Procès des attentats du 13 novembre 2015 : vous n’aurez pas notre résilience, par Natacha Polony.
Depuis 2015, certains nous vendent la « résilience » de la société française, cette formidable capacité à dépasser le traumatisme.
© Hannah Assouline
Le 13 novembre 2015 est une date dont on pressent qu’elle sera analysée comme le début de quelque chose. Et pourtant, nous avons tout fait pour l’effacer, déplore Natacha Polony.
Des chiffres, des visages, et la démesure affichée pour nous convaincre que nous sommes à la hauteur de l’événement. Le procès des attentats du 13 novembre s’ouvre et doit durer neuf mois. Vertige, tout à coup. Neuf mois… Comme une dilution de ce qui fut un paroxysme brutal, un concentré d’horreur sur quelques heures.
Au moins faut-il se dire qu’un tel procès a la vertu de faire ressortir des limbes ce qui y avait été savamment enfoui. La violence inouïe d’une attaque coordonnée. La monstruosité de ce qu’on ne saurait qualifier d’acte de guerre puisqu’il n’y était pas question de soldats mais d’innocents massacrés par des lâches. Regardons les choses en face : nous nous sommes habitués. Nous acceptons, au fond, la possibilité du 13 novembre. Nous avons absorbé l’événement comme nous avions absorbé le massacre de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. Comme nous avions accepté de vivre dans un pays où Mohamed Merah pouvait tuer des enfants juifs à bout portant. Comme nous acceptons aujourd’hui qu’un professeur, en France, ait été décapité pour ce qu’il enseignait.
Le 13 novembre 2015 est une date qui marque l’histoire de France. Une date dont on sait qu’elle figurera dans les livres d’histoire et dont on pressent qu’elle sera analysée comme le début de quelque chose. Comme un basculement. Et pourtant, nous avons tout fait pour l’effacer. Pas à l’échelle des services de renseignement. Les pouvoirs publics ont au contraire amplifié la surveillance, ont amélioré leurs dispositifs, ont déjoué d’autres attentats. Nous avons amélioré notre protection pour nous offrir le luxe de vivre comme avant, mais surtout de penser comme avant. Pour continuer à faire comme si le terrorisme islamiste n’existait pas.
Écœurante rhétorique de l’excuse
Il faut se souvenir de la campagne présidentielle de 2017.Quelques mois après l’horreur, les 250 morts, ceux de Charlie Hebdo, ceux du Bataclan, ceux de Nice. Et nous avons réussi l’exploit de faire comme si tout cela n’existait pas. Aucun débat, lors de l’élection qui engage les destinées de la France, sur la façon dont nous devions envisager collectivement ce fait : des jeunes gens qui ont grandi en Occident, dans nos sociétés, nous haïssent au point de tuer avec une froideur sadique d’autres jeunes gens. Il y a eu les fleurs et les bougies sur les trottoirs, il y a eu les « je suis en terrasse », les « vous n’aurez pas ma haine », tout ce qui permettait de vite revenir à la vie d’avant sans prendre à bras-le-corps cet encombrant et monstrueux défi à notre tranquillité de consommateurs pacifiques : nous avons engendré cette masse de frustration et de nihilisme.
Prenons garde. Il ne s’agit nullement de dire que « nous » serions coupables. On se souvient des mots du sociologue Geoffroy de Lagasnerie, caricature de petit-bourgeois se vivant comme l’avant-garde éclairée d’un peuple qu’il fantasme : les terrasses de café sont des lieux où les jeunes de banlieue seraient discriminés, où l’on refuserait de les servir, et les assassins du 13 novembre « ont plaqué des mots djihadistes sur une violence sociale qu’ils ont ressentie quand ils avaient 16 ans ».
« Le combat contre le terrorisme est aussi culturel. Voulons-nous le mener ? »
L’écœurante rhétorique de l’excuse, qui efface par magie l’infiltration islamiste dans les banlieues et la formidable entreprise de régression que constitue la radicalisation religieuse partout dans le monde, sert avant tout à amplifier la mécanique du ressentiment qui est en train de détruire nos sociétés. En revanche, ne pas analyser les forces centrifuges qui décomposent la France et détruisent toute forme de communauté politique est une folie. Faire comme si l’entassement dans des banlieues sordides de gens dont les référents culturels, les structures familiales sont à ce point opposés à ce qu’affichent les sociétés occidentales n’allait pas produire chez leurs enfants un vertige mortifère relève d’un aveuglement irresponsable.
Ne pas poser les questions qui fâchent
Depuis 2015, certains nous vendent la « résilience » de la société française,cette formidable capacité à dépasser le traumatisme. S’il s’agit de dire que, contrairement aux prédictions de tous ceux qui dénoncent à tour de bras un pays raciste et islamophobe, les Français, malgré 250 morts, n’ont jamais sombré dans la violence ou le rejet, on ne le soulignera en effet jamais assez. Mais on ne parle pas de cela. La « résilience » organisée collectivement consiste à ne surtout pas poser les questions qui fâchent, à se cantonner aux questions sécuritaires – plus ou moins d’état d’urgence, plus ou moins de peines de prison – sans jamais aller sur le terrain miné de notre identité collective et des moyens de la perpétuer.
Sommes-nous fiers de vivre dans un pays où l’on ne convoque pas Dieu à chaque phrase, où la raison humaine est le fondement de l’organisation collective, où hommes et femmes partagent l’espace public et peuvent même se désirer librement, où, malgré les horreurs et les erreurs de l’Histoire, la vie est plus belle qu’ailleurs ? Alors, demandons-nous comment le transmettre, l’affirmer, le partager, notamment contre tous ceux qui préfèrent le confort moral de la haine de soi, la satisfaction de se sentir quelqu’un de bien parce qu’on explique à l’autre qu’il est une victime. Le combat contre le terrorisme est aussi culturel. Voulons-nous le mener ?
Source : https://www.marianne.net/