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L’Amérique vers la guerre civile ?, par Aristide Renou.

Le dernier essai de Christopher Caldwell montre tout ce que le combat pour les droits civiques a apporté aux Américains : la mainmise fédérale sur toute la vie sociale et la religion, exaltée, de la lutte contre les discriminations, opposant de plus en plus violemment deux camps.

Le 16 juin 1858, Abraham Lincoln prononçait un discours resté célèbre dans lequel se trouvait cette prédiction : « Une maison divisée contre elle-même ne peut tenir. Je crois que ce gouvernement ne saurait subsister en étant, de manière permanente, à moitié esclavagiste et à moitié libre. Je ne m’attends pas à ce que l’Union soit dissoute – je ne m’attends pas à ce que la maison s’écroule – mais je m’attends à ce qu’elle cesse d’être divisée. Elle deviendra tout l’un ou tout l’autre. »

Trois ans plus tard, la guerre civile commençait. Cent cinquante-cinq ans après la fin de cette guerre, la plus meurtrière que les Américains aient connue, les États-Unis sont-ils à nouveau à cette « maison divisée contre elle-même » dont parlait Lincoln ? Cette question est au cœur du dernier livre de Christophe Caldwell, intitulé The Age of Entitlement, bien que celui-ci ne la pose jamais explicitement.

Christopher Caldwell est un journaliste américain, mais le terme « journaliste » ne rend pas justice à l’ampleur de ses vues, à l’étendue de sa culture et à la profondeur de ses analySes. Il serait plus exact de dire que Caldwell est l’un des meilleurs analystes politiques américains actuellement en exercice. Son livre précédent Reflections on the Revolution in Europe, paru en 2009 (et publié en français en 2012 sous le titre Une révolution sous nos yeux), décrivait l’islamisation de l’Europe et le « séparatisme » à l’œuvre dans un pays comme la France dix ans avant que nos gouvernants acceptent d’ouvrir les yeux sur le phénomène.

Un changement de régime

The Age of Entitlement (que l’on pourrait traduire par « l’âge des droits acquis » ou « l’ère des privilèges ») est sous-titré « America Since the Sixties », et Caldwell brosse en effet une vaste fresque de l’évolution des États-Unis ces soixante dernières années avec un art très sûr du détail révélateur. Mais tous les panneaux qui composent cette fresque sont unis par un thème commun : le changement de régime politique provoqué par ce que l’on a appelé « le mouvement des droits civiques ». Le mot changement de régime n’est pas trop fort car la thèse de Caldwell est que, avec la législation sur les droits civiques, les États-Unis se sont donné, sans vraiment le vouloir ni le comprendre, une nouvelle Constitution, essentiellement incompatible avec la Constitution officielle.

Le Civil Rights Act de 1964, accepté sans beaucoup de réflexion par un pays encore sous le choc de l’assassinat du président Kennedy, avait pour objet de mettre fin aux discriminations raciales qui persistaient dans les États du sud. Il interdisait la discrimination raciale dans les bureaux de vote, les hôtels, les restaurants et les théâtres, les installations publiques, des bibliothèques aux piscines en passant par les toilettes et les écoles publiques.

Mais il donnait également au gouvernement fédéral le pouvoir de réformer les institutions qui faisaient obstacle à l’égalité raciale. En développant la Commission fédérale des droits civils ; en soumettant à un examen bureaucratique minutieux toute entreprise ou institution qui recevait de l’argent du gouvernement ; en établissant des pratiques d’embauche pour toutes les entreprises de plus de 15 employés et en créant une nouvelle agence, la Commission pour l’égalité des chances en matière d’emploi (EEOC), dotée du pouvoir d’intenter des procès, de mener des enquêtes et d’ordonner des réparations, etc.

La liberté d’association disparaît

Le problème de cette chasse à la discrimination est que celle-ci se heurte très vite à une liberté fondamentale garantie par la Constitution des États-Unis : la liberté d’association. Dès lors que les pouvoirs publics se donnent pour mission de faire disparaître les « discriminations », ils se donnent inévitablement pour mission de scruter tous les choix privés afin de s’assurer que ces choix ne reposent pas sur des critères « discriminatoires » prohibés par la loi.

Non seulement une confrérie ou un club privé ne peut pas être interdit aux Noirs, ou aux Juifs, ou à qui on voudra, mais un employeur ne peut pas être libre de recruter qui il veut sur les critères de son choix, un propriétaire ne peut pas être libre de louer son bien à qui il veut sur les critères de son choix, et ainsi de suite. Comme l’expliquait le philosophe Léo Strauss dès 1962 : « L’interdiction de toute “discrimination” signifierait l’abolition de la sphère privée, la négation de la différence entre l’État et la société, en un mot, la destruction de la société libérale. »

Au fil du temps, de plus en plus d’institutions sont donc tombées dans l’orbite de la loi et ont été scrutées attentivement pour voir si, par hasard, elles ne pratiqueraient pas une forme ou une autre de « discrimination ». Aujourd’hui plus aucune n’échappe à cette inquisition soupçonneuse.

Mais le mouvement des droits civiques était plus que le seul Civil Rights Act. Il était une révolution morale et intellectuelle, que Caldwell résume ainsi : « La réinterprétation de toute l’histoire américaine et de la finalité du régime américain à la lumière de son problème racial est le principal héritage idéologique de ces cinquante dernières années […] La race fut investie d’une signification religieuse. Elle devint un principe moral absolu. On pourrait même dire que le mouvement des droits civiques, à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement, est devenu une institution doctrinale, analogue aux Églises officielles dans l’Europe pré-démocratique. »

En investissant les pouvoirs publics de la mission « sacrée » de mettre fin aux discriminations raciales, les Américains, sans le comprendre ni le vouloir, ont donc abdiqué la liberté essentielle de s’associer avec qui ils le souhaitent dans presque tous les domaines de l’existence, non seulement à titre individuel mais, ce qui est peut-être plus grave encore, aussi à titre collectif, en tant que peuple.

Apparition du politiquement correct

En octobre 1965, la loi Hart-Celler fut promulguée. Cette loi abolissait les quotas basés sur la nationalité qui existaient depuis 1924. Désormais, la notion de quotas nationaux serait assimilée à une discrimination impie et la volonté de préserver la composition ethnique de la population américaine à une manifestation de racisme. Désormais, l’esprit des lois relatives à l’immigration serait que les États-Unis n’avaient pas le droit moral de sélectionner ceux qui désiraient s’installer dans le pays.

Les conséquences de la loi Hart-Celler dépassèrent de très loin ce que ses promoteurs attendaient : les projections démographiques montrent aujourd’hui que les Blancs, qui formaient presque 90 % de la population en 1965, seront devenus minoritaires aux alentours de 2040.

Puis d’autres libertés, que les Américains considéraient comme leur héritage le plus précieux, leur furent également ôtées à mesure que la révolution des droits civiques déployait toutes ses conséquences, à commencer par la liberté de paroles.

En 1964, tout le monde s’attendait à ce que les Noirs, une fois libérés des lois et des pratiques injustes qui les avaient tenus à l’écart, progressent rapidement dans tous les domaines et rejoignent les autres Américains du point de vue des grands indicateurs économiques et sociaux. Mais ces espérances furent bientôt déçues. Dans tous les domaines, les Noirs progressaient beaucoup moins vite qu’espéré, voire même régressaient.

 

Selon la nouvelle “constitution”, les « droits » des minorités l’emportent sur tous les autres.

 

De cette distance béante entre la réalité et ce qu’elle était censée être, naquit une nouvelle forme de censure, le « politiquement correct ». La seule explication admissible à l’échec des Noirs dans tant de domaines était que le racisme et la discrimination étaient plus que jamais à l’œuvre. Il fallait donc redoubler d’efforts pour mettre fin à ces « discriminations » et ceux qui osaient déroger à cette unanimité étaient accusés d’entretenir un « climat hostile » à l’égard des minorités, et ainsi de contribuer à leur échec. Discuter librement de la réalité et suggérer, par exemple, que peut-être l’échec des Noirs n’était pas entièrement dû au racisme de la population blanche devint une marque de racisme, et le racisme devint l’équivalent fonctionnel de l’hérésie aux plus belles heures de l’inquisition espagnole.

« Les Américains de tous milieux, écrit Caldwell, se mirent à parler des moindres choses comme s’ils risquaient de voir leur vie détruite pour avoir soutenu une opinion erronée. Et c’était une supposition raisonnable. […] L’hypocrisie était la seule façon pour une personne raisonnablement désireuse de se protéger de parler en public de questions raciales – et lorsqu’il s’agissait de droits civiques, tous les lieux étaient publics. »

Aujourd’hui, la logique implacable de la « lutte contre les discriminations » s’est diffusée partout et toute différence statistique entre une « minorité » et la « majorité » (qui correspond, à toutes fins utiles, aux hommes blancs hétérosexuels) est interprétée comme la preuve d’une intention maligne, tandis que la chasse aux pensées impies qui osent encore s’exprimer s’intensifie presque chaque jour.

Deux constitutions

La population blanche mit longtemps à comprendre ce qui était en train de lui arriver. Les Américains Blancs croyaient vivre encore sous l’empire de la Constitution de 1788, selon laquelle les élections décident des politiques publiques. Mais cette Constitution avait été subrepticement remplacée par une autre, selon laquelle les « droits » des minorités l’emportaient sur tous les autres en cas de conflit, et où le pouvoir réel reposait entre les mains des juges et des administrations chargées de protéger ces « droits ». Pour les Blancs non acquis à l’idéologie diversitaire, remporter les élections était devenu à peu près inutile : quels que soient les résultats électoraux, le rouleau-compresseur de la « diversité » progressait et les marginalisait, érodant inexorablement leurs droits et leur statut social.

Il y avait désormais deux classes de citoyens, basées sur la race, et les Blancs étaient tout en bas.

The Age of Entitlement se clôt sur l’annonce par Donald Trump de sa candidature à la présidentielle en juin 2015. Caldwell interprète à l’évidence l’élection surprise du businessman aux cheveux orange comme le signe que la population blanche a enfin compris ce qui était en train de se passer. La promesse faite par Trump de « rendre sa grandeur à l’Amérique » doit être comprise comme la promesse d’une restauration : ce que Trump promettait aux Américains qui l’ont élu, c’est de leur rendre leur pays, c’est-à-dire d’abord leur Constitution, celle qui, pour la première fois dans l’histoire humaine, avait établi « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».

Cette restauration, nous le savons, n’a pas eu lieu, et la victoire de Joe Biden signifie la victoire – peut-être provisoire – des partisans de la nouvelle Constitution, la Constitution officieuse issue des droits civiques.

Tout comme en 1860, au moment de l’élection d’Abraham Lincoln, le peuple américain semble se trouver divisé en deux camps irréconciliables car séparés par des questions de principe au sujet desquelles aucun compromis n’est possible.

Les États-Unis peuvent-ils continuer à exister en tant que nation indépendante en ayant deux Constitutions aux principes opposés qui opèrent en même temps et réclament l’allégeance des citoyens ? Si les mêmes causes produisent les mêmes effets, la seule conclusion possible est que la guerre est inévitable. Mais s’il est un enseignement de l’histoire, c’est que celle-ci ne se répète jamais tout à fait à l’identique. Deux situations en apparence semblables peuvent en réalité différer par des éléments subtils, mais décisifs, qui amèneront des conséquences très différentes.

Tout ce qu’il est possible d’espérer à l’heure actuelle, c’est précisément que des forces de ce genre soient à l’œuvre, des forces que nous n’apercevons pas pour le moment, dans le brouillard de l’actualité, mais qui produiront un dénouement plus heureux qu’en 1860.

 

Christopher Caldwell, The Age of Entitlement : America Since the Sixties. Simon & Schuster, 2020.

 

Illustration : Les militants blancs américains savent qu’ils ne peuvent espérer une existence politique qu’à condition de s’agréger aux revendications des groupes soi-disant minoritaires. Tout autre cause est disqualifiée d’avance.

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Source : https://www.politiquemagazine.fr/

Commentaires

  • Remarquable article. Je suis même étonné qu'un tel texte paraisse dans Politique Magazine qui nous avait habitué à des vues plus insipides.

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