au Vatican pour empêcher cette rencontre. Lesquelles ?
La visite de Tarek Aziz au Saint-Père s’est en effet heurtée à de forts obstacles de la part du gouvernement de Silvio Berlusconi et de Washington. Plusieurs monsignori de la Secrétairerie d’État bénéficiaient alors des « faveurs » de Washington et ne voulaient surtout pas les perdre. Mais le pape n’en a pas tenu compte et l’audience a eu lieu. D’autres pressions ont été exercées : quand Tarek Aziz est arrivé à Rome, il devait participer à une importante émission télévisée sur la RAI. Non seulement sa participation a été annulée, mais les directeurs de toutes les chaînes publique ont reçu des instructions formelles pour lui interdire l’accès aux plateaux.
Aujourd’hui, Tarek Aziz est emprisonné sous le coup d’une peine capitale. La DGSE, la Direction générale de la sécurité extérieure, vous a contacté en 2003 pour proposer l’asile politique à Tarek Aziz. Pourquoi celui-ci a-t-il refusé ?
Tarek Aziz m’a répondu : « Veuillez remercier le président Chirac, mais je ne peux pas laisser mon peuple mourir sous les bombes et me réfugier tranquillement à l’étranger. J’ai le devoir de rester aux côtés du peuple irakien et de ma famille. » Aujourd’hui, Tarek Aziz est emprisonné depuis douze ans. Transféré depuis le mois d’août dernier dans le sud de l’Irak, il est malade, sans assistance médicale. Il a subi plusieurs ictus, parle difficilement et a perdu 35 kg. En fait, il est mourant, sous le regard indifférent de la Communauté internationale. Vous verrez que lorsqu’il décédera, l’on entendra les hommes d’État déclarer qu’Aziz était un « homme modéré, un grand diplomate » et que le traitement qu’il lui a été infligé « était injuste ». Ce sera le chœur larmoyant des défenseurs des droits de l’homme et autres exportateurs de démocratie !
Devant le chaos qui règne aujourd’hui en Irak, en Syrie, au Yémen, l’impression domine que les gouvernements occidentaux ne savent plus comment gérer la situation ? Mais qui se trouve derrière l’État islamique ?
La grande presse nous dit que l’État islamique et les groupes djihadistes sont financés par les monarchies du Golfe. Curieusement, les noms de ces pays ne sont jamais mentionnés. Or, tous sont des alliés de l’Occident et tous y investissent par dizaines de milliards de dollars. Au-delà des hypocrisies sémantiques, chacun sait qu’Al-Qaïda, Al-Nosra et l’État islamique sont soutenus, armés et financés par de riches Saoudiens. Que les takifiristes qui opèrent en Syrie et sur d’autres fronts anti-chiites sont soutenus par Riyad. Bref, ceux qui financent le terrorisme islamique dans le monde et aussi en Europe sont principalement des Saoudiens et le Koweït. Tous les gouvernements le savent pertinemment. Le grave problème des hommes politiques occidentaux, malgré leurs myriades d’experts, est qu’ils ne comprennent quasiment rien au monde arabe. Tous demeurent radicalement étrangers aux mentalités, aux traditions et aux aspirations de ces populations, sans parler d’une profonde méconnaissance de l’islam. Leurs conseillers sont restés des années les fesses collées sur les bancs des universités pour accumuler des titres. Diplômés jusqu’aux oreilles, ils n’ont en réalité aucune connaissance réelle de l’Orient arabe.
La France ne fait évidemment pas exception ?
Le Président français se rend à Riyad pour y recevoir l’accolade du roi… et un beau chèque ! Après quoi l’on nous raconte que la France lutte contre l’État islamique terroriste, mais elle fait la guerre à Bachar el-Assad, qui est pourtant en guerre contre Al-Nosra, Al-Qaïda et Daech. Cela fait désordre. A contrario, les États-Unis se démarquent de plus en plus de Riyad et traitent avec Téhéran alors que les chiites sont en passe de prendre le contrôle du Yémen. À telle enseigne que l’Arabie saoudite se retrouve maintenant encerclée par l’Irak, l’Iran et le Yémen chiites. On imagine quel vent de panique commence à souffler à Riyad… Pendant mes années passées en Irak, j’ai connu nombre de hauts gradés de la Garde républicaine de Saddam Hussein, des dirigeants du parti Baas. Beaucoup ont aujourd’hui rejoint l’État islamique, même s’ils en désapprouvent l’extrême brutalité, l’exécution de civils ou la persécution des chrétiens… Pourtant, au lendemain de la pendaison de Saddam Hussein, George Bush déclarait : « Le monde sans Saddam Hussein est maintenant plus sûr. » Certes, nettement plus sûr ! •