Sur le blog ami du Courrier Royal : « L’État c’est moi ! », naissance d’une infox au château de Vincennes.
L’infox la plus tenace de l’Ancien Régime est que Louis XIV aurait surgi à l’improviste au Parlement de Paris en tenue de chasse, le fouet à la main, pour s’exclamer « L’État, c’est moi ! ». L’anecdote est fausse et assimile durablement le pouvoir absolu à un pouvoir despotique.
Le lit de justice du 13 avril 1655 selon les archives
Au début du règne de Louis XIV, le château de Vincennes est l’une des résidences royales favorites du monarque. Ce dernier y passe de longs séjours en compagnie de sa mère Anne d’Autriche et de Mazarin. Il ne s’agit ni d’une garçonnière ni d’un simple pavillon de chasse visité occasionnellement comme l’est alors le château de Versailles. Le 19 mars 1655, Louis XIV annonce par lettres patentes la tenue d’un lit de justice le lendemain, où il exige l’enregistrement de divers édits fiscaux. Dès le départ du roi les parlementaires décident de délibérer sur les édits et sursoient à leur exécution. Le 9 avril, le roi, la reine et Mazarin s’installent à Vincennes pour 8 jours. Le 11 avril 1655, le roi adresse une lettre de cachet au Parlement dans laquelle il annonce sa volonté d’aller y tenir un second lit de justice le mardi 13 avril. Le roi ordonne aux magistrats de se trouver à l’heure prévue au palais en corps et en robes rouges pour le recevoir selon l’usage. La place et la tenue des participants sont très codifiées : le comte de Lude, premier gentilhomme de la chambre, remplace le chambellan aux pieds du roi, en surplomb du prévôt de Paris, Pierre Séguier de Saint-Brisson ; devant le roi dans le parquet, les huissiers de la chambre à genoux et têtes nues portent une masse d’argent dorée ; le chancelier Séguier se voit attribuer la chaise occupée durant les audiences par le greffier en chef, sur un tapis du siège royal ; en dessous le Premier président du Parlement Pomponne II de Bellièvre. La cour siège comme convenu toutes chambres assemblées dans la salle Saint-Louis en robes et chaperons d’écarlate, les présidents sont revêtus de leurs manteaux rouges et tiennent les mortiers symbolisant leur charge.
Le chancelier arrive vers 8h30 vêtu d’une robe de velours violet doublée de velours cramoisi. Il est accueilli par des conseillers du roi puis conduit à sa place : il ne reste plus qu’à attendre l’arrivée imminente du jeune monarque. Une heure passe, puis deux. À 11h Henri Pot, seigneur de Rhodes et grand maître de cérémonie annonce enfin l’arrivée du roi, des ducs, pairs et maréchaux de France à la Sainte Chapelle. Leur tenue n’est pas rapportée par le procès-verbal du Parlement. La cour envoie les présidents et conseillers de la grand-chambre pour les accueillir et conduire le jeune Louis en son lit de justice.
Le roi prend possession de son trône. Messieurs, clame-t-il, chacun sait les malheurs qu’ont produits les assemblées du Parlement. Je veux les prévenir, et que l’on cesse celles qui sont commencées sur les édits que j’ai apportés, lesquels je veux être exécutés. Monsieur le Premier président, je vous défends de souffrir aucune assemblée et à pas un de vous la demander. Et aussitôt il se retire.
Le départ du roi est imprévisible. Selon l’usage l’assemblée s’attend à ce qu’il transmette la parole au chancelier, puis qu’il accorde au Premier président l’opportunité de lui répondre. Pomponne de Bellièvre se trouve en l’espèce empêché de présenter au monarque les motifs de l’opposition parlementaire et terrifié par la potentielle portée de l’interdiction de s’assembler. La prohibition vaut-elle simplement pour les édits fiscaux litigieux, pour tout édit ou pour toute affaire ? Serait-ce la révocation du droit de remontrance, voire la dissolution du Parlement ? Le lendemain matin il se rend au château de Vincennes pour éclaircir la situation auprès de Mazarin, car le roi n’est prétendument pas encore levé. Le ministre écoute l’inquiétude du magistrat, s’entretient avec le roi puis revient vers lui. Le roi aurait affirmé n’avoir aucun mécontentement de son Parlement. Le Premier président repart plus confus que la veille. Il s’empresse d’envoyer de nouveaux émissaires remercier très humblement le jeune monarque d’avoir témoigné être satisfait des officiers de son Parlement, avec de très humbles supplications de le conserver en ses privilèges, de lui permettre de continuer ses assemblées pour la lecture des édits et l’émission de remontrances. Les négociations se poursuivent jusqu’au 16 janvier 1657 où le roi affirme enfin au Premier président qu’il considère le Parlement comme la première compagnie de son État et qu’il veut la conserver dans toute l’étendue de sa fonction. En contrepartie, le Parlement ordonne le lendemain l’exécution des édits.
Mésinformation
Cet événement est transmis à la postérité par trois contemporains n’ayant pas assisté à la scène, d’où quelques déformations. Le médecin Guy Patin affirme dans une lettre du 21 avril 1655 que le roi défend au Parlement de s’assembler davantage contre ses édits de sa propre bouche, sans autre cérémonie, qualifiant même la séance de simple voyage fait au Parlement. Le marquis de Montglat François-de-Paule de Clermont écrit dans ses mémoires que le roi part du château de Vincennes le matin du 10 avril pour surgir au Parlement en justaucorps rouge et chapeau gris avec toute sa cour en même équipage. Dans son lit de justice, il défend au Parlement de s’assembler et après avoir dit quatre mots, il se lève et sort, sans ouïr aucune harangue. Françoise de Motteville affirme dans ses propres mémoires qu’en 1654 le roi vient une fois du bois de Vincennes au Parlement en grosses bottes leur défendre de s’assembler. Ainsi deux auteurs sur trois proposent une date erronée. Ils sont également deux à ne pas indiquer qu’il s’agit d’un lit de justice et deux à affirmer que le roi défend au Parlement de s’assembler sans limiter cette interdiction aux édits fiscaux. Tous prétendent que la venue du roi au Parlement est imprévisible. L’annonce du roi ayant été faite par lettre close il n’est guère étonnant que les contemporains n’en aient pas eu connaissance. Quant à la tenue du roi, il est curieux que des témoins indirects puissent être plus précis que le procès-verbal du Parlement de Paris pourtant peu avare en détails vestimentaires. Ce silence étrange indique peut-être effectivement l’absence de l’habit violet traditionnel. Quoi qu’il en soit le justaucorps rouge, le chapeau gris et les grosses bottes désignent un habit de cavalier dont l’image traduit à merveille le réel empressement de Louis XIV à quitter son lit de justice et l’illusion d’une arrivée à l’improviste.
Décontextualisation
Les auteurs postérieurs se hissent sur les frêles épaules de leurs prédécesseurs au prix de nouvelles approximations fatales. Ainsi la date du lit de justice disparaît, l’habit de Louis XIV devient plus transgressif, le discours plus autoritaire : le jeune homme de 17 ans a mué. Selon le duc Saint-Simon ce n’est pas seulement le chapeau du roi qui est gris mais l’ensemble de sa tenue. Il tient désormais son lit de justice avec une houssine à la main, dont il menace le Parlement en lui parlant en termes répondant à ce geste ! La houssine est une baguette de bois parfois utilisée pour le dressage de jeunes chevaux ; Saint-Simon affirme peu subtilement que le Parlement est littéralement mené à la baguette. Les anachronismes s’accumulent. Le château de Vincennes cesse progressivement d’être une résidence royale dans les années 1670 au profit du château de Versailles jusqu’à ce que les rôles des deux domaines soient parfaitement inversés : désormais Vincennes n’est plus qu’un terrain de chasse occasionnel. Lorsque Voltaire rédige son Siècle de Louis XIV en 1752 il semble évident que si le roi vient de Vincennes à l’improviste en tenue de cavalier, c’est qu’il est en pleine partie de chasse ! Le philosophe n’a donc aucun scrupule à prétendre que le roi surgit brusquement dans la grand-chambre en habit de chasse suivi de toute sa cour. Il entre au Parlement en grosses bottes, le fouet à la main et prononce ces mots : « On sait les malheurs qu’ont produits vos assemblées ; j’ordonne qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes édits. Monsieur le Premier président, je vous défends de souffrir des assemblées, et à pas un de vous de les demander ». Les contemporains n’ont pas relevé l’existence d’un fouet dont l’usage n’aurait pas manqué de satisfaire leur curiosité, l’anecdote n’est donc pas plus crédible que la houssine de Saint-Simon.
Désinformation
Voltaire entretient volontairement la confusion entre le lit de justice de 1655 conduisant en pratique à la confirmation du droit de remontrance et la révocation de ce même droit le 24 février 1673. En effet, il rapporte apparemment fidèlement le discours du roi mais supprime un passage essentiel : Louis XIV demande de cesser les assemblées commencées sur les édits qu’il a apportés, et non sur tous les édits ! Il persiste en 1769 dans son Histoire du Parlement de Paris en rajoutant : « On se tut, on obéit : et depuis ce moment, l’autorité souveraine ne fut combattue sous ce règne ». À cause de Voltaire le pouvoir absolu du roi semble illimité, ne connaissant plus d’autres bornes que celles de l’État. Il ne manque finalement à cette mystification qu’une expression racoleuse que Charles Duclos lui offre dans les Mémoires secrets sur le règne de Louis XIV, la Régence et le règne de Louis XV, publiées à titre posthume en 1791. L’auteur imagine que le prince, dans ses temps de prospérité, choqué qu’un magistrat dise « le roi et l’État », l’interrompt en disant : « l’État, c’est moi ». Duclos n’associe pas expressément cette répartie cinglante au lit de justice de 1655, l’ultime confusion est réalisée en 1818 par Pierre-Édouard Lemontey. Le marquis de Montglat affirme dans ses mémoires que le roi ne prononce que quatre mots lors de son fameux lit de justice ; il suffit à Lemontey de déformer légèrement l’euphémisme et voici que « Le Coran de la France fut contenu dans quatre syllabes et Louis XIV les prononça un jour : L’État, c’est moi ! ».