« Sans doute nos contemporains vont-ils progressivement découvrir qu’il est des retours en arrière salutaires », par Patrick Buisson.
Votre dernier essai est un plaidoyer pour le catholicisme populaire et ses marques de dévotion extérieures. Le pèlerinage parisien du 29 mai dernier sous l’égide du diocèse de Paris en mémoire des martyrs de la Commune a dû vous réjouir. Que vous inspire l’attaque par l’extrême gauche dont elle a fait l’objet ?
La haine du sacré est depuis l’origine le moteur de la modernité. Ce qui est nouveau, c’est que la volonté d’en effacer jusqu’à la moindre trace dans l’espace public s’exprime aujourd’hui avec une intensité et une violence sans précédent à travers la christianophobie ambiante et, n’en déplaise à d’aucuns, à travers certaines formes laïcistes du rejet de l’islam. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce ne sont pas les libres-penseurs et les athées qui ont fait du sacré une terra incognita pour une majorité de la société française mais le clergé conciliaire qui s’est acharné à en détruire toutes les expressions populaires qui formaient le substrat du christianisme de masse. Les adeptes de l’« enfouissement » ont été en réalité les fossoyeurs du catholicisme en France. Par un étrange paradoxe, ceux qui parlaient le plus de l’évangélisation des pauvres n’ont eu de cesse d’éradiquer tous les moyens qui rendaient l’Évangile accessible aux pauvres. En particulier ces moyens pauvres du sensible et du sensoriel qui assuraient la circulation du sacré et répondaient au besoin de merveilleux de l’âme humaine.
Sous couvert de solidarité avec le prolétariat, nul n’a plus œuvré que le clergé progressiste pour prolétariser les petits et les humbles en les dépouillant de leurs racines et de leur culture. L’ancien directeur de La Vie, en digne héritier des entrepreneurs en démolition du catholicisme populaire, nous explique avec l’autorité d’un nouveau docteur de l’Église que le Christ n’avait pas le sens du sacré puisqu’il a été condamné pour blasphème, et que l’important, c’est la sainteté. Ah bon ! En lisant saint Jean (II, 14-16), je me dis que le Christ devait avoir un peu plus le sens du sacré que ce M. Denis, ou alors sa sainteté devait connaître des intermittences, car pourquoi, dans ce cas, a-t-il chassé avec pertes et fracas les marchands du Temple, en se faisant un fouet avec des cordes et en les couvrant de mots qu’on ne saurait qualifier ni d’aimants ni d’aimables ? Il faut vraiment être au dernier degré de la dégénérescence moderne, sans même avoir l’excuse d’être allemand et protestant, pour imaginer un Dieu insacré.
Quelles conséquences voyez-vous à cette disparition du sacré ?
La question du sacré n’est pas un symptôme. Elle est au cœur de la crise de civilisation. On ne fait pas société, on ne fait pas communauté sans religion, fût-elle séculière, civile ou politique. La religion, ce sont les murs porteurs. Sans sacré partagé, l’édifice menace ruine et finit par s’écrouler. La faiblesse symbolique des sacrés de substitution que sont, sur le plan politique, la République et, sur le plan matériel, la religion des choses ne leur aura guère permis de faire illusion au-delà de quelques générations. En distinguant « transascendance » et « transdescendance », Jean Wahl a bien montré qu’il ne suffit pas de dépasser. Encore faut-il savoir si c’est par en haut ou par en bas. Les religions modernes sont des transdescendances incapables de s’opposer au trop-plein conquérant de l’islam . Que faire face à cette dynamique qui est devenue le problème central, sinon chercher à réveiller le feu sacré de la religion historique des Français ?
Dans une récente tribune parue dans La Croix, le théologien et politologue Jacques Rollet vous reproche à mots couverts de mélanger – à l’instar de Charles Maurras – foi et religion, et de voir en somme dans le catholicisme un outil politique de régulation sociale. Et de citer la phrase de Monseigneur Marty en 1968 : « Dieu n’est pas conservateur… » Que lui répondez-vous ?
Quelle idée, de citer ce pauvre Marty et de nous rappeler comme une sentence fameuse ce minable accès de démagogie cléricale comme si, en Mai 68, la chienlit avait eu besoin qu’on la bénisse. Bien sûr que si, Dieu est conservateur ; si Lui ne l’est pas, qui le sera ? Créer l’homme, c’est implicitement vouloir le conserver, et il se trouve qu’il a même explicité cette volonté de conserver par la rédemption. La résurrection des corps est le plus beau, le plus grand de tous les programmes conservateurs. Mon Dieu, que ces petits gris sont petits, et gris. Eux qui sont là pour transmettre le dépôt de la foi, ils devraient avoir honte de jouer ainsi sur les mots. La transmission est, par étymologie, la tradition, et elle suppose qu’il y a quelque chose à transmettre, donc la conservation. Par opposition, les clercs conciliaires auront été les bigots de la modernité ou, si l’on préfère, les intégristes de la désintégration. Pour le reste, l’Église a été grande dans notre Histoire, non en tant que force de régulation sociale, mais à travers son extraordinaire aptitude à créer du lien, à être au sens propre une religion. De religare : « ce qui relie ». Elle fut à la fois religion du sol et religion du ciel, microscosme et macrocosme, reliant en même temps les hommes entre eux et les hommes à Dieu pour former ce trésor civilisationnel infiniment supérieur aux autres que fut la chrétienté. Le drame aura été, au moment où les organisations séculières empruntaient au catholicisme la recette de ses robustes socialités, d’abandonner les terrains sur lesquels l’Église avait pris un bon millénaire d’avance et, comme l’a si bien dit Georges Suffert, de « se coucher devant les nouveaux dieux comme un chien devant son maître ».
Dans Le Figaro Histoire, l’avocat, essayiste et député Jean-Louis Thiériot, quoique laudatif, fait cependant le grief à votre livre de manquer d’espérance. On peine à croire que votre devise soit « no future »…
Au contraire, les raisons d’espérer ne manquent pas. Attendez le tome II ! D’abord, ceux qui ont brandi le christianisme comme l’étendard d’une « conversion personnelle », les nouveaux cathares, ont si bien rayonné qu’ils ont pratiquement disparu. L’espèce des chrétiens progressistes ne s’est pas reproduite. Ils n’ont pas été semence de chrétiens mais semence de vide. Cela libère la place. On juge l’arbre à ses fruits, dit l’Évangile, et le jugement de l’Histoire aura, sur ce point, été cruel. Ensuite, avant de s’interroger sur les capacités de renaissance, il faut faire l’inventaire et comprendre ce qui a été détruit, par qui et pourquoi. Enfin, à l’heure où la pandémie impose un coup d’arrêt au stupide mantra de la « marche en avant » et du « aujourd’hui mieux qu’hier et bien moins que demain », sans doute nos contemporains vont-ils progressivement découvrir qu’il est des retours en arrière salutaires. Celui de l’Allemagne après douze ans de nazisme. Celui de la Russie après soixante-dix ans de stalinisme. Pourquoi ce qui a été possible dans l’ordre politique ne le serait pas sur le plan surnaturel ?