L'Action Française dans la Grande Guerre [7] Guerre totale contre lʼEurope
Maurras et Proudhon
Nationalisme intégral et anarcho-syndicalisme
Avant-guerre une alliance tout à fait étrange au premier abord avait commencé à se cristalliser. Cette alliance avait été suscitée par lʼAction Française, qui entendait discuter directement avec ceux à qui, supposément, ils sʼopposaient de façon diamétrale : les partisans du syndicalisme révolutionnaire, héritiers de la pensée de Pierre-Joseph Proudhon notamment. Lʼobjectif était de les convaincre du bien-fondé du royalisme, le principe monarchique étant au fond « lʼanarchie + UN (le Roi) », pour reprendre une fameuse formule.
Le 17 novembre 1911 a lieu la première réunion du Cercle Proudhon. Ses principaux organisateurs sont Henri Lagrange, Georges Valois et Gilbert Maire. Un proche de Georges Sorel, connu pour sa définition du « mythe », qui encore aujourdʼhui fait autorité dans les sciences sociales, et qui est considéré comme le « frère ennemi » de Jean Jaurès, est la prise de guerre la plus importante des tenants du nationalisme intégral : Édouard Berth (photo), ancien socialiste devenu disciple, outre Sorel, de Charles Péguy. Berth partageait avec Maurras une aversion pour le parlementarisme dit démocratique, ainsi quʼune grande admiration pour lʼAntiquité.
À partir de janvier 1912 le groupe édite une revue trimestrielle appelée les Cahiers du Cercle Proudhon. Pour la République ce rassemblement de lʼultra-gauche et de lʼultra-droite était dangereux, car il rendait possible une convergence de la classe ouvrière et de la classe moyenne dirigée vers un objectif commun, la dissolution de la République, représentée par une putain se vendant au bourgeois pour les uns et par une gueuse pour les autres. Lʼanti-France voyait émerger une force bâtie sur lʼunion des contraires, qui pouvait lui être fatale. Un mouvement qui célébrerait autant le martyre vendéen que le martyre des ouvriers grévistes de Fourmies.
Pour lʼobservateur dʼaujourdʼhui, il peut paraître impensable que le syndicalisme révolutionnaire de Sorel puisse être miscible dans le royalisme nationaliste de Maurras.
En réalité les deux mouvements ont en commun de sʼopposer à lʼÉtat moderne qui au gouvernement des hommes substitue lʼadministration des choses. Au jacobinisme ils préfèrent le fédéralisme, lʼautonomie des « petites patries », des collectivités locales, dont les libertés sont bafouées par une République centralisatrice qui nie tout particularisme, prélève impôts et taxes à outrance et protège les intérêts dʼune élite nouvelle, une aristocratie financière qui vit de la rente que lui procure le crédit, cʼest-à-dire, aujourd’hui, lʼargent quʼelle prête à lʼÉtat.
Rappelons également que lʼautre grande figure du nationalisme avec Maurras, Maurice Barrès (photo), se revendiqua pendant longtemps socialiste. Il « ne craignait jamais dʼinsister sur lʼunion intime des idées nationalistes et socialistes. […] Cʼest lui qui, le premier, fit voisiner nationalisme et socialisme sous forme imprimée, dans la Cocarde, quʼil publia de septembre 1894 à mars 1895. Dans les pages de celle-ci, on trouvait associés des compagnons aussi peu faits pour sʼentendre que René Boylesve, Charles Maurras, Frédéric Amouretti, Camille Mauclair et des syndicalistes extrémistes, tels que Augustin Hamon et Fernand Pelloutier. »[1]
Au fond La Cocarde était une sorte de préfiguration des Cahiers du Cercle Proudhon. Il est à ce sujet important de prendre en considération ce quʼécrivait Maurras au point de départ de la guerre dans LʼAction Française du 2 août 1914, dont le titre en une était « La France sous les armes », en réaction à lʼassassinat de Jean Jaurès :
« Ma jeunesse a connu des socialistes presque chauvins. Il en était même dʼantisémites, dont quelques-uns se retrouvèrent, à lʼaffaire Dreyfus, contre Dreyfus ou bien sur un terrain de stricte neutralité. Lʼhypothèse dʼun socialisme nationaliste nʼétait pas plus improbable quʼune autre vers lʼannée 1894. […] Il eût été possible de prévoir comme de savoir. Lʼhistoire mieux interrogée aurait dû prévenir M. Jaurès et les socialistes qui le subissaient tous quʼils tournaient le dos à leur siècle. Lʼévolution, comme ils disent, ne va pas à lʼunité, mais bien à la diversité. Nous sommes moins près des États-Unis dʼEurope, Bainville vous lʼa souvent dit, quʼaux temps des Vergennes et des Choiseul, qui en étaient moins près quʼHenri IV, au moment du projet de paix perpétuelle, dont le simple rêve était de beaucoup inférieur à cette Unité du monde chrétien que le Moyen-Age a réalisée. Cette diversification croissante emporte des risques de guerre croissants. »
Le propos de Maurras consiste au fond à reprocher à ceux qui ont pris la tête du mouvement socialiste, et donc au premier chef Jaurès, de manquer de réalisme, de prendre, pour le dire trivialement, leurs désirs pour des réalités. Sa critique rappelle celle que faisait Marx à lʼencontre des socialistes français quand il les taxait dʼutopiques et de doux rêveurs.
De plus Maurras soutient que si les choses avaient pris une autre tournure, socialistes et royalistes auraient très bien pu se coaliser et travailler, main dans la main, à saper les bases de la société moderne, libérale et démocratique. Même l’antisémitisme ambiant à droite comme à gauche, fin XIXe – début XXe siècle, rassemble les deux courants. Il suffit de lire ces lignes écrites par Proudhon dans Césarisme et christianisme – « Le Juif est par tempérament anti-producteur, ni agriculteur, ni industriel, pas même vraiment commerçant. Cʼest un entremetteur, toujours frauduleux et parasite, qui opère en affaires, comme en philosophie, par la fabrication, la contrefaçon, le maquillage... Sa politique en économie est toute négative ; cʼest le mauvais principe, Satan, Ahriman, incarné dans la race de Sem »[2] – pour constater quʼil y avait alors un certain nombre de points dʼaccord entre ces deux écoles de pensée, en particulier dans leur dénonciation de lʼutilitarisme et du matérialisme propre à la société bourgeoise moderne.
Le cercle Proudhon fut, précisément, dissout durant lʼété 1914, au moment de la mobilisation.
Aux yeux des républicains la mobilisation fut ainsi un moment de grâce. LʼUnion Sacrée eut pour eux le mérite de mettre un terme à lʼalliance des nationalistes intégraux et des socialistes radicaux.
La synergie, par nature, est réputée décupler la force dont disposent initialement les parties qui la composent. Ce rapprochement des forces anti-système, si elle sʼétait consolidée, aurait pu briser la République. Mais le militarisme prussien, aiguillé par la boussole maçonnique, voulut que les événements advinssent autrement. (A suivre) ■
[1] Eugen Weber, LʼAction Française, Paris, Stock, 1964, p. 88.
[2] Cité par Rolland Villeneuve, Dictionnaire du diable, Paris, Omnibus, 1998, p. 792.
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