Woke la galère !, par Alexandre Dumaine.
Une vague déferle sur la culture occidentale. Plutôt une vaguelette, d’ailleurs, car elle mobilise, en réalité, peu de personnes, en dehors de quelques milieux choisis : médias, université, monde « culturel », et aussi personnel politique (non par réelle conviction, mais par peur de ces milieux censés « faire l’opinion »).
Venu des États-Unis, ce courant tente de s’imposer en France. C’est une démarche « dénonciatrice », car aujourd’hui, pour exister, il faut dénoncer. Ceux qui participent à ce mouvement se prétendent conscients de toutes les formes d’injustice, d’inégalités et d’oppression qui pèsent sur les (pauvres) minorités : racisme, sexisme, spécisme, écocide, etc. Ceux qui ne pensent pas comme eux étant évidemment les soutiens du racisme « systémique », du sexisme institutionnalisé, du génocide des animaux, de la destruction de la planète, etc.
Le principe de ce mouvement consiste à « annuler », d’où son nom anglo-saxon de cancel culture. Il faut débaptiser les monuments et institutions consacrés à un « mal-pensant ». Il faut souiller, vandaliser ou retirer les statues consacrées à des personnages douteux. Il faut interdire de réimprimer, retirer des bibliothèques, refuser d’enseigner tous les textes jugés non « politiquement corrects ». Il faut censurer les films, les tableaux et en général les œuvres d’art. Et, bien sûr, il faut vilipender, licencier, effacer ceux qui refusent les diktats de cette « culture woke » (« engagée », « concernée »).
Ce qui pose un vrai problème à celui qui, comme moi, est déjà un dissident de la modernité : le principe souvent évoqué, « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis », est-il réellement pertinent ? Autrement dit, dois-je voler au secours de ceux qui sont ainsi attaqués ?
Car mes héros sont déjà les bannis de l’Histoire, les ilotes de la culture : ils n’ont droit à aucune rue, à aucune plaque commémorative, à aucune statue. Ce qu’on ne nommait pas encore la cancel culture les a depuis longtemps rejetés dans les ténèbres extérieures, ostracisés, « vaporisés ».
Et puisque, pour ma part, je suis plutôt opposé au rétablissement de l’esclavage par les nations chrétiennes à partir du XVIe siècle, dois-je m’offusquer qu’on souille une statue de Colbert, auteur du Code noir ? Je ne suis guère favorable à la colonisation : si le maire écologiste de Marseille débaptise l’école Bugeaud, cela me concerne-t-il ? Victor Schœlcher n’est pas mon ami : suis-je forcé de m’alarmer qu’on dégrade son monument ? Je n’ai jamais beaucoup apprécié de Gaulle : ai-je l’obligation de protester contre la peinture lancée sur son effigie ?
Et si, demain, on déboulonnait la statue de Jules Ferry pour son discours du 28 juillet 1885 où il parlait des « races supérieures » et des « races inférieures » ; et si l’on débaptisait la station de métro Champs-Élysées-Clemenceau au motif de la réponse de Clemenceau, qui reprenait allègrement le concept de « races » ; et si l’on jetait hors du Panthéon la dépouille de Victor Hugo pour son discours du 18 mars 1879 où il appelait la « race humaine blanche » à s’emparer de l’Afrique pour débarrasser la « race humaine noire » de la « barbarie » et de la « sauvagerie » : que devrais-je faire ?
Plutôt que de partir en croisade pour ces personnages qui ne sont aucunement mes grands hommes, ne ferais-je pas mieux d’appliquer paisiblement le proverbe bantou : « Assieds-toi au bord du fleuve et attends, et tu verras passer le cadavre de ton ennemi » ?