Réforme de l’ENM : Éric Dupond-Moretti n’aime pas les magistrats…, par Philippe Bilger.
Une avocate à la tête de l'Ecole nationale de la magistrature
Le garde des Sceaux a proposé au président de la République Maître Nathalie Roret, actuellement vice-bâtonnière de l’Ordre des avocats de Paris, comme directrice de l’École nationale de la magistrature (ENM). Emmanuel Macron, qui semble jouir des foucades de son ministre, va certainement valider cette étrange nomination.
Pour régler d’emblée le problème, j’apprécie la personnalité de Me Roret, que je trouve très aimable et pondérée, et j’avais d’ailleurs modestement milité pour la victoire du bâtonnier Olivier Cousi avec lequel elle faisait équipe. Le garde des Sceaux la qualifie de « femme d’exception », en tout cas suffisamment remarquable pour que sa place, son talent et son influence soient maintenus là où ils devaient être.
Mais comment ne pas s’interroger sur cette nouvelle provocation d’Éric Dupond-Moretti, plus grave que celle où, manquant d’impartialité, il a décidé d’ordonner de sa propre initiative une enquête administrative contre trois magistrats du PNF dans l’« affaire des fadettes » le concernant pourtant directement, ainsi que quelques autres avocats.
Avocat, il avait exprimé son désir de voir supprimer l’ENM. Il ne va pas aller jusque-là, mais il explique le choix de cette avocat comme le début d’une formation commune entre avocats et magistrats. Ce n’est pas sérieux.
Sa volonté déjà connue de nommer à la tête de l’ENM un non-magistrat n’était pas absurde en elle-même – j’aurais pu l’approuver selon certaines modalités -, mais la manière dont il a engagé le processus montre à quel point, dans une continuité belliciste à l’encontre de la magistrature, il recommence à la détester après l’accalmie de convenance due à ses débuts ministériels. Il s’est résolu, en pleine conscience, à opérer le pire choix qui soit : il va remplacer le corporatisme possible des futurs juges par le corporatisme certain, bien plus délétère que le nôtre, du barreau.
On pouvait évidemment opter pour la nomination d’un magistrat ferme, lucide et courageux, fier de la magistrature mais conscient de ce que l’école doit apporter sur tous les plans à des auditeurs de justice : droit, culture, savoir-vivre, respect du barreau, souci du citoyen. Rien n’aurait interdit de donner à ce nouveau directeur une feuille de route et des orientations qui auraient moins conduit les futurs magistrats à se gratifier narcissiquement qu’à être vigilants à l’égard de ce qu’ils avaient à apporter à la société.
On pouvait imaginer une telle solution. Un changement interne.
S’il convenait de nommer une femme, dans l’espace qui peu ou prou aurait été concerné par l’École et ses impératifs juridiques, judiciaires et démocratiques, il aurait été aisé de trouver une personnalité remarquable qui ne soit pas du barreau. J’en ai plusieurs dans la tête, mais mon rôle n’est pas de me faire le DRH de l’ENM.
Si la nomination n’avait pas à s’embarrasser d’une quelconque préoccupation paritaire, il va de soi que le garde des Sceaux et le Président auraient pu aisément valider une sélection qui, par exemple, aurait réuni chez tel ou tel la compétence juridique et la talent managérial, le sens de la modernité et le culte de la tradition, la lucidité heureusement équidistante entre l’excès de révérence à l’égard des futurs magistrats et l’outrance critique contre les avocats.
Mais le pire choix était celui d’un avocat.
Pourquoi ?
Parce que, dans des relations incontestablement troublées et suspicieuses entre barreau et magistrature, c’est une idée saugrenue de nommer, pour les apaiser, l’une des parties au procès.
Parce que je n’ai jamais relevé que les formations mises en œuvre par le barreau à Paris, à Issy-les-Moulineaux et dans les barreaux de province – j’en ai fait l’expérience -, soient à ce point exceptionnelles qu’elles puissent rassurer sur le futur.
Parce que, sauf à prétendre persévérer dans l’obsession d’humilier les auditeurs de justice et les promotions à venir, il est pour le moins maladroit de nommer une autorité bordelaise qui ne sera pas naturellement acceptée et suscitera une polémique et un procès en illégitimité qui, j’en suis persuadé, dureront. Comment peut-on s’imaginer qu’on accueillera avec enthousiasme, à Bordeaux, un barreau érigé en maître et dont un représentant éminent devenu ministre n’a cessé de vanter la supériorité sur la magistrature, cette dernière constamment dénigrée par ses soins ?
Parce que les auditeurs de justice ne sont pas des enfants qu’on peut faire passer, au gré politique et selon les détestations professionnelles, d’un côté ou de l’autre, d’une vision hémiplégique à une autre, d’un climat judiciaire les surestimant trop peut-être, à un camp, aussi urbain qu’il soit, visant à les rééduquer. Quel mépris, quelle humiliation pour eux de se voir ainsi ostracisés au sein de leur propre famille ou sans qu’un tiers leur ait au moins donné l’assurance d’une identité respectée !
Nommer un avocat à la tête de l’ENM est autant une machine de guerre que si on recrutait des magistrats pour diriger les écoles de formation du barreau, qui d’ailleurs ne l’accepterait pas. Ce qui serait impossible pour lui devrait-il être imposé à la magistrature ?
Il y avait beaucoup de choix possibles. Éric Dupond-Moretti s’est résolu sans état d’âme à opter pour le pire. Il aime la bagarre, certes, mais il est paradoxal de mener la lutte contre ceux dont on doit servir la cause.
Ainsi, un vrai corporatisme va en remplacer un autre. L’ENM qu’on aurait dû encore davantage réformer, et les auditeurs qui y travaillent, vont devoir résister. Et la magistrature dans son ensemble avec eux.
Ce sera la première fois que je louerai la défense noble de leurs intérêts et de leur destin judiciaire. Ce corporatisme-là aura du bon.