Tous censeurs!, par Jean-Paul Brighelli.
« Lorsque Beaussant m’informait qu’il avait céliné une œuvre, c’est qu’il n’en restait, dans le volume et dans l’esprit, presque rien. Le verbe, on l’aura compris, se référait à Céline : Voyage au bout de la nuit, gros roman de plus de six cents pages, avait subi une cure d’amaigrissement, de sorte qu’il se présentait, dans notre collection, sous la forme d’une petite plaquette d’à peine vingt pages, dont le contenu printanier, guilleret et fleuri, n’aurait pas choqué les séides les plus soumis au politiquement correct. »
Dans l’Homme surnuméraire, roman indispensable paru à la fin 2017, Patrice Jean met en scène un héros qu’une maison d’édition prudente a chargé d’épurer les textes classiques de tout ce qui pourrait choquer notre hypersensibilité contemporaine, somme de toutes les sensibilités de toutes les « communautés » dont la co-existence non pacifique fait ce que nous appelons désormais la France. Le roman n’invente presque rien : les grandes maisons d’édition, les « éditeurs » du Net type Facebook et les producteurs de cinéma et de télévision ont des « sensitivity readers » (je vais justifier dans un instant mon usage de l’anglicisme) qui ont pour tâche d’épurer les contenus de façon à ne choquer personne, à commencer par les khonnards, dont le nom est légion, comme dit l’Evangile de Marc (5, 9).
Je ne voudrais pas que le lecteur s’imagine que c’est une spécificité de notre modernité que d’avoir rétabli la censure, non par voie officielle mais grâce aux ciseaux vigilants et occultes des grandes compagnies. Non, c’est une tentation cyclique, typique des périodes de crise ou de doute.
(Ami lecteur, à partir d’ici, le prof de Lettres que je suis va étaler un peu de culture. Si tu es allergique à cette denrée rare, passe ton chemin — sinon, tu es prévenu…).
En février 1880, Zola sortit Nana en volume — après l’avoir édité en feuilleton dans Causeur (pardon : le Voltaire). La maison Hachette, qui contrôlait la totalité des 75 librairies de gare françaises, refusa de le proposer aux voyageurs. Il ne fallait pas qu’une adolescente non prévenue tombât par hasard sur un texte qui, que, queue.
Il faut bien comprendre que ces librairies ferroviaires vendaient alors bien plus de livres que les « Relays » que tient toujours Hachette dans nos gares modernes. Quand vous mettez dix heures à faire Paris-Marseille, vous vous équipez en littérature divertissante et en journaux de tous acabits.
Flaubert et Maupassant, ont partagé une profonde amitié. Dans leur correspondance transparaît la bienveillance de l’aîné envers son cadet pour lequel il fut un véritable guide. Image: “La terre a des limites, mais la bêtise humaine est infinie – Correspondance”, Éditeur : Le Passeur. DR.
La IIIe République, consciente de l’énormité de l’attentat contre les productions de l’esprit, et désireuse d’éliminer les dernières traces du Second empire honni, passa l’année suivante une loi (29 juillet 1881) levant toute censure sur la presse et les livres. Cela n’empêcha pas Hachette, cette même année, de refuser de vendre un recueil de nouvelles de Maupassant regroupées sous le titre de la plus célèbre d’entre elles, la Maison Tellier — l’histoire fort drôle d’un bordel de Fécamp dont les pensionnaires ont un jour de vacances pour aller assister à la première communion de la nièce de la tenancière. Puis, en 1883, ce fut le premier roman de Maupassant qui connut la même censure arbitraire. Pensez, Une vie racontait une histoire d’adultère, un phénomène si exceptionnel qu’on devait le passer sous silence. Maupassant, qui se rappelait que la Bovary de son maître Flaubert avait été traînée sur le banc d’infamie, s’en amusa et pondit une pétition fort bien argumentée, immédiatement signée par tout ce que la France comptait de bonnes plumes — celles avec lesquelles on écrit, pas celles que l’on taille.
« La maison Hachette, écrit-il, qui détenait le droit excessif et abusif de vente de toutes les gares de France, quittant le rôle d’intermédiaire passif qui pouvait seul faire tolérer cet exorbitant monopole, rétablit à son profit l’ancien visa, l’ancien veto. »
On se rappelle qu’il y a déjà quelques années, Facebook avait censuré une reproduction de l’Origine du monde de Courbet : le logiciel de Mark Zuckerberg a du mal à faire la différence entre une toile de maître et une pub pour Jacquie et Michel. Plus récemment, Hachette (encore eux !) a accepté qu’une de ses filiales américaines, Grand Central Publishing, refuse d’éditer A propos of nothing, le livre de mémoires de Woody Allen (contre lequel, rappelons-le, aucune charge n’a jamais été retenue, mais il fallait faire plaisir à son beau-fils, Ronan Farrow, qui a décidé d’enfiler les patins de son hystérique de mère.
Et je préfère ne pas imaginer ce qui se passerait, là-bas et ici, si demain Roman Polanski décidait de raconter sa vie…
Maupassant, dans sa diatribe, expliquait que tolérer un tel monopole de la diffusion et de la censure pouvait à terme autoriser une société privée à ne diffuser que la presse qui lui plaisait et les opinions qu’elle jugeait conformes. Ou soutenir les hommes politiques de son choix. Les rézosocios exercent déjà ce type de contrôle. Essayez d’avoir une pensée non conforme sur l’islam ou sur le Covid, vous verrez. Mais les maisons d’édition en font autant, de façon plus feutrée. Bien sûr vous trouverez toujours un minuscule éditeur pour publier vos opinions. Mais de là à ce que votre livre soit diffusé — étant entendu que trois ou quatre structures spécialisées couvrent la France entière et que ce sont elles qui placent les livres sur les rayons — ou ne les placent pas. Et se sucrent magistralement au passage. Oh, vous pouvez toujours commander un livre… Encore faut-il savoir qu’il existe.
Roman Polanski, décembre 1981. © Philippe Wojazer / AFP
La censure n’existe pas — sauf que des compagnies privées se sont substituées à l’Etat pour y pourvoir. Autrefois, on censurait les livres selon leur rapport à la « morale » officielle — c’est ainsi que l’on a pilonné la première édition des Fleurs du mal, dont les exemplaires subsistants se vendent fort cher, comme je l’ai raconté jadis. Mais il n’y avait qu’un État, qu’une morale. Désormais, il y a dix mille morales en même temps, chacune garante du politiquement correct tel que le ressent tel ou tel groupe microscopique qui hurle d’autant plus qu’il est peu représentatif. Et comme il n’y a plus que des groupes, dans notre beau pays, ça hurle partout.
Dès qu’un présentateur de télévision déplaît à l’establishment de gauche qui tient le haut du pavé de la sensibilité, il est fusillé d’avance. Zemmour en fait aujourd’hui les frais — ou Pascal Praud, sur lequel Causeur a fait sa couverture de juillet. L’étiquette suffit à révoquer par avance. « Pédophile » pour Woody Allen, « violeur » pour Polanski, « fasciste » pour Zemmour, « populiste » pour Praud.
On peut aimer ou ne pas aimer tel ou tel livre, tel ou tel commentateur. On peut couper sa télé, ne pas acheter tel livre — ou ne plus participer à la mascarade des rézosocios. J’ai récemment fermé mon compte Facebook, pourtant très suivi par quelques milliers d’« amis » et bon nombre d’ennemis, parce que je n’ai pas vu d’autre issue contre la vague, la déferlante, le tsunami de prétention, de bêtise et de méchanceté.
Mais c’est au fond ce que cherchent les bien-pensants d’aujourd’hui : ils entendent rester entre eux, c’est leur vision de la démocratie. Eh bien, je suis assez content qu’ici, nous soyons entre nous — dans une minuscule république où chacun s’exprime comme il l’entend. Surtout, comme disait Maupassant, s’il le fait avec talent — et il contestait vigoureusement la capacité de Hachette d’avoir sur les œuvres un jugement esthétique compétent. Mais dans le chœur des hurlements contemporains, qui se soucie encore du talent ?
Allons, une petite lueur d’espoir vient du marché lui-même. Quand Hachette réalisa que Maupassant en était au vingtième tirage d’Une vie, qui partait comme des petits pains, il réinstalla le roman sur ses étagères de gare, de façon à profiter des ventes. C’est dit : je vais écrire le livre ultime sur l’école qu’on me demande, tout plein de vérités déplaisantes, je vais l’écrire du mieux que je peux, avec le sens de la mesure qui me caractérise et sans un soupçon de polémique, et l’on verra bien qui s’oppose à sa publication — s’il se vend.