«L’Union européenne s’attaque à l’héritage culturel des sociétés qui la constituent», par Par Max-Erwann Gastineau.
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Le 16 septembre, Ursula Von der Leyen, a prononcé un discours sur «l’état général de l’Union». La présidente de la Commission européenne a exposé sa volonté de construire une «société européenne», transcendée par des «valeurs» communes. Max-Erwann Gastineau y voit un danger pour la souveraineté des États-nations.
Prononcé le 16 septembre dernier dans un relatif anonymat, le discours de la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, sur «l’état général de l’Union» acte une évolution majeure et non moins sous-jacente au grand dessein transnational européen: la volonté de construire plus qu’un marché, une «société européenne», transcendée par des «valeurs» communes.
En témoigne la toute fin de ce discours, consacrée aux «droits des minorités». Nous devons «lutter contre les discriminations», s’attaquer aux «préjugés inconscients» et, dans cette perspective, promet Von der Leyen, mettre en œuvre une «stratégie visant (…) la reconnaissance mutuelle des relations familiales dans l’UE» (mariage homosexuel, homoparentalité, théorie du genre dans l’enseignement...). Dans une Europe où chacun doit pouvoir vivre conformément à son «identité», à l’intérieur de sociétés marquées par le «pluralisme» et le principe de «non-discrimination», les questions sociétales ne relèvent plus de la libre appréciation des États. Elles doivent devenir l’affaire des garants de l’Union, et donc de la Commission.
Cette offensive «sociétale» ne vise pas uniquement certains États récalcitrants (Hongrie, Pologne). Elle concerne l’ensemble européen et doit, à ce titre, être resituée dans le contexte d’une mutation plus générale. Celle-ci se produit sous l’effet mécanique de deux tendances complémentaires, découlant l’une de l’autre. Une tendance «psycho-historique» et une tendance «juridico-politique».
La prétention d’États ou de partis à défendre une vision de la famille inspirée de traditions nationales et spirituelles singulières, ou à faire primer la cohésion de la nation sur l’avènement d’une société « ouverte » et multiculturelle n’est-elle pas seulement jugée dépassée mais coupable de contrevenir aux termes du contrat que l’Europe post-hitlérienne s’est promise de ne jamais rompre.
La première tendance fait écho à un axiome bien connu: «Le nationalisme, c’est la guerre!» Dans une Europe marquée par les horreurs du XXème siècle, le sacrifice de l’irréductible multiplicité des communautés humaines sur l’autel du salut collectif, le nationalisme - ou l’exaltation de particularités historiques et culturelles nationales - n’est plus une option. Il convient d’en déminer la charge explosive et, à cette fin, de bâtir les termes d’une citoyenneté post-culturelle, déliée de tout ancrage historique, fondée sur le strict attachement de ses titulaires aux valeurs universelles inscrites dans l’ordre constitutionnel. Cette proposition, théorisée dans les années 1970 par le philosophe Jürgen Habermas sous le nom de «patriotisme constitutionnel», a fait école et recomposé en profondeur la nature du lien qui relie le citoyen à son État. Ainsi la prétention d’États ou de partis à défendre une vision de la famille inspirée de traditions nationales et spirituelles singulières, ou à faire primer la cohésion de la nation sur l’avènement d’une société «ouverte» et multiculturelle n’est-elle pas seulement jugée dépassée mais coupable de contrevenir aux termes du contrat que l’Europe post-hitlérienne s’est promise de ne jamais rompre.
La seconde tendance, juridico-politique, découle de la première. La délégitimation de la nation comme communauté politique reposant sur une identité spécifique n’a pas seulement accéléré l’ «ouverture» des sociétés européennes à l’appel d’autres valeurs, plus libérales, elle a instruit la légende noire de la souveraineté populaire. «Hitler n’a-t-il pas été élu?», ne se plait-on jamais à rappeler (au mépris, d’ailleurs, de la réalité historique la plus élémentaire)?
La souveraineté populaire a perdu de sa légitimité et, avec elle, le pouvoir de prescription du politique. Un principe de précaution s’institue désormais contre tout parti ou régime prétendant correspondre aux aspirations majoritaires. Ainsi sommes-nous passés de la démocratie fondée sur l’idée répandue par la Révolution française de «souveraineté du peuple» - et son corolaire: la loi comme expression de la volonté générale - à une «idée juridique de la démocratie», résume Marcel Gauchet, qui met en son centre la sauvegarde et l’extension des droits et des libertés individuels jadis bafoués, désormais protégés par l’État de droit ; le développement de juridictions indépendantes.
La grande attention portée à ces droits et à ces libertés parcourt l’ensemble du monde occidental. Mais elle se double en Europe d’un processus de «déterritorialisation» du droit, consubstantiel au projet européen d’ «union sans cesse plus étroite entre les peuples», qui favorise l’avènement d’un «État de droit supranational» d’où les citoyens sont pensés comme émancipés du cadre national. «Puisque les droits sont universels, comment pourrait-on leur opposer des barrières géographiques plus ou moins contingentes qui n’ont rien à voir avec leur essence? C’est le procès que véhicule implicitement la notion d’État de droit», note implacablement Gauchet. Procès de l’État, comme représentant légitime des intérêts d’une collectivité humaine unifiée sous sa bannière, et de la Nation, comme cadre historique de la démocratie.
La CEDH joue le rôle de juge fédéral, dans la mesure où sa jurisprudence est aujourd’hui largement reprise par le juge constitutionnel national, qui l’impose ensuite au Législateur.
Dans cette entreprise d’affirmation d’une citoyenneté post-culturelle, assise et confortée par l’État de droit, la Commission européenne dispose d’alliés de taille, tels que la Commission européenne pour la démocratie par le droit - dite «Commission de Venise» - ou la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Bien qu’extérieures à l’Union européenne (puisqu’elles dépendent du Conseil de l’Europe), ces instances participent à l’uniformisation des systèmes juridiques nationaux et à la réification des «valeurs» inscrites dans les traités. Dans son avis sur le degré de comptabilité de la Constitution hongroise - qui, rappelons-le, fait explicitement référence aux racines chrétiennes de la nation - avec la Convention européenne des droits de l’homme, la Commission de Venise affirme qu’ «une constitution doit éviter de définir ou de fixer une fois pour toute des valeurs.» Les États, poursuit-elle, doivent se déterminer «en fonction des circonstances et des besoins de leur population.» Un relativisme recommandé aux États et qui tranche avec la portée de ses avis, lorsqu’ils sont repris par la CEDH et obtiennent, par ce biais, une portée normative fort contraignante. On notera à ce titre que c’est à partir de l’avis de la Commission de Venise sur «la situation en Pologne» que la Commission européenne a décidé, en mars 2016, de placer sous surveillance le pays de Solidarnosc.
Comme le montre le conseiller d’État Bertrand Mathieu, dans un ouvrage qu’il faut lire Le droit contre la démocratie?, la Commission de Venise n’exclut pas que, demain, le contrôle de constitutionnalité «devienne un élément du patrimoine commun constitutionnel à tout le continent». Après l’uniformisation des mœurs et des valeurs pour favoriser l’avènement d’une «société européenne», l’uniformisation des contrôles de constitutionnalité, afin que nul État ne puisse faire valoir les spécifiés de son ordre constitutionnel face au juge européen? La CEDH joue déjà, de fait, le rôle de juge fédéral, dans la mesure où sa jurisprudence est aujourd’hui largement reprise par le juge constitutionnel national, qui l’impose ensuite au Législateur. Un rôle de fait problématique, puisque la CEDH, qui n’est pas une instance démocratique, élue, se donne un pouvoir d’interprétation ne connaissant, lui, aucune limite. Pensons à la décision Marcks, du 13 juin 1979, à travers laquelle la CEDH estime que la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 doit s’interpréter «à la lumière des conditions d’aujourd’hui.» Pensons également à la décision Rees du 17 octobre 1986, depuis laquelle la CEDH se donne le pouvoir «d’adapter les droits reconnus par la Convention à l’évolution des mœurs et des mentalités, ou même de la science».
L’affirmation de la Commission européenne sur le terrain des valeurs s’inscrit donc dans un paysage institutionnel européen sans cesse remodelé par des avis et des décisions rendus dans le vase clos des prétoires.
L’affirmation de la Commission européenne sur le terrain des valeurs s’inscrit donc dans un paysage institutionnel européen sans cesse remodelé par des avis et des décisions rendus dans le vase clos des prétoires. Au gré de cette lente et constante mutation, l’État de droit a changé de nature. Il n’est plus simplement chargé de veiller à la sauvegarde des droits fondamentaux, il vise à les étendre, à «ouvrir l’espace le plus grand possible aux libertés individuelles», rappelle un rapport de l’Assemblée nationale consacré en 2018 à cette notion. Il ne donne plus simplement aux juges le soin de fixer le champ d’intervention légitime du politique, il étend le champ d’intervention légitime du juge… au point de donner à ce dernier un rôle décisif dans le processus d’édification des normes collectives. Formé à l’Université de Yale et professeur de droit et de science politique à l’Université de Toronto, Ran Hirschl estime que les régimes occidentaux, en transférant «un pouvoir sans précédent des institutions représentatives aux systèmes judiciaires», ont mis sur pied des régimes de nature «juristocratique», dominés par une «coalition d’innovateurs juridiques tournés sur eux-mêmes», déterminant «le calendrier, l’ampleur et la nature des réformes constitutionnelles» et qui, «tout en affirmant soutenir la démocratie (…), tentent d’isoler les décideurs politiques des vicissitudes de la politique démocratique». D’après l’auteur de Towards Juristocracy, le terrain des «valeurs» est particulièrement propice au déploiement des ces régimes, que l’on définira sobrement à l’aune du mouvement qu’ils augurent: le passage d’un pouvoir par le droit à un «pouvoir du droit», sur fond de montée en puissance des cours de justice.
Prenons le cas de l’évolution du Conseil constitutionnel en France. Ce dernier n’est plus seulement chargé de censurer les lois jugées non-conformes à notre Constitution, il est à même de donner une «valeur constitutionnelle» à des principes abstraits, de convertir des idéaux en droits. Ce fut notamment le cas en 2018, où le principe de «fraternité» fut constitutionnalité suite à une «Question prioritaire de constitutionnalité» (QPC) déposée par des associations d’aide aux migrants et deux citoyens condamnés pour avoir aidé des personnes en situation irrégulière à séjourner en France. La constitutionnalisation du principe de «fraternité» protège l’individu qui s’en réclame, mais quid de la communauté nationale? Dans la mesure où le franchissement indu de sa frontière n’est plus fondamentalement passible de poursuites, n’en ressorte-elle pas fragilisée? La notion de «fraternité» ainsi étendue à l’humanité fait, sans le dire, du juge non plus le sourcilleux gardien de la lettre constitutionnelle mais une force créatrice de nouveaux droits individuels et de normes touchant à des domaines (comme ici sur l’immigration) autrefois réservés aux institutions représentatives du peuple souverain.
La critique du «juristocratisme» - de l’affirmation en Occident (Canada, Nouvelle-Zélande, Israël, UE…) d’une conception plus idéologique que juridique de l’Etat de droit - devrait davantage retenir l’attention du politique, y compris en France. Lorsque l’ancienne présidente du Tribunal de Grande instance (TGI) de Paris déclare, comme en 2014, qu’il «appartient aux juges d’adapter le droit aux attentes du corps social», on aimerait lui répondre qu’en démocratie ce rôle revient au politique, aux représentants du peuple. Lorsque la Cour de Cassation déclare, comme en 2011, que les cours de justice doivent désormais suivre la jurisprudence de la CEDH, «de préférence aux lois nationales», une question s’impose: n’assistons-nous pas à l’affirmation subreptice d’un régime post-démocratique, où la production de la norme échappe au contrôle des citoyens? Lorsque la Commission de Venise affirme que «le bon fonctionnement d’un régime démocratique repose sur sa capacité d’évolution permanente», n’est-on pas tenté de paraphraser le philosophe José Ortega y Gasset, et de rappeler que «le droit à la continuité historique» est le premier des droits de l’homme ; que tout peuple repose sur un socle de mœurs et de valeurs stables?
Le devenir de la démocratie comme régime de décision fondé sur le suffrage populaire est remis en question par l’avènement du « Léviathan judiciaire » européen.
Le tour juristocratique que prend l’Europe lance un défi particulier aux partis conservateurs, traditionnellement attachés à l’autorité du politique, à la famille et à l’héritage culturel des sociétés. Il rappelle la nécessité pour ces partis de sortir d’une attitude bien souvent spectatrice, les condamnant à subir le «mouvement», l’«évolution», le «changement» que les minorités organisées (associations, ONG…) mettent à l’agenda du «Progrès».
Plus fondamentalement, c’est le devenir de la démocratie comme régime de décision fondé sur le suffrage populaire que l’avènement du «Léviathan judiciaire» européen remet en question. Relisons à ce sujet les mots du père du contrôle de constitutionnalité en Europe, Hans Kelsen, pour qui le pouvoir constituant devait absolument éviter la «phraséologie», consistant à «écrire des valeurs et des principes vagues tels que liberté, égalité, justice ou équité qui pourraient conduire un tribunal constitutionnel à annuler une loi au motif qu’elle est simplement injuste ou inopportune.» Car dans ce cas, concluait-il, «la puissance du tribunal serait telle qu’elle devrait être considérée comme simplement insupportable».
Par peur de la puissance historique du politique, nous avons érigé la puissance nouvelle du tribunal. Pas sûr que cela constitue un progrès, surtout dans un contexte européen où les peuples pressent leurs dirigeants de «reprendre le contrôle» («to take the control back», disaient les Britanniques au moment du Brexit), y compris sur le terrain culturel, pour préserver la cohésion de ces diverses modalités de l’existence européenne que sont nos nations.
Diplômé de l’Institut des hautes européennes (IHEE) de Strasbourg, Max-Erwann Gastineau est l’auteur d’un premier essai remarqué, Le Nouveau Procès de l’Est, publié l’an dernier aux éditions du Cerf
Source : https://www.lefigaro.fr/vox/