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Quelle stratégie sanitaire ? : Grand entretien avec Jacques Sapir.

ENTRETIEN. Jacques Sapir est économiste et contributeur régulier à la revue Front Populaire. Nous avons sollicité son avis sur les récentes déclarations de politique sanitaire du président de la République. Un entretien dense à même de nourrir la réflexion.

Front Populaire : Qu’avez-vous pensé de l’allocution d’Emmanuel Macron du 12 juillet ?

Jacques Sapir : Il y avait plusieurs éléments, imbriqués l’un dans l’autre, dans cette allocution. Bien entendu, ce que l’on a le plus retenu c’est le volet sanitaire. Effectivement, dans ce volet il y a eu l’annonce de l’obligation de vaccination pour les soignants, mais aussi le durcissement des conditions d’application du « pass sanitaire ». Cela équivalait à déclarer la vaccination quasi-obligatoire en France.

C’est évidemment un point important, alors que l’on voit bien que dans certaines régions de France, mais aussi à l’étranger, la pandémie repart du fait de l’émergence d’un « variant » qui est beaucoup plus contagieux que le précédent. Ainsi, dans les Pyrénées-Orientales, le taux d’incidence pour les 20-29 ans est passé de 16/100 000 pour la dernière semaine de juin à 185 pour la première semaine de juillet puis à 783 pour la deuxième semaine de juillet.

Sur Paris, on est passé de 51 à 138, puis à 212. On le voit, un mouvement assez général dont l’épicentre se situe chez les jeunes, 20-29 ans et 10-19 ans, mais qui menace de s’étendre aux groupes plus âgés. Le R0, qui indique le mouvement épidémique, et qui était passé sous 1 à la fin avril, et qui avait même atteint 0,66 fin juin, était remonté au-dessus de 1,2 avant l’allocution et devait atteindre au 18 juillet à 1,41 [1]. Il est clair que l’épidémie repart, et fortement.

Mais, il y avait aussi d’autres choses dans cette allocution. Il y avait une partie, courte, dédiée à la sécurité. Il y avait aussi une partie, nettement plus fournie, portant sur l’économie. Cette partie n’est pas moins importante. Elle contenait, d’une part, une défense du « quoi qu’il en coûte », qui avait été proclamé par Emmanuel Macron en mars 2020, avec implicitement ce message : nous avons fait mieux que les autres. Ensuite, on trouvait un retour aux fondamentaux du macronisme avec le retour des réformes, celle de l’assurance chômage et celle des retraites, même si elle était temporairement repoussée.

Et puis, nous avons eu droit, aussi, à un véritable couplet souverainiste, sur la nécessité de reconstruire la souveraineté économique de la France et sur la nécessité d’assurer sa ré-industrialisation. Le tout fait un curieux mélange. Alors, Il est clair que ce mélange doit beaucoup à la campagne électorale, qui a été lancée par cette allocution. Et ce mélange contribue à brouiller le message sanitaire. Emmanuel Macron n’a pas joué honnêtement sur ce coup là, au risque donc de provoquer des réactions négatives sur le volet sanitaire, un volet que l’on peut d’ailleurs approuver.

FP : Vous semblez être en accord avec les mesures sanitaires proposées par le président de la République. Comment peut-on prendre au sérieux quelqu’un d’aussi illégitime qui a tant louvoyé et menti ?

JS : Oui, c’est vrai, ce pouvoir a beaucoup menti. On se rappelle l’épisode des masques, dont on a commencé à nous dire qu’ils n’étaient pas nécessaires pour la population avant de les rendre obligatoires. On se rappelle aussi l’invitation à sortir le soir, proférée au début de mars 2020, une semaine avant que ne soit annoncé le confinement. On se rappelle encore les changements de position sur les frontières, d’abord présentées comme inutiles – rappelons nous l’inénarrable « les virus n’ont pas de passeport » avant que l’on ne décrète, mais bien trop tard et de manière peu convaincante, leur fermeture.

Tout comme on se souvient des palinodies sur la vaccination, sur les vaccinodromes, d’abord inutiles puis nécessaires, sur la vaccination devant se faire dans le même lieu pour les deux doses avant que l’on ne se rende compte qu’elle pouvait se faire partout. Et l’on ne parle même pas de la non-préparation du pays à une épidémie de cette ampleur, point sur lequel Macron n’est pas seul responsable ; Sarkozy puis Hollande ont démantelé les stocks stratégiques, en particulier les masques, et durablement affaibli l’hôpital public.

Il n’en reste pas moins que, dans ses trois premières années de mandat, Emmanuel Macron n’a rien fait, en dépit des avertissements de certains - dont Jérôme Salomon - pour corriger une trajectoire qui nous a conduit à la catastrophe. Alors, oui, ce gouvernement et ce Président ont menti, louvoyé, décrédibilisé la parole publique comme peu l’avaient fait avant eux, c’est une affaire entendue.

Est-ce autant une raison pour ne pas l’écouter quand il dit quelque chose de juste ? Une vieille anecdote que j’ai vécue lors d’un voyage en URSS en 1988 me revient à l’esprit. J’avais été affecté au laboratoire d’économie mathématique de Nikolaï Petrakov. Ce dernier se refusait de croire que, dans la France de l’époque, il puisse y avoir du chômage en me disant : « mais, vos propos sont les mêmes que ceux que tiennent les organes de presse de notre gouvernement. Comme ce dernier ne cesse de nous mentir, il ne peut en être ainsi… » [2]. Et pourtant, il en était bien ainsi…

C’est un réflexe très français que celui qui consiste à penser que tout ce qui peut provenir d’un pouvoir haïssable est nécessairement haïssable, qui consiste à penser que l’ennemi politique ne peut sur aucun point avoir raison. Pourtant, même si Adolph Hitler, et Emmanuel Macron n’est en rien comparable ni à Hitler ni à Mussolini, revenu des enfers, me disait par un beau jour de printemps que le soleil brille, serai-je obligé d’affirmer qu’il pleut à verse et que nous sommes au fin fond de l’hiver pour ne jamais lui donner raison ? Au delà, si un pouvoir haïssable vous dit de faire quelque chose pour votre bien, faut-il le refuser parce que ce pouvoir est, à juste raison, haïssable ? N’est-ce pas adopter l’attitude d’un petit enfant, avant ce que l’on nomme justement l’âge de raison, que d’agir de la sorte ?

De fait, peu me chaud de connaître les tréfonds ténébreux de la pensée du Président. Lénine, en 1914, disait aux ouvriers et paysans de Russie « prolétaire, la bourgeoisie te donne un fusil ? Prends le ! ». Aujourd’hui, paraphrasant Lénine, on pourrait dire « français, Macron te propose un vaccin ? Prends le ! ». Car la vaccination apparaît aujourd’hui comme la seule manière de retrouver une vie collective, y compris d’ailleurs des luttes collectives, dans le contexte d’une épidémie.

Alors, bien sur, il y a les mesures d’incitation forte, comme le passe sanitaire qui deviendra dans les semaines à venir obligatoire. Mais, face à une épidémie, nous savons bien que seule une vaccination généralisée peut tout à la fois protéger le plus de monde et réduire le plus possible la circulation du virus. Car, il n’est pas neutre que ce dernier circule avec 100 contaminations/jours, 1000, 10 000 voire 100 000. Naturellement, il eut été préférable que Macron agisse avec plus de clarté, et déclare que cette vaccination deviendrait obligatoire comme le sont déjà de nombreuses autres. Il eut été préférable qu’il dise que le pass sanitaire avait pour fonction de contraindre. Il eut été préférable qu’il n’en exempte pas la police, créant sur ce point un juste malaise. Mais quoi, attendiez vous du renard les mœurs du lion, comme l’avait dit Victor Hugo ?

On se doute bien que la santé des français n’était pas son seul objectif. On imagine qu’il pense à sa réélection et veut éviter un nouveau confinement qui, probablement, sonnerait le glas de ses ambitions. On devine qu’il pense à la Présidence tournante de l’Union européenne qu’il prendra, pour six mois, le 1erjanvier prochain. Si la France est toujours à la traine pour les vaccinations, dépassée qu’elle est aujourd’hui par l’Allemagne, la Belgique, l’Italie et l’Espagne, devancée par le Royaume-Uni fort de son Brexit, quelle honte pour lui dans les réunions européennes.

Oui, il y a plein de mauvaises raisons derrière les décisions d’Emmanuel Macron, plein de pensées obscures et de calculs politiciens. Mais ces décisions restent médicalement justes et socialement bonnes. Il faudrait être fou pour ne pas l’admettre.

FP : Existe-t-il des arguments imparables en faveur de la vaccination ?

JS : Les seuls arguments « imparables », en supposant que l’interlocuteur accepte de rester dans le cadre d’une logique rationnelle, consistent à dire les choses comme elles sont. Car, face à une personne ayant basculée dans l’irrationalité, il n’y a pas d’arguments susceptibles de convaincre. On est face à une personne qui vous expliquera que 2 + 2 = 5 et qu’il y a un complot international pour prétendre que 2 + 2 = 4.

Il faut tout d’abord faire un bilan de la situation. La Covid-19 n’est certes pas, et c’est heureux, la peste ou Ebola. Mais, avec 90 000 morts sur 12 mois (en France), elle a plus tué que la grippe, entre 6 et 30 fois plus. De plus, elle produit des séquelles graves sur les personnes jeunes, ce que l’on appelle la « covid-long », qui toucherait environ 100 000 autres personnes.

Les personnes qui cherchent à minimiser la létalité et la dangerosité de cette maladie sont des irresponsables. C’est une maladie très contagieuse, les chiffres de remontée des contaminations en France depuis début juillet en témoignent, et c’est ce qui explique que l’on parle d’épidémie et de pandémie. Le défi n’est donc pas seulement d’éviter de nouvelles victimes, une multiplication des séquelles invalidantes, mais de réduire aussi, autant qu’il est possible, la circulation du virus.

Quelles sont nos armes ? Les traitements en cours ne semblent pas efficaces. L’étude qui semblait montrer une certaine efficacité à l’Ivermectine a été retirée sur des soupçons de fraude [3]. On doit donc reconnaître qu’il n’existe pas d’alternatives aux vaccins (et non « le » vaccin comme le disent les antivax de tout poil).

Ces vaccins, qu’il s’agisse de BioNTech-Pfizer, de Moderna, d’AstraZeneca, de Jansen, de Sputnik-V ou de Sinovac ou Novavax, font appels à des techniques différentes, mais aussi à des processus industriels différents qui ne sont pas assimilables à un « Big Pharma » mythique [4] : Arn-messager (BioNTech-Pfizer, Moderna), adénovirus recombinant (vecteur viral) pour Astra Zeneca, Jansen et Sputnik-V (deux adénovirus pour ce dernier, lui conférant une efficacité proche des vaccins à Arn messager [5]), sous-unités protéique (Novavax), virus inactivé (Sinovac). Ils ont, cependant, des caractéristiques proches (sauf pour Sinovac qui semble moins efficace) :

- Une protection contre l’apparition de la maladie allant de 87% à 93% (2 doses) pour le variant britannique à 78-84% pour le variant indien. Cette protection cependant tombe fortement pour les personnes n’ayant reçu qu’une dose (46-60% pour le variant britannique, 32-38% pour le variant indien). Cela explique probablement les fortes contaminations de personnes vaccinées mais n’ayant reçu qu’une dose en Israël et au Royaume-Uni.

- Une protection contre les formes nécessitant une hospitalisation qui est bien meilleure, de 80% à 99% pour le variant britannique (2 doses) et de 91% à 98% pour le variant indien (2 doses). Les vaccins à Arn-messager et Sputnik-V, du fait de son utilisation de 2 adénovirus différents, obtiennent semble-t-il les meilleurs résultats, même si dans certains cas la réussite du vaccin Astra Zeneca, massivement utilisé en Grande-Bretagne s’en rapproche.

- Une faible fréquence des effets secondaires graves. Les effets signalés en France sont de l’ordre de 1028 pour un million. Les décès suspects, mais non nécessairement attribués à la vaccination, car sur un effectif se comptant en dizaines de millions il est évident que l’on aura de nombreux cas de coïncidences, sont estimés au niveau de l’UE à 75 pour un million. Dans le cas de la France, l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament a comptabilisé 959 décès après plus de 53,4 millions d’injections, soit une fréquence de 18 pour un million. Ceci est à comparer avec le taux de décès pour cause de Covid qui est actuellement en France d’environ 1700 pour un million soit 68 fois plus important. Même pour les 20-29 ans, la fréquence des décès dus à la Covid-19 est supérieure.

- Pour ce qui concerne les vaccins à Arn messagers, rappelons que cette technique est connue depuis près de trente ans et expérimentée depuis près de vingt, testée depuis plus de douze (contre le virus de la fièvre Ebola en particulier). Les effets à long-terme des vaccins, que certains rapprochent des catastrophes induites par certains médicaments, comme le Mediator, ne sauraient être comparables. Il n’y a rien de commun entre deux injections, voire trois pour les plus fragiles, où l’ARN messager se détruit en quelques heures, et l’accumulation dans l’organisme de substances prises tous les jours sur une durée de plusieurs semaines.

On voit que seule une vaccination massive peut à la fois réduire très fortement les cas graves mais aussi limiter la circulation du virus, protégeant ainsi les personnes dont le système immunitaire est affaibli (que ce soit par l’âge ou par des traitements spécifiques) et réduisant le risque d’apparition de nouveaux variants potentiellement plus dangereux et plus contagieux que le variant anglais. La très forte contagiosité du variant indien rend probablement une immunité collective parfaite inatteignable. Mais, une forte réduction de la circulation du virus rendrait le risque subi par les personnes à système immunitaire faiblissant ou déprimé entièrement gérable et réduirait significativement le risque d’apparition de nouveaux variant.

FP : Peut-on être favorable à la vaccination et opposé au passe sanitaire ? Et comprenez-vous qu’on puisse voir dans l’extension du passe sanitaire une remise en cause de notre modèle de société ?

JS : En théorie, on peut entendre cet argument. Ceux qui disent que Macron et le gouvernement auraient dû rendre la vaccination obligatoire n’ont pas tort. Je le pense aussi. Mais, prétendre que le passe sanitaire constituerait un changement radical est faux.

Il existe déjà, outre les obligations vaccinales pour les enfants, des règles rendant un vaccin spécifique obligatoire pour certaines professions (à l’éducation nationale, dans le milieu hospitalier) ou pour se déplacer dans certaines régions (cas du vaccin contre la fièvre jaune). Le passe sanitaire n’est donc pas une innovation. Sous d’autres noms, c’était déjà une pratique existante en France depuis des décennies.

Constitue-t-il une forme de ségrégation ? On a entendu bien des choses grotesques sur ce point, allant de l’« apartheid » à une comparaison odieuse avec l’étoile jaune. Un noir pouvait-il éviter l’apartheid par sa décision ? Un juif pouvait-il éviter l’étoile jaune par sa décision ? Ce qui caractérise les ségrégations réelles c’est qu’elles s’appuient sur une caractéristique de la personne que cette personne ne peut changer. Le passe, quant à lui, vous donne le choix entre être vacciné ou faire un test PCR. De plus, pour l’instant, ce choix est totalement gratuit. On ne parle de dé-rembourser les tests PCR (et la France est presque une exception avec la gratuité des tests) qu’en septembre.

Participe-t-il à un « capitalisme de surveillance » ? Il me semble abusif d’assimiler un dispositif d’urgence, appelé à ne durer que tant que la vaccination ne sera pas générale, avec d’autres dispositifs qui sont bien plus intrusif et qui, eux, sont hélas appelé à durer.

Constitue-t-il une restriction à la liberté ? Oui, mais assurément moins grande que celle imposée par les mesures de confinement. De plus, cette restriction permet une plus grande liberté pour les personnes vaccinées ou testées, qui sont actuellement majoritaires en France, et chacun a la possibilité de lever de lui-même cette restriction par le choix de la vaccination.

FP : Au nom de quoi et à partir de quand l’intérêt collectif doit-il prévaloir sur l’intérêt individuel ?

JS : La balance entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif dépend des effets non-intentionnels de l’action individuelle dans une société doublement dense, au sens démographique du terme mais aussi au sens social. Tout cela a été clairement expliqué par Hayek [6] et avant lui par Durkheim [7]. C’est ce qui fonde l’existence de règles en société.

Dans le cas présent, certains – essentiellement de jeunes adultes – affirment que, compte-tenu du risque relativement faible de la Covid-19 dans leur cas, il n’est pas de leur intérêt de se faire vacciner. Ce faisant, ils « oublient » que, dans le cas d’une maladie fortement infectieuse et dans une société dense, ce qui compte c’est la transmission, et ce qui doit être donc pris en compte est l’intérêt collectif et non l’intérêt individuel. Si la Covid-19 n’était pas contagieuse ou si ces personnes n’avaient plus aucune interaction sociale, l’intérêt individuel pourrait prendre le pas sur l’intérêt collectif. Remarquons d’ailleurs que le passe sanitaire aura justement pour effet de limiter les interactions sociales.

Une métaphore, inspirée du « paradoxe de Grossman-Stiglitz » [8], et que je racontais à mes étudiants tous les ans, mettra peut-être mieux en lumière le raisonnement sous-jacent : soit une communauté humaine limitant le plus qu’elle le peut ses contacts avec l’extérieur. Survient une maladie très infectieuse provoquant un nombre de morts non négligeable ; les membres de cette communauté disposent d’un vaccin qui, cependant, à des effets secondaires importants. Si tous se vaccinent, sur la base du choix rationnel qu’il vaut mieux supporter les effets de la vaccination que ceux de la maladie, la maladie disparaît. Mais si un membre de la communauté ne se vaccine pas, le résultat sera le même, ce qui revient à énoncer la « loi de Walras » (s’il y a équilibre dans un système à N-1 marchés, le N-unième marché sera en équilibre).

En effet, les membres de cette communauté étant guidés par leur intérêt individuel, aucun ne se vaccinera car chacun espèrera être dans la situation du N-unième membre qui bénéficie de l’effort collectif sans en payer le coût individuel. La communauté ne sera donc jamais vaccinée, sauf si elle rend la vaccination obligatoire. Pour se libérer de la maladie, la communauté a dû user d’une règle collective car l’agrégation des intérêts individuels ne pouvait produire un optimum social en ce cas.

En fait, tous ceux qui se pensent de grands défenseurs de la liberté et qui prétendent défendre leur « liberté individuelle » en refusant les vaccins ou le passe ne sont que les plus obscènes défenseurs d’un égoïsme décomplexé. Ils feraient se retourner dans leurs tombes les grands penseurs du libéralisme, de Locke à Hayek en passant par Hume et Adam Smith.

FP : Au-delà des débats argumentés et des batailles de chiffres, ne faisons-nous pas plus profondément l’expérience d’une France fracturée entre des camps irréconciliables, à savoir une « élite » inaudible et une fraction du peuple sourde à toute tentative de légitimation ?

JS : Il y a peut-être de cela, mais il y a bien d’autres choses qui entrent en ligne de compte. Il y a d’abord un fantastique recul de l’esprit scientifique depuis trente à quarante ans. Car, la mise en place, au XIXe et au début du XXe siècle de l’asepsie, des premières vaccinations, des dépistages médicaux des maladies contagieuses, se sont aussi heurtées à des résistances fortes dans la population.

Mais, il y avait une grande différence à cette époque. La gauche politique et syndicaliste menait un vrai combat pour le savoir et contre l’obscurantisme. Les militants de gauche animaient des universités populaires, des écoles. L’idée dominante était qu’il fallait faire partager le savoir au plus grand nombre, ne pas le laisser aux classes dominantes.

Puis, progressivement, s’est imposée l’idée que la savoir est « pouvoir » (ce qui est inexact, car un pouvoir peut faire usage du savoir, mais ce dernier existe indépendamment de lui), et que tout pouvoir est mauvais par essence (ce qui est également faux). Dès lors, on a cessé la lutte pour le partage du savoir et l’on s’est mis à célébrer les croyances préscientifiques des « dominés » au nom de la grande opposition dominants/dominés.

Ainsi voit-on ressurgir des croyances absurdes comme la terre plate, le créationnisme (défendu par des intégristes tant protestants que musulmans), le fait que certaines pratiques religieuses seraient supérieures à la médecine, j’en passe et des pires.

Il y a aussi la montée d’un individualisme forcené, dont le meilleur exemple est la « génération selfie » qui affirme que toute opinion est recevable, que tout se vaut et que, ce que je pense a autant droit de cité que ce que pensent des personnes ayant fait des recherches sérieuses. Ici encore, ce mode de pensée, qui est fondamentalement matérialiste au sens le plus vulgaire du terme, peut parfaitement s’hybrider avec des croyances religieuses, comme on le voit tant chez les islamistes meurtriers de Daesh que chez des fanatiques chrétiens aux États-Unis.

Il y a, enfin, une vision anhistorique de comment se produit la science, de ce qu’est une controverse scientifique et comment se construit le savoir. Un très bon exemple en est le rejet des revues médicales scientifiques au prétexte du scandale, bien réel, du Lancet en 2020. Si toutes ces personnes avaient quelques connaissances sur l’histoire des revues scientifiques et des grandes controverses, ils verraient que certaines ont connu des scandales analogues.

Oui, le monde scientifique n’est pas immunisé contre la tentation de la fraude. Mais, et c’est en cela qu’il est un monde scientifique, il réagit violemment dans les cas avérés en corrigeant les erreurs, en dénonçant les fraudes. Le Lancet a vu son équipe profondément changée. Et le Lancet n’est pas, et de loin, la seule revue scientifique dans le domaine médical.

Mais, ce rejet « en bloc » de la littérature scientifique est bien une caractéristique d’une partie de la population, petite partie en vérité, qui préfèrera toujours une vidéo Youtube qui dit ce qu’elle veut entendre à un article dûment référencé et validé qui remet en cause ses croyances.

Si fracture il y a, ce sera entre une grande majorité de gens qui se sont faits et qui se feront vacciner (plus de 37 millions au 18 juillet) et une minorité irréductible enfermée dans un autisme sanitaire, entre les millions de personnes qui se sont précipitées sur les centres de vaccination dans les jours qui ont suivis l’allocution d’Emmanuel Macron et les 100 000 à 200 000 manifestants qui prétendent, en défilant contre le pass sanitaire, protester pour la défense de leur liberté.

[1] Chiffres fournis par Covid-Tracker

[2] Mes collègues du CEMI se rappelleront certainement cette anecdote…

[3] Voir Davey M., « Huge study supporting ivermectin as Covid treatment withdrawn over ethical concerns » in The Guardian, 15 juillet 2020, https://www.theguardian.com/science/2021/jul/16/huge-study-supporting-ivermectin-as-covid-treatment-withdrawn-over-ethical-concerns

[4] Voir ma note du 4 février 2020, https://www.les-crises.fr/russeurope-en-exil-leconomie-de-la-production-des-vaccins-et-lexemple-des-mobilisations-industrielles/

[5] Jones I. et Roy P., « Sputnik V COVID-19 vaccine candidate appears safe and effective » in The Lancet, Volume 397, n°10275, pp. 642-643, 20 février, 2021.

[6] Voir Hayek, F., The Constitution of Liberty, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 1960.

[7] Dukheim E., De la Division du Travail Social, Paris, Felix Alcan, 1893

[8] Grossman, Sanford J.; Stiglitz, Joseph E., « On the Impossibility of Informationally Efficient Market » in American Economic Review, Vol. 70, n°3, 1980, pp. 393–408.

 

Jacques SAPIR

Economiste

Source : https://frontpopulaire.fr/

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