Règles imbitables et ras-le-bol général : les "Gaulois réfractaires" sont de retour, par Gérald Andrieu et Natacha Polony.
"Il faut signer une attestation pour nous déplacer ? On en signe trois d’affilée lors de la même promenade."
© Hans Lucas via AFP
Attestation dérogatoire de déplacement, permission des 20 km, de 8 m2 par client dans les boutiques... Beaucoup de Français sont entrés en sourde résistance face au nouvel ordre sanitaire.
C’est une révolution à bas bruit, une sourde résistance au nouvel ordre sanitaire. On ne parle pas des fêtards de Joinville-le-Pont ou d’ailleurs, à 300 dans un loft, au mépris des règles élémentaires. On ne parle pas des endurcis persuadés que le virus n’existe pas ou que le masque est un outil de contrôle des masses. La révolution n’est jamais faite par les révolutionnaires les plus farouches. Elle est toujours provoquée par la bascule des citoyens raisonnables, ceux qu’on n’attendait pas là mais que les excès de la puissance publique ont fait basculer.
C’est le spectacle de ces gens qui, discrètement, font demi-tour lorsqu’ils aperçoivent un contrôle de police parce qu’ils ont renoncé depuis longtemps à remplir une attestation dont ils savent qu’elle serait de toute façon mensongère. C’est cette dame comme il faut qui a coché la case « assistance à une personne vulnérable » pour aller voir une amie, parce qu’elle n’en peut plus de tourner en rond chez elle. Et la limite des 20 km qui est en train de modifier la géographie française et les règles de la relativité puisque, l’air de rien, certains Parisiens se promènent en Normandie ou dans le Vaucluse (« Comment ça, Paris-Avignon, c’est plus de 20 km ? »).
"Le système de l’attestation"
Emmanuel Macron, dans sa dernière allocution télévisée, le 24 novembre, a eu cette phrase merveilleuse : « Le système de l’attestation restera en vigueur, car c’est ce qui nous a permis d’obtenir ces bons résultats » – c’est-à-dire le recul du virus. Pendant ce temps, nos voisins allemands se gaussent et parlent de notre « Absurdistan autoritaire ». Et c’est l’impression générale. Celle d’une machine qui s’emballe et d’un machiniste qui refuse de renverser la vapeur. Une administration qui a inventé l’attestation dérogatoire de déplacement avec petites cases à cocher et déclaration sur l’honneur ne peut pas admettre que celle-ci n’est qu’une vaste blague et qu’il faudrait la supprimer. Alors elle y ajoute des cases pour les nouveaux motifs de sortie autorisée.
La faute aux irresponsables, diront les gardiens de la vertu sanitaire ; il faut les empêcher de nuire. Et, de fait, on a du mal à éprouver la moindre sympathie pour les fêtards de tout poil, quand la nouvelle flambée épidémique et le confinement qui l’accompagne vont jeter dans la misère et le désespoir tant de commerçants, de restaurateurs, d’indépendants, de précaires. Mais la colère sourde qui se fait jour n’est pas celle des égoïstes et des complotistes persuadés que l’épidémie n’existe pas. Elle est celle des citoyens lambda qui n’en peuvent plus des règles absurdes et des interdits arbitraires ou vexatoires.
Un exemple ? Après le commentaire de PowerPoint du « chief transformation officer » Emmanuel Macron, le ministre de l’Économie a dû expliquer le lendemain sur l’antenne de la première matinale radio du pays la règle des 8 m2 par client dans les boutiques. Et de préciser que les commerçants ne devaient plus retirer de leurs calculs l’espace occupé par… les présentoirs et les rayonnages, comme le voulait la règle précédente des 4 m2. Et d’ajouter qu’un client qui venait dans un commerce accompagné d’un enfant comptait évidemment pour « une seule personne » et non deux ! Mieux : pour contrer les skieurs invétérés qui voudraient profiter de l’ouverture des stations suisses, Emmanuel Macron découvre l’utilité des contrôles aux frontières, lui qui avait expliqué en février qu’il était inutile d’empêcher les innombrables avions en provenance de Chine d’atterrir à Roissy au motif que « le virus n’a pas de passeport ».
Désobéissance pas toujours très civique
Comme un hommage du gouvernement à René Goscinny et aux Douze travaux d’Astérix dans lequel les deux héros à moustaches, pour leur huitième épreuve, parcourent la « maison qui rend fou », un immeuble qui, en matière d’obscure bureaucratie, n’a rien à envier à la Poste ni à la Sécurité sociale. Ils doivent mettre la main sur le laissez-passer A-38. En vain. Ils remportent l’épreuve, après avoir erré de bureau en bureau et de couloir en escalier et réciproquement, lorsqu’ils finissent par demander aux administratifs en toge le laissez-passer A-39… qui n’existe pas. De quoi rendre fous les ronds-de-cuir de la « maison qui rend fou ».
Les « Gaulois réfractaires » sont en train de jouer le même tour à Emmanuel Macron. Il faut signer une attestation pour nous déplacer ? On en signe trois d’affilée lors de la même promenade. Histoire de faire durer le plaisir. Les bars et restaurants sont fermés ? Oui, mais il existe des portes dérobées, il suffit de savoir les trouver. Henry David Thoreau avait théorisé la désobéissance civile, l’exécutif a fait germer partout sur le territoire de la désobéissance… pas toujours très civique.
Cette épidémie a l’étrange faculté de mettre en lumière tous les travers de nos sociétés. Elle a démontré avec violence combien la désindustrialisation nous rendait dépendants de puissances pas franchement alliées. Elle éclaire jusqu’à l’absurde l’art français d’étatiser la bureaucratie folle engendrée par l’industrialisation des processus et le fantasme de performance et d’optimisation propre au néolibéralisme. Toutes ces paperasses, ces réunions inutiles, ces analyses de « process », si chères au management moderne, l’administration française les adopte avec délectation pour inventer des alinéas et des codicilles à chaque décision, elle-même délirante. Quel rêve, des êtres humains appliquant à la lettre des procédures préétablies – des êtres nettoyés de l’humain…
Cercle vicieux
On appelle cela un cercle vicieux. Des citoyens outrés d’être infantilisés se mettent à adopter des comportements d’enfant frondeur face aux règles arbitraires que produit un pouvoir débordé pour faire croire qu’il a encore la main. Le contraire absolu de la démocratie, cet idéal d’autonomie dans lequel des individus responsables se fixent collectivement leurs propres règles, et les respectent justement parce qu’elles émanent d’eux ou de leurs représentants légitimes.
Nous ne sommes pas des Sud-Coréens. Pas non plus des Allemands. Et cela rend sans doute plus difficile la gestion de cette épidémie. Mais la réponse ne peut se trouver que dans l’approfondissement, le retour à ce que nous sommes : un peuple éminemment politique, qui croit que des êtres humains lucides et éclairés peuvent se gouverner eux-mêmes. Encore faut-il ne pas fantasmer une nostalgie de la figure du roi et s’appuyer sur ces Français, amplement majoritaires, qui cherchent le juste équilibre entre les impératifs sanitaires et la continuité de la vie dans toutes ses dimensions, économique, sociale et tout simplement humaine.
Source : https://www.marianne.net/