Le théâtre indopacifique, par Georges-Henri Soutou.
L’Union européenne et la France n'ont ni su ni voulu voir l'émergence de l'Inde, ni raisonner la volonté hégémonique chinoise. Sommes-nous capables d'agir ou même simplement d'exister dans ce “nouvel” économico-politique ?
Le centre du monde se déplace : ce n’est plus l’espace atlantique, qui avait succédé à l’espace méditerranéen, ce n’est pas le Pacifique, contrairement à ce que l’on avait pu penser, c’est l’ensemble indopacifique, comprenant les grandes puissances du XXIe siècle, la Chine et l’Inde mais bien sûr également les États-Unis et le Japon. Tous les autres pays de la région, de l’Australie à l’Indonésie et à Singapour, doivent s’organiser en fonction de cette réalité. Et les puissances extérieures, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, s’interrogent sur le rôle qu’elles doivent et peuvent y jouer.
Les premiers à prendre conscience de cette réalité géopolitique furent les États-Unis. Déjà la Deuxième Guerre mondiale, même si on parlait de la « guerre du Pacifique », montrait les liens stratégiques étroits entre l’océan Pacifique et l’océan Indien pour les belligérants, et aussi toute l’importance de la charnière de l’Asie du Sud-Est (Indochine, Birmanie, Malaisie, Indonésie, Philippines), passage obligé et difficile entre les deux océans. Deux commandements supérieurs américains furent établis en 1941 : l’un pour le Pacifique, l’autre pour l’Asie du Sud-Est. En 1946, la structure fut rationalisée : un commandement pour l’Extrême-Orient (Asie du Sud-Est Japon et Corée), un autre pour le Pacifique, un troisième pour l’Alaska. À partir de 1971, des réorganisations successives prirent davantage en compte le facteur indien (d’autant plus qu’en 1968 les Britanniques avaient décidé de se retirer « à l’est de Suez »).
Finalement, en 2018, un nouveau « commandement indopacifique » réunissait les trois commandements précédents. Il manifestait l’unité du théâtre et traduisait le « pivot vers l’Asie » proclamé par l’Administration Obama en 2011, et en particulier une amélioration des rapports avec l’Inde et une meilleure compréhension de son importance, tandis que New Delhi rééquilibrait une politique extérieure très tournée vers Moscou depuis les années 1960.
Erreur idéologique
Les Européens et en particulier les Français voyaient clairement les perspectives d’ascension de la Chine depuis les années 60, mais pas celles de l’Inde, pour des raisons largement idéologiques. Son système de castes ne pouvait que révulser des Européens séduits par l’égalitarisme (prétendu !) de la Chine communiste, supposée pure et vertueuse, tandis que l’économie indienne, incontestablement brouillonne, ne paraissait pas pouvoir un jour se développer autant que l’économie planifiée de la Chine, selon les préjugés dirigistes des Français de l’époque. Que l’Inde disposât d’une presse libre, d’un établissement scientifique important, et d’un régime politique aussi démocratique que possible dans un pays aussi peuplé et complexe, n’était guère perçu que par les Britanniques.
En même temps l’idéologie dominante depuis les années 1990, celle de la mondialisation heureuse et du dépérissement des États, ne permettait pas de voir l’évolution des rapports de force et le glissement des plaques tectoniques. En effet nous sommes au cœur de la dialectique entre mondialisation et « grands espaces » : les forces à l’œuvre conduisent davantage à la constitution d’espaces économico-politiques autour de la Chine, du Japon ou des États-Unis, qu’à une mondialisation qui marque le pas depuis 2015.
Tensions et prudences
Les lignes de clivage et de conflit potentiel sont les suivantes : entre la Chine et l’Inde (avec de nombreux incidents militaires à leur frontière commune) ; entre la Chine et le Japon, avec de nombreux incidents aériens ou maritimes ; et évidemment la rivalité complexe entre Pékin et Washington, complexe car encore aujourd’hui chacun des deux pays dépend de l’autre pour certaines importations vitales. En outre, la Chine détient une bonne part de la dette américaine.
Les zones de tension actuelles sont bien connues : la mer de Chine, que Pékin veut transformer en mer intérieure chinoise en interdisant le passage aux navires de guerre étrangers ; Taïwan, que visiblement la Chine pense pouvoir s’incorporer à un terme plus rapproché qu’on ne le pensait ; les détroits de l’Insulinde, passages cruciaux pour le commerce maritime.
On remarquera que les puissances maritimes occidentales tiennent à envoyer des bâtiments de guerre en mer de Chine pour affirmer leur droit de passage. Les États-Unis le font régulièrement, la France l’a fait, le Royaume-Uni et la RFA vont le faire prochainement.
Les États-Unis multiplient les coopérations militaires, les accords de défense, les manœuvres militaires avec l’Inde, le Japon, l’Australie, les Philippines, Singapour. Le président Macron a affirmé le rôle indopacifique de la France à plusieurs reprises, s’appuyant en particulier sur les territoires français dans le Pacifique (un million et demi d’habitants, 6,8 millions de km2 de « zone économique exclusive ») ; nous vendons des avions à l’Inde et des sous-marins à l’Australie. La « Revue de défense » britannique de mars 2021 annonce une réorientation stratégique vers l’Asie et le Pacifique, correspondant à la posture de Global Britain affichée par Londres depuis le Brexit. L’Allemagne elle-même met depuis peu, elle aussi, l’accent sur l’indopacifique.
Mais les Européens disposent-ils de moyens militaires suffisants pour réellement peser dans la région ? À la marge, pour faire entendre leur voix, pour participer à des forums régionaux ou onusiens, sans doute. Mais pour jouer un rôle déterminant, non. D’autre part, et c’est encore plus important, s’ils voient bien la pression chinoise croissante dans toute la zone, ils ne sont pas disposés à mettre en danger leurs relations commerciales avec elles. Dans la situation très difficile où ils se trouvent, en particulier à cause de la pandémie, ils vont certainement rester prudents.
Occident impuissant
D’autre part, malgré les orientations et souhaits de certains experts ou responsables américains, on ne va pas assister face à Pékin à la formation d’un bloc occidental comparable à celui de la Guerre froide face à Moscou. Sur le plan idéologique, l’Occident actuel, complexé, racialisé, auto-flagellé, en état de collapsus politique et social, ne présente plus un ensemble cohérent de valeurs, comme celles qui avaient fini par l’emporter face au communisme soviétique. Alors que le modèle chinois paraît de plus en plus attirant pour bien des pays de par le monde.
Et sur le plan économique, c’est Pékin qui mène le jeu : en novembre dernier, la Chine a signé avec 15 partenaires de la zone Asie-Pacifique un traité de libre-échange qui regroupe 30 % de la population et du PIB mondiaux, et 28 % du commerce international. Certes, l’Inde a refusé d’en faire partie. Et, en 2018, onze pays, sans la Chine, avaient signé un pacte de partenariat Trans-pacifique qui va plus loin. Mais ni les Américains (Trump avait refusé d’adhérer au pacte Trans-pacifique préparé par son prédécesseur) ni les Européens ne participent à ces nouveaux regroupements régionaux.
On ne va donc pas reproduire la Guerre froide, avec ses camps bien marqués. Et sa relative stabilité ! L’avenir des relations internationales sera sans doute marqué par l’instabilité, les crises, les réalignements partiels (différents selon les domaines, économiques ou politico-militaires) et changeants.
La Chine paraît s’y préparer. Début mars, son président a annoncé au Congrès du Peuple que désormais, dans le cadre du nouveau Plan quinquennal (le 14e), on distinguerait « les deux cercles » : celui du marché intérieur, à rendre le plus indépendant possible de l’extérieur, y compris sur le plan technologique, et celui du commerce international. C’est un sérieux bémol à l’engagement à fond dans l’économie mondiale pratiqué depuis 1978 avec Deng Xiaoping. L’autarcie revient à l’ordre du jour.
Pékin s’apprête donc à jouer sur les deux tableaux, dont les rapports et la dialectique sont aujourd’hui incertains : le grand espace asiatique (face aux États-Unis et à l’Inde) et une éventuelle reprise de la mondialisation. L’essentiel étant d’être le mieux armé possible dans les deux hypothèses, pour pouvoir, en tout état de cause, contrôler le cours des choses.
Illustration : Le porte-avions états-unien Theodore Roosevelt en exercice en mer de Chine le 15 mars 2021. Pour Joe Biden, Xi Jinping n’a « pas une once de démocratie en lui » mais est « un gars intelligent, très intelligent ». La concurrence va être rude…
Source : https://www.politiquemagazine.fr/