Le compte Twitter de Boulevard Voltaire suspendu : un tableau de Delacroix sur son profil « enfreint les règles » !, par Gabrielle Cluzel.
La censure sur les réseaux sociaux, c’est comme le cancer ou les accidents de voiture. On pense que ça n’arrive qu’aux autres. On se croit plus malin, on fait gaffe. On a appris à manier l’ellipse et l’euphémisme, et toutes les figures de style permettant de slalomer sur les pistes rouges de la casuistique politiquement correcte se muant peu à peu en woke, comme une pudique rosière devient, en prenant de l’âge, une intransigeante rombière.
Et puis, un jour, on reçoit un grand coup sur la tête. Par derrière, que personne n’avait vu venir. Complètement dingue, surréaliste, effrayant, quelque part entre un roman de Kafka et une pièce de Ionesco.
Mercredi, à 10 heures, la community manager – le mot chic pour désigner la jeune journaliste qui s’occupe des réseaux sociaux – sonne le branle-bas dans la rédaction. Le compte Twitter de Boulevard Voltaire (près de 53.000 abonnés) a été suspendu sans sommation. « Ce contenu enfreint les règles de Twitter […] relatives à la violence explicite et au contenu pour adultes dans les images de profil. »
Il n’y a qu’une image, sur ce profil Twitter : c’est, depuis sa création en 2012, La liberté guidant le peuple, d’Eugène Delacroix. Et c’est cette « photo » que Twitter exige de voir retirée. Mais non, ce n’est pas le 1er avril. On peut en rire, mais c’est à pleurer. De rage.
Qu’il s’agisse d’une réelle volonté de censure ciblant un média qui dérange – faute d’un prétexte plus convaincant – ou de l’ignorance crasse de modérateurs qui ne sont, dans les faits, que des gestionnaires d’algorithmes, indifférents à la culture française au point de ne voir dans ce tableau qu’une femme dépoitraillée, exaltée en plus d’être exhibitionniste, exhortant, un drapeau dans une main, un fusil dans l’autre, une foule insurrectionnelle et armée à la suivre… peut-être au Capitole, qui sait ?
Dans les deux hypothèses, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre, c’est très inquiétant… on a donné à une entreprise supranationale enivrée de sa propre puissance le pouvoir de piétiner sans sommation l’Histoire de nos pays, de censurer à l’envi leur patrimoine artistique, de museler arbitrairement leur presse.
Lorsque le compte de Donald Trump, encore président des États-Unis, a été suspendu, on nous a expliqué doctement que Twitter était, après tout, une entreprise privée qui avait donc toute latitude de faire la loi chez elle comme elle l’entendait. Sauf que nos gouvernants inconséquents ont laissé s’organiser des réseaux sociaux en oligopole commercial et en monopole idéologique. Si vous n’avez qu’un distributeur de gaz, d’eau ou d’électricité et que celui-ci a décidé de vous couper l’alimentation pour x raison, que pouvez-vous faire, sinon céder à son chantage ? Quel avenir pour un politique ou un média privé de moyens de communication numérique ?
La Vénus de Milo, la Madone Litta de Léonard de Vinci, Agnès Sorel en Vierge à l’Enfant, Gabrielle d’Estrées au bain ont du souci à se faire, dans un monde qui jure pourtant, croix de bois, croix de fer, être inconditionnellement Charlie.
Plus d’art, plus de contexte, plus d’Histoire, plus de symbole, plus d’allégorie… L’inculture rejoint la cancel culture dans la même appréhension totalitaire d’un présent qui n’a d’autre référence que lui-même et dont l’expression est aussi binaire qu’une programmation informatique. L’une et l’autre se nourrissent mutuellement.
En attendant, la Liberté guidant le peuple a été censurée. Et ce n’est pas une image. Au sens propre du terme.