L'édito de la semaine de Theatrum belli, par Stéphane Gaudin
L'aviation de combat traverse une période charnière où les modèles hérités des générations précédentes sont remis en question par les évolutions opérationnelles récentes. Les conflits en Ukraine, au Moyen-Orient et en Asie du Sud révèlent un paysage contrasté qui interroge la pertinence des approches actuelles concernant les avions de 6ᵉ génération.
Les trois théâtres d'opération récents apportent des enseignements convergents sur l'emploi de l'aviation habitée.
En Ukraine, la campagne aérienne russo-ukrainienne constitue le corpus le plus riche pour comprendre les limites modernes. Malgré sa supériorité numérique écrasante, la Russie n'est jamais parvenue à établir une domination aérienne durable. La défense sol-air ukrainienne, devenue mobile, dispersée et renforcée par des systèmes occidentaux, a contraint les plateformes russes à rester à distance et à privilégier des frappes stand-off, c'est-à-dire depuis l'extérieur de la zone couverte par les défenses adverses. Parallèlement, les drones ont progressivement remplacé les raids habités en profondeur, redéfinissant la logique même de la projection aérienne en environnement contesté.
Les frappes israéliennes contre l'Iran en juin 2025 illustrent une méthode de pénétration habitée devenue représentative des opérations contemporaines. L'opération repose sur une ouverture S/DEAD combinant neutralisation et destruction des défenses aériennes ennemies. Cette séquence multivecteurs associe frappes de longue portée et attaques de drones, créant le corridor nécessaire aux plateformes habitées. Les F-35I et F-16I, dotés de capacités de guerre électronique, ont cartographié le spectre et ouvert un corridor aérien, tandis que les F-15I et F-16I assuraient la masse de frappe depuis la distance. L'intérêt tactique n'est pas de prouver qu'un chasseur furtif peut forcer seul une défense, mais d'illustrer un modèle où la pénétration habitée n'est qu'un des étages d'une attaque préparée et synchronisée.
L'opération Sindoor menée par l'Inde en mai 2025 confirme cette tendance. Structurée autour de frappes stand-off et de l'emploi coordonné de vecteurs non habités, l'aviation pilotée y a néanmoins joué un rôle central. Les Rafale et Su-30MKI indiens ont délivré la majorité des effets cinétiques avec des armements de longue portée, tandis que des drones d'attaque neutralisaient les défenses adverses. Le volume d'appareils engagés et leur contribution sont restés déterminants, l'aviation pilotée assumant un rôle d'effecteur principal au sein d'une manœuvre combinée.
Ces trois théâtres dessinent une constante : l'avion habité n'a pas disparu, mais son usage se raréfie dans les environnements contestés. Les plateformes pilotées deviennent des vecteurs de précision et de coordination insérés dans des architectures complexes et multivecteurs. La frappe en profondeur n'est plus un mode d'action générique mais une option exceptionnelle, conditionnée par un rapport de forces favorable.
La littérature doctrinale contemporaine identifie plusieurs lignes de force convergentes. Le manned-unmanned teaming (MUM-T) s'impose comme élément structurant des opérations futures, tant en Chine qu'en Europe. La plateforme habitée évolue du rôle de "poing" du dispositif vers celui d'orchestrateur coordonnant capteurs et effecteurs habités ou non. Le combat se centre sur le spectre électromagnétique, où la gestion des émissions devient aussi déterminante que la furtivité passive. La survivabilité dépend désormais d'une furtivité collective obtenue par coopération entre vecteurs. Enfin, la complexité et le coût croissants des plateformes habitées plaident pour des architectures transférant une part de la complexité vers des systèmes moins coûteux et plus facilement renouvelables.
Les traductions industrielles de ces doctrines convergent autour d'un chasseur furtif de grande taille à forte capacité interne. Le GCAP, le NGAD et le FCAS partagent une philosophie similaire : furtivité avancée, intégration native de traitements sophistiqués et grande modularité logicielle. La propulsion doit fournir une puissance électrique très supérieure aux moteurs actuels pour maintenir dans la cellule habitée l'ensemble des capteurs, traitements de données et capacités de guerre électronique. L'intégration des systèmes non habités est prévue dès la conception, avec des familles de drones collaboratifs destinés aux missions de pénétration, saturation ou attrition.
Ces architectures révèlent cependant des paradoxes structurels. Elles cherchent simultanément à maintenir le chasseur habité au centre du dispositif, à l'insérer dans un environnement densifié d'effecteurs autonomes et à préserver ses capacités de pénétration. Cette superposition d'objectifs produit une tension : la plateforme centrale cumule coordination, fusion de données, gestion du spectre, frappe et entrée, reproduisant le paradigme de la 5ᵉ génération plutôt qu'un modèle réellement modulaire.
La furtivité, pierre angulaire de ces programmes, voit son avantage relatif s'éroder face à la prolifération des radars multistatiques, capteurs passifs et réseaux électromagnétiques distribués. Le besoin de discrétion et le besoin d'émission pour coordonner des essaims s'opposent mécaniquement. Les programmes semblent calibrés pour les scénarios les plus exigeants qui ne représentent qu'une partie des engagements possibles, tandis que les conflits récents montrent une haute intensité dominée par l'attrition, la prolifération de drones et les défenses mobiles.
Face à ces constats, une approche française recentrée pourrait concevoir un chasseur situé au centre du spectre plutôt qu'à son sommet. Ce "Rafale X" tirerait parti des points forts de l'industrie nationale – fusion de données, guerre électronique, connectivité – tout en renonçant à faire de la plateforme habitée un réceptacle de toutes les technologies émergentes. Il conserverait une furtivité utile sans les contraintes d'une furtivité intégrale, avec une cellule pensée pour la robustesse, l'endurance et l'intégration modulaire. Les vecteurs non habités prendraient en charge les missions les plus risquées, les capteurs volumineux et les modules évoluant rapidement.
Cette approche éviterait la duplication avec le GCAP tout en structurant un paysage aérien européen cohérent, fondé sur la complémentarité plutôt que la concurrence. Le Rafale X deviendrait le pivot d'un écosystème variable, où ce n'est plus l'avion qui définit l'écosystème mais l'écosystème qui définit l'avion dont il a besoin.